La science nous trompe-t-elle?
Trois métaphores, celles du stréréoscope, du grand angulaire et de la chaîne d'arpenteur, nous aident à acquérir l'esprit critique face à trois grandes illusions.
«Comment une démocratie peut-elle fonctionner, sinon de plus en plus à vide, quand le citoyen est disqualifié par l'expert. »
Ces propos d'Edgar Morin rejoignent ceux du physicien Jean-Marc Lévy-Leblond: «Comme l'alphabétisation littéraire a été la clef de la démocratisation politique, l'alphabétisation scientifique est la clef de la démocratisation technologique. Il n'y a pas de progrès de la liberté qui ne passe par un progrès de la culture.» (La Recherche, juin 1984) C'est dans cet esprit que L'Agora aimerait vous proposer un voyage dans l'univers de la science. Pour garder notre sens critique en alerte nous aurons besoin de quelques instruments.
Le stéréoscope
Un stéréoscope d'abord, pour donner du relief à notre vision linéaire du progrès scientifique. En effet, vu de l'extérieur, le progrès scientifique semble se dérouler comme un ruban continu, comme une accumulation de connaissances dont chacune vient agrandir le bassin du savoir déjà acquis. Mais il n'en est rien. Je comparerais plutôt le progrès scientifique à une valse à trois temps: deux pas en avant, un pas en arrière et, soudain, un ou quelques danseurs exécutent l'un de ces merveilleux pas de côté qui surprennent tout le monde. Cette nouvelle figure, souvent inspirée d'une tout autre danse, ne s'intègre pas nécessairement tout de suite dans la chorégraphie déjà bien rodée; mais à force de s'imposer par sa rigueur et sa beauté, elle est finalement reconnue. Dès lors, toute une troupe de danseurs s'appliquent à peaufiner cette nouvelle arabesque pour enrichir l'ensemble de la chorégraphie.
Cette métaphore pourra rappeler à certains lecteurs la théorie exposée par Thomas S. Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques, et ils n'auront pas tort. Cependant, j'aimerais préciser que ma conception du progrès scientifique s'inspire aussi d'autres auteurs tels Karl Raimund Popper, Paul Feyerabend, Fritjof Capra et, surtout, de l'un des plus grands penseurs du XXe siècle, Arthur Koestler.
Le grand angulaire
Le deuxième instrument dont nous devons nous munir est un objectif grand angulaire qui nous permettra d'observer la totalité du champ dans lequel la science évolue. En effet, on ne saurait isoler la science de son contexte historique, politique, économique et culturel sans perdre de vue l'essence de son développement. De nombreux savants ont eu maille à partir avec les autorités religieuses de leur époque, les idées qu'ils défendaient étant considérées comme sacrilèges. Ainsi, Giordano Bruno laissa sa vie sur le bûcher de l'Inquisition et Galilée, peut-être moins courageux, consentit à renier publiquement ses convictions; tous deux avaient osé mettre en question le géocentrisme de Ptolémée et la cosmologie d'Aristote, que l'Église avait fait sienne. Les autorités politiques n'ont jamais montré beaucoup plus de retenue dans leurs interventions au niveau de la recherche scientifique. Si vous en doutez, je vous recommande de lire Les Barons de l'atome, de Peter Pringle et James Spigelman, qui raconte la terrifiante histoire du projet Manhattan et du développement des puissances nucléaires.
On pourrait penser qu'une intervention aussi directe de l'État et de l'armée dans une activité scientifique est rarissime, mais Staline a imposé à la communauté scientifique soviétique les théories du moujik horticulteur Vladimir Lyssenko parce qu'elles cadraient mieux avec l'idéologie socialiste. Son principal adversaire, l'aristocrate Nicolas Vavilov, qui défendait les théories génétiques de Mendel, fut arrêté et déporté dans un camp de concentration! Et pour ceux qui seraient tentés de croire qu'ici la science échappe à toute influence, il suffit de rappeler que les décisions en matière de recherche et de développement technologique font rarement l'objet de débats dans la population. Or, derrière les divergences entre les expertises écologiste, électro-nucléaire et hydro-électrique, ce sont des visions du monde qui s'affrontent. Cet exemple, situé dans le contexte de la guerre économique que se livrent les nations armées de leur compétitivité, permet de deviner la présence de puissants lobbies technologiques dans l'entourage des décideurs. Il y a lieu de se demander avec Edgar Morin: «Comment une démocratie peut-elle fonctionner, sinon de plus en plus à vide, quand le citoyen est disqualifié par l'expert?»
La chaîne d'arpenteur
Il nous faut aussi reconnaître les limites du domaine scientifique. À cette fin, une chaîne d'arpenteur nous sera très utile. La religion a longtemps fourni au peuple une explication du monde et des règles lui permettant de vivre en harmonie les uns avec les autres. Puis, la science a pris la relève en dévoilant les lois qui régissent la Nature et en donnant à l'homme un moyen de la maîtriser. Les scientifiques ont ainsi déclassé les prêtres et sont devenus «ceux qui savent». On a tendance à leur demander à ce titre leur avis sur des sujets qui ne relèvent pas nécessairement du domaine de leur compétence. Ainsi, un Prix Nobel de physique peut faire une analyse fort pertinente d'un problème social, mais son appartenance à l'élite scientifique ne lui confère aucune autorité en cette matière. La science n'explique pas tout, comme l'a si bien dit Erwin Shroedinger: «L'image scientifique du monde réel qui m'entoure est très déficiente. Elle procure quantité d'informations basées sur des faits, classe toute notre expérience dans un ordre merveilleusement logique, mais elle garde un silence spectaculaire sur tout ce qui nous importe réellement. Elle ne nous dit pas un mot sur le rouge et le bleu, sur l'amer et le doux, sur la douleur et le plaisir; elle ne sait rien du beau et du laid, du bon et du mauvais, de Dieu et de l'éternité.»
Vous avez peut-être déjà entendu cette formule rendue célèbre par le sémanticien Alfred Korzybski: «La carte n'est pas le territoire, et le nom n'est pas la chose nommée». Si nous assimilons la science à une carte et la réalité au territoire, nous voyons apparaître la limite intrinsèque de la science. Pourtant, d'éminents savants contemporains, comme Stephen Hawking, prétendent que «l'ultime but de la science est de fournir une théorie unique qui décrive l'Univers dans son ensemble.» (Une brève histoire du temps, Flammarion) Certains autres chercheurs choisissent plutôt de morceler le problème. Il en est ainsi de l'approche bootstrap en physique des particules, introduite par Geoffrey Chew, professeur à l'Université de Berkeley en Californie. «Le fondement de l'approche bootstrap est l'idée que la nature ne peut être réduite à des entités fondamentales, comme des blocs de matière, ni à aucune loi, équation ou principes fondamentaux. L'univers est vu comme un tissu dynamique d'événements interreliés.» (Entrevue avec Fritjof Capra dans Ken Wilber, Le paradigme holographique, Éditions Le Jour.)
Comme l'a précisé Chew : «Un physicien qui est capable de considérer sans favoritisme un nombre indéterminé de modèles différents partiellement réussis est automatiquement un partisan
de l'approche bootstrap». Cette philosophie se rapproche de celle d'un moine bouddhiste thibétain cité par Fritjof Capra: «Dès que vous comprenez la nature approximative de tous les concepts, alors vous pouvez vraiment les aimer, parce que vous les aimez sans attachement». Le conte hindou des savants aveugles et de l'éléphant est une amusante métaphore décrivant la réalité par modèles approximatifs.
Enfin, comme vous pouvez le constater, même en science, tout n'est pas noir ou blanc. Les sujets de débats sont nombreux et les combats parfois impitoyables. Ces controverses sont aussi nécessaires à l'évolution des idées scientifiques que la différence de potentiel l'est au passage du courant électrique.