Les défis de la liberté de presse face à l'État profond

Andrée Mathieu

NDLR. Ce texte a été écrit en 2017 peu après l'élection de Donald Trump à la présidence américaine. L'homme d'affaires détonnait alors par son indépendance face aux élites politiques et économiques et laissait présager qu'il pourrait être celui qui "nettoierait les écuries d'Augias" à Washington. En 2024, le monde n'a plus d'illusions sur les valeurs réelles de celui qui veut venger sa défaite de 2020 et distribuer les clés du pouvoir aux oligarques qui l'ont soutenu financièrement pendant sa campagne. Malgré le manque de recul historique, cet article d'Andrée Mathieu demeure pertinent par l'étendue du travail de recherche et de documentation. L'auteure révèle les jeux de coulisse et les alliances, encore plus dangereuses aujourd'hui qu'en 2017, entre le GOP, l'armée américaine et le Big Tech.

La société est devenue folle !  Les citoyens s’invectivent de gauche à droite et on ne voit pas beaucoup plus de sagesse d’un côté que de l’autre. Même les modérés sont en train de perdre la boussole. Mon exemple préféré de la folie ambiante nous a été fourni par la chaine de télévision sportive ESPN. Un jeune animateur américain d’origine chinoise qui devait commenter le match local d’ouverture de la saison de football à Charlottesville s’est vu retirer des ondes parce qu’il porte le nom de… Robert Lee. ESPN craignait de froisser son auditoire en évoquant le nom du général sudiste, héros de la Guerre de Sécession. Cette anecdote, qui a fait le tour du monde[1], serait drôle à mourir si elle ne trahissait pas une amplification pathétique de la rectitude politique.

Dans cette atmosphère, il est de bon ton de détester et diaboliser le président Trump, après tout il est vulgaire et nous aimons bien penser que nous ne le sommes pas, alors pas question d’en dire le moindre bien.  Mais au-delà du personnage et même s’il est probable que la plupart des gens d’extrême droite ont voté pour lui (ils n’allaient tout de même pas voter démocrate !), il est faux de prétendre que tous les électeurs de Donald Trump sont des idiots et des extrémistes. Parmi eux, il y a ceux qui ont espéré que l’homme d’affaires excentrique qui leur a promis de nettoyer les écuries d’Augias (drain the swamp), pourrait réellement débarrasser Washington des « élites » qui ont transformé la Maison Banche en village Potemkine. Car Washington n’est plus qu’un trompe-l’œil à des fins de propagande.

L’idée d’écrire cet article m’est venue en lisant un texte de Glenn Greenwald intitulé What’s worse : Trump’s Campaign Agenda or Empowering Generals and CIA Operatives to Subvert it ?[2] Le célèbre journaliste fondateur de The Intercept fait remarquer que, pendant la campagne électorale, Donald Trump s’est attaqué aux principes sacrés fondant le consensus bipartisan qui règne à Washington depuis longtemps, exaspérant ainsi « les néolibéraux et néoconservateurs gardiens de ce consensus, ainsi que le réseau tentaculaire d’agences, de groupes de réflexion, d’institutions financières et de médias utilisés pour mettre en œuvre leur agenda politique (CIA, NSA, Institut Brookings (sciences sociales) et celui de l’Entreprise indépendante, Wall Street, Silicon Valley, etc.) ». Nous allons nous intéresser aux trois principales composantes de ce réseau, que déjà bien avant Trump on surnommait l’état profond (Deep State), ainsi qu’à la synergie inquiétante qu’elles ont développée.

Le Département tentaculaire de la défense et ses nombreuses agences

Peu importe ce qu’on peut penser de Steve Bannon, son congédiement ou sa démission a permis aux militaires de prendre le contrôle de la Maison Blanche. Un journaliste du Washington Post[3] s’est même réjoui que les généraux John Kelly, Herbert McMaster et James Mattis viennent rétablir l’ordre au sein du Gouvernement. Ces généraux « servent leur pays de façon à sauvegarder la démocratie et la Constitution au risque de mettre leur nom et leur réputation en jeu », a-t-il écrit. Niant l’existence de l’état profond, des journalistes et des citoyens appellent l’armée américaine à délivrer la République de son gouvernement élu ! Drôle de démocratie… Pour l’ancien agent des services secrets britanniques (MI6) Alastair Crooke, « le leadership civil a cédé sa place à l’armée »[4].

La communauté du renseignement militaire est devenue si importante, si complexe et si secrète que personne ne sait plus combien elle coûte, combien de gens elle emploie, combien elle compte de programmes ou combien de ses agences font double emploi. En 2010, un dossier à ce sujet intitulé Top Secret America : A hidden world, growing beyond control[5] a été publié dans le Washington Post par la journaliste d’enquête Dana Priest et son collègue William M. Arkin, recherche qui leur a mérité le prestigieux Prix Pulitzer. Dans cet extraordinaire document, on apprend notamment que quelque 1271 organisations gouvernementales et 1931 compagnies privées travaillent sur des programmes reliés au contre-terrorisme, à la sécurité intérieure et au renseignement sur environ 10 000 sites sur le territoire américain. Plus de 850 000 personnes détiennent une habilitation de sécurité « top secret », soit plus que la population de Washington. Plusieurs agences de sécurité et de renseignement exécutent le même travail, créant de la redondance et du gaspillage. Par exemple, 51 organisations fédérales et commandements militaires, travaillant dans 15 villes américaines, surveillent les flux d’argent destinés aux réseaux terroristes. Les experts chargés de l’analyse des documents et des enregistrements de conversations obtenus par espionnage domestique ou étranger publient de l’ordre de 50 000 rapports de renseignement par année, une quantité si énorme qu’ils sont presque systématiquement ignorés. Le lieutenant général John R. Vines, qui a commandé jusqu’à 145 000 militaires en Irak, a fait cette affirmation aux journalistes du Post : « Je ne connais aucune agence avec l’autorité, la responsabilité et les processus nécessaires pour coordonner toutes ces activités inter-agences et ces opérations commerciales. La complexité de ce système défie la description ». Dans une autre entrevue au Post, Leon Panetta, alors directeur de la CIA, reconnaissait que « les niveaux de dépense depuis le 9 septembre 2001 ne sont pas soutenables ». Par exemple, la DIA (Defense Intelligence Agency) est passée de 7 500 employés en 2002 à 16 500 en 2010.

L’agence de presse Reuters rapporte[6] que selon l’Inspecteur général du Département de la défense, en 2015 l’armée américaine a dû faire pour $6,5 billions ($6500 milliards !) d’ajustements comptables pour créer l’illusion que ses livres balançaient. En outre, les employés du Service des finances et de la comptabilité de la Défense ou DFAS (Defense Finance and Accounting Services) n’ont pas pu établir un état financier précis à la fin de l’exercice parce qu’au-delà de 16 000 fichiers de données s’étaient volatilisés de leur système informatique. Selon le rapport de l’Inspecteur général « il n’y a aucun moyen de savoir comment le Département de la défense, qui représente plus de la moitié du budget américain, dépense l’argent des contribuables ». « Où va l’argent ? Personne ne le sait » dit Franklin Spinney, un analyste retraité du Pentagone cité par Reuters.

Répondez sérieusement. Si vous étiez parmi les payeurs de taxes de classe moyenne aux États-Unis, n’auriez-vous pas vous aussi été tentés de donner une chance à un candidat qui vous promettait de faire le ménage ? 

Goldman Sachs et autres oligarques de Wall Street

Michael Krieger[7] est un ancien analyste financier de Wall Street recyclé en blogueur indépendant parce que son travail ne correspondait plus à ses valeurs. Il a été témoin de la carrière de Donald Trump car il a grandi et travaillé à New York avant de s’établir au Colorado. Son blogue Liberty Blitzkrieg offre des points de vue intéressants sur le monde des affaires et ses interactions dans le système complexe mondial. 

Selon Krieger, la vision d’un promoteur new-yorkais milliardaire typique est pleine de priorités mais le peuple n’en fait pas partie. « Le départ de Steve Bannon a fait tomber le masque populiste de l’administration Trump. On se retrouve sous la présidence de Goldman Sachs avec un prête-nom irréfléchi, autoritaire et susceptible comme fer de lance», écrit Krieger dans un texte intitulé Donald Trump Finally Comes Out of the Closet[8]. Bannon était à couteaux tirés avec plusieurs conseillers du président qu’il appelait « les mondialistes », parmi lesquels on trouve le gendre de Trump, Jared Kushner, le banquier d’affaires et directeur du Conseil économique national Gary Cohn et le conseiller à la Sécurité nationale H. R. McMaster.

D’après Mike Krieger, « Goldman Sachs à la tête des politiques économiques de Donald Trump, c’est peut-être l’aspect le plus inquiétant de sa présidence en ce qui regarde les impacts négatifs sur les citoyens de classe moyenne… »[9]. Prenons, par exemple, la loi Glass-Steagall qui séparait les banques de dépôts, plus prudentes de nature, des banques d'affaires au goût du risque élevé, et qui a été abrogée par l'administration de Bill Clinton en 1999. Durant la campagne présidentielle, Trump a dit qu’il souhaitait rétablir une version « 21ème siècle » de cette loi[10]. Cependant, un article de Bloomberg[11] révèle que Wall Street ne l’a pas pris très au sérieux. Certains cadres de Wall Street pensent que si la Maison Blanche veut réellement une nouvelle version de Glass-Steagall, cette dernière ne fera que supprimer les règles pour les plus petites banques sans démembrer les grandes. Les grosses banques américaines désirent plutôt que le président assouplisse les exigences en capitaux qui limitent leur effet de levier (recours à l’emprunt pour financer l’investissement), qu’il diminue la pression qu’exercent les tests de résistance (exigés par la loi Dodd-Frank[12] adoptée sous l’administration Obama) qui ont pour but de les aider à survivre dans l’éventualité d’une autre crise financière et qu’il affaiblisse la règle Volcker visant à limiter les investissements spéculatifs, comme ceux qu’a fait Goldman Sachs en pariant sur la baisse de la valeur des subprimes tout en encourageant ses clients à en acheter. La crise de 2008 a conduit à la perte de 2,6 millions d'emplois, à une contraction de plusieurs centaines de milliards de dollars, à une chute des prix de l'immobilier et à une réduction « spectaculaire » du patrimoine des ménages américains. 

Il faut lire le remarquable article publié par The Intercept au titre évocateur Government by Goldman : Gary Cohn Is Giving Goldman Sachs Everything It Ever Wanted From the Trump Administration[13]. Les journalistes Gary Rivlin et Michael Hudson y expliquent le rôle de Goldman Sachs, en particulier de Gary Cohn, dans la crise financière de 2008 ainsi que son influence dans le cabinet de Donald Trump. Lisez ce texte, puis regardez l’excellent film The Big Short[14] (Le Casse du siècle) et Wall Street n’aura plus de secret pour vous.

Le fait que le président Trump se soit entouré de deux anciens cadres de Goldman Sachs, Steven Mnuchin comme secrétaire du Trésor et Gary Cohn comme conseiller économique, et que son administration ait nommé des amis de Wall Street comme régulateurs constitue, selon Mike Krieger, « un gigantesque doigt d’honneur au public américain ». La populaire sénatrice démocrate du Massachussetts, Élizabeth Warren, qui ne manque certes pas d'humour, a même plaisanté qu'il y a "suffisamment d'anciens cadres de Goldman Sachs à la Maison Blanche pour ouvrir une succursale"[15].

Pourtant, de nombreux citoyens américains ont voté pour le candidat Trump parce qu’il a promis une réforme économique en leur faveur. Ainsi, pendant la campagne présidentielle[16], il ciblait entre autres Goldman Sachs quand il a dénoncé « un système truqué en faveur de l'élite mondiale, qui a volé notre classe ouvrière, dépouillé notre pays de ses richesses et mis l'argent dans les poches d'une poignée de grandes entreprises et de politiciens ». Il a râlé contre la délocalisation des entreprises américaines, allant jusqu'à les menacer d'imposer un tarif de 35% sur tous les biens importés aux États-Unis en provenance d'une compagnie ayant déplacé ses emplois à l'étranger. Il a promis une réforme de la fiscalité pour favoriser les travailleurs et insisté sur l'importance d'un ambitieux programme d'infrastructures. Il faut admettre qu'il y avait là de quoi séduire de nombreux électeurs...

Mais Gary Cohn, le principal conseiller économique du président qui, chez Goldman Sachs, a été au cœur de la crise financière, tient un tout autre discours, comme le rapportent les journalistes de The Intercept[17]. En novembre dernier, Cohn a expliqué à un groupe d'investisseurs que Goldman Sachs a expatrié ses employés de soutien administratif à Bangalore en Inde parce que "les employés là-bas travaillent pour une fraction du salaire des travailleurs américains" ! Au printemps dernier, Cohn et Mnuchin ont annoncé un plan fiscal plafonnant l’impôt sur les sociétés à 15%. Dans un de ses célèbres gazouillis[18] (tweet) Donald Trump écrivait récemment que la Chine a un taux d’imposition des entreprises de… 15%, que les États-Unis ont avantage à égaler pour demeurer compétitifs. Si ce plan avait été en vigueur, Goldman Sachs aurait payé $1,4 milliards de taxes en moins l'an dernier. Enfin, Gary Cohn, flairant une autre bonne affaire dans le plan d'infrastructures du président, lui a suggéré que leurs partenaires de l'industrie privée pourraient aider le gouvernement à régler ce problème sans creuser davantage la dette publique. Nul besoin de préciser que cette suggestion a plu à ses anciens collègues du département du Secteur public et des infrastructures chez Goldman Sachs. Certains qualifient Cohn de « conflit d'intérêt ambulant ».

Le journaliste du magazine Rolling Stone, Matt Taibbi, compare Goldman Sachs à « une pieuvre enrobant la face de l'humanité et qui étend constamment ses tentacules sur tout ce qui a l’odeur de l'argent ». Pas étonnant que la grogne s'installe chez les supporteurs du président !

Les ploutocrates de Silicon Valley

Une philosophie impérialiste 

« Auteurs de discours ambitieux sur une planète 100% connectée où ils seraient capables de se substituer aux États dans tous les domaines, les mastodontes comme Facebook, Alphabet, Microsoft ou Apple ont en plus les moyens de leur mise en œuvre. Pas de quoi rassurer les défenseurs d’un modèle social et solidaire »[19] peut-on lire sur le site de Libération. C’est que les ploutocrates de Silicon Valley se proposent de « changer le monde » par le numérique, rien de moins. Facebook et Google sont les nouveaux pouvoirs coloniaux. Pas étonnant qu’ils aient réagi si fortement à la proposition de Steve Bannon d’en faire des services publics, car ils sont tout sauf cela.

Dans un excellent article publié dans la revue Fast Company[20], le journaliste techno Gregory Ferenstein présente quelques résultats d’une enquête qu’il a effectuée auprès de 129 fondateurs de start-ups de Silicon Valley pour connaître leur philosophie. En résumé, les gourous du numérique combinent l’obsession méritocratique des libertariens et le collectivisme des libéraux. D’une part, ils méprisent les organisations de travailleurs qui, selon eux, font grimper les coûts, diminuer la productivité et politisent le travail. D’autre part, ils aiment bien que les gouvernements investissent dans les citoyens, cela permet à ces derniers d’être plus créatifs. Car les utopistes de Silicon Valley croient au salut par l’innovation. Alors, ils sont en faveur des investissements publics en santé et en éducation et, comme ils croient que tout ce que l’on fait a une influence sur les autres (interdépendance), ils croient justifiées les interventions du gouvernement dans les décisions personnelles des citoyens, notamment dans les choix affectant leur santé.

De façon générale, les créateurs de start-ups sont optimistes. Comme dit Mark Zuckerberg, « Je pense qu’il faut l’être quand on est un entrepreneur ». Cet optimisme repose sur deux présupposés philosophiques :

1. à long terme, le changement est presque toujours positif ;

2. les conflits d’intérêts entre les citoyens, le gouvernement, les entreprises ou les pays étrangers n’existent pas.

Les fondateurs croient que tous les problèmes sont des problèmes d’information. Par exemple, ils pensent qu’on devrait préférer le partage de renseignements à la protection de la vie privée et que seul le dialogue peut résoudre les conflits entre ennemis militaires. Ils font de la transparence (pour les autres) une panacée. Par ailleurs, un investisseur dans les hautes technologies a expliqué à Ferenstein pourquoi il est d’avis que la réalité virtuelle pourrait résoudre des siècles de guerres religieuses et d’inégalités sociales : « Si un milliardaire avait la possibilité de vivre pendant une journée la vie d’un sans-abri, il pourrait avoir plus d’empathie pour les personnes dans cette situation ». Sont-ils naïfs ou idéalistes ?

 La majorité des personnes ayant participé à l’enquête de Ferenstein croient que la source des solutions se trouve chez les citoyens. Cependant, elles ne croient pas que tous les citoyens peuvent contribuer également, alors elles sont favorables à l’égalité des chances mais pas à celle du traitement. Les créateurs de start-ups sont élitistes. 

Enfin, les fondateurs pensent que le gouvernement doit être géré comme une entreprise ; ils préfèrent la collaboration internationale à la souveraineté des pays ; ils sont presque unanimement en faveur des accords de libre-échange et de l’ouverture des frontières à l’immigration, car ils croient que c’est la voie de la paix ; plusieurs croient même que l’urbanisation est un impératif moral, car la densité et la diversité favorisent l’innovation.

 En somme, pour emprunter l’expression d’Erwan Cario sur le site de Libération[21], les gourous de Silicon Valley multiplient les deus ex machina tels l’intelligence artificielle, la robotique, la réalité virtuelle et augmentée, les biotechnologies et même l’exploration de l’espace pour entraîner l’humanité dans la direction qu’ils ont choisie.

 Certains ploutocrates de Silicon Valley se proposent de réinventer le parti démocrate à partir d’un groupe appelé Win the Future[22] lancé par le co-créateur de Zynga Mark Pincus et du co-fondateur de LinkedIn Reid Hofman. L’organisation se décrit comme « pro-sociale, pro-planète et pro-entreprises »[23]. On remarque que depuis l’élection de Donald Trump, Silicon Valley s’intéresse de plus en plus à la politique. Le meilleur exemple de cette tendance est certes Mark Zuckerberg qui s’est entouré de l’équipe de campagne de Barrack Obama, visite chacun des 50 états américains et possède une équipe de 12 personnes et quelques photographes officiels pour soigner son image sur sa page personnelle. On dirait bien que Zuckerberg se prépare à devenir président des États-Unis. Michael Krieger[24], qui a parlé à plusieurs de ses amis pour tracer un portrait du jeune patron de Facebook, rapporte que son jeu vidéo préféré était Civilisation, dont l’objectif est d’ériger un empire durable, et qu’il était aussi amateur de Risk, un jeu de stratégie dont le but est ni plus ni moins que de s’emparer du monde. Krieger ajoute : « Croyez-le ou non, il a appliqué certaines des stratégies développées en jouant à ces jeux pour créer et gérer la formidable croissance de Facebook, organisant ses équipes comme il l’avait fait avec ses bataillons ». « Zuckerberg veut être empereur » est une expression qui revient souvent parmi les gens qui l’ont connu au fil des ans.

Un système économique « algorithmique »

Dans un article intitulé Feudalism and the Algorithmic Economy[25], l’écrivain, essayiste et auteur de science-fiction Thaddeus Howze décrit « un futur où votre efficacité sera mesurée par des machines et où vous serez sous-payés ». Il y a de plus en plus de travail à temps partiel, sur demande ou non planifié qui offre peu ou pas d’avantages marginaux tels une bonne assurance-santé, des congés de maladie ou des indemnités de vacances. 

Selon le spécialiste de la transformation numérique du travail Jean Pouly[26], le succès des plateformes d’échanges de compétences, comme LinkedIn, préfigure une nouvelle organisation internationale du travail. Il existe des plateformes numériques pour tout type de services, ou presque, services à domicile comme Task Rabbit, services de traduction comme Gengo ou services de livraison comme Deliveroo ou Uber, par exemple. Aux États-Unis, déjà plus d'un tiers des actifs (35 %) ont adopté ce modèle. De plus en plus d’économistes donnent le nom de « gig economy », ou économie collaborative, à cette économie des petits boulots où chacun serait libre de travailler où il veut et quand il veut.

« Est-ce une utopie ou une arnaque ? » se demande le spécialiste des marchés financiers, banquier d'affaires, et essayiste Marc Fiorentino[27]. Une maigre poursuite de $586,56 pourrait tirer la question au clair. En effet, un ancien livreur de GrubHub, Raef Lawson, se retrouve au centre d’une bataille légale pour déterminer si 1099 conducteurs travaillant pour les firmes GrubHub et Uber devraient être considérés comme des employés ou des entrepreneurs indépendants. Si Lawson gagne sa poursuite, c’est tout le modèle d’affaires de la « gig economy » qui sera remis en cause. Ce serait David terrassant Goliath.

Antonio Garcia Martinez, ancien gérant de projet chez Facebook, a été terrifié par la progression rapide et incessante de la technologie. Dans son livre intitulé Chaos Monkeys[28], qui est passionnant et teinté d’humour, il craint que les machines auront fait disparaître la moitié des emplois d’ici 30 ans, créant de la révolte et potentiellement des conflits armés. « Il y a 300 millions d’armes dans ce pays, un pour chaque homme, femme et enfant, et elles sont principalement dans les mains de ceux qui sont économiquement perdants », écrit-il. Dans un excellent documentaire de la BBC intitulé Secrets of Silicon Valley, le journaliste britannique, auteur et directeur du Centre d’analyse des médias sociaux Jamie Bartlett lui fait écho : « Derrière cette application de conception élégante ou cette astucieuse plateforme se cache une forme brutale de capitalisme qui exclut plusieurs gens parmi les plus pauvres de la société »[29]. Ainsi, très récemment, John Cryan, président de la Deutsche Bank, déclarait : « dans notre banque nous avons des personnes qui travaillent comme des robots (…) demain nous aurons des robots qui agiront comme des humains. Seule différence, évidente : le robot n’est pas payé, la personne si. » [30]

Dans le Monde diplomatique[31], Evgeny Morozov, chercheur américain critique du « webcentrisme » et du déterminisme technologique, explique que « le gratin des nouvelles technologies est devenu l’un des plus fervents soutiens du revenu garanti pour tous », car il permettrait aux citoyens de mieux s’adapter à la nature précaire des emplois. Mais, CBS News[32] se demande qui va payer pour le programme, car selon l’ONG Tax Foundation of Hawaï, par exemple, si chaque résident de cet état recevait $10 000 par année, il faudrait distribuer environ $10 milliards, ce que l’état d’Hawaï ne peut se permettre, car il doit payer $20 milliards pour les régimes de retraite non capitalisés. Le co-fondateur de Facebook Chris Hughes a fait un généreux don de $10 millions sur deux ans pour appuyer un programme de revenu garanti, mais le problème c’est que l’état hawaïen aurait besoin de 1000 fois cette somme à chaque année !

Une orientation néocapitaliste

 Netflix, Airbnb, Tesla, SpaceX, Uber, Dropbox, Pinterest, Snapchat et plusieurs autres sont ce qu’il est convenu d’appeler des licornes, ou des entreprises, souvent des start-ups, dont la valorisation à plus d’un milliard de dollars est sans commune mesure avec les profits qu’elles génèrent. Depuis 2015, le magazine Fortune établit une liste de licornes[33]. En 2016, on en comptait 153 dans le monde, parmi lesquelles Facebook, une super-licorne valorisée à plus de $100 milliards ($500 milliards le 27 juillet 2017)[34].

 Facebook

 Facebook est une entreprise dont le modèle d’affaires consiste à capturer et vendre l’attention des utilisateurs. Elle illustre parfaitement la maxime de l’ère de l’Internet selon laquelle « si le produit est gratuit, c’est que vous êtes le produit »[35]. Les véritables clients de Facebook ne sont donc pas ses abonnés, mais les publicitaires qui salivent devant sa capacité à rejoindre des auditoires ciblés. La stratégie de la compagnie est de tirer le maximum de revenus de publicité de la connaissance de ses abonnés. En quelque sorte, ces derniers travaillent pour Facebook en lui ajoutant de la valeur. Le géant du numérique a deux objectifs : la croissance et la monétisation. À partir de maintenant, la croissance va se faire principalement dans les pays en voie de développement. Dans le monde industrialisé, l’accent de Facebook est mis sur la monétisation. Depuis son entrée en bourse il y a cinq ans, la compagnie s’est transformée en véritable machine à imprimer de l’argent en tirant profit de sa taille. Mais ce n’est pas vraiment l’argent qui motive son fondateur, Mark Zuckerberg est un conquérant ; Martinez le compare à Alexandre le Grand.

Amateur de littérature classique capable de déclamer de longues tirades d'Homère, il a reçu une double formation en informatique et en psychologie. Il connaît donc parfaitement le fonctionnement de l’esprit humain en particulier la dynamique sociale de la popularité et du statut. Les gens désirent être vus à leur avantage et Facebook est le meilleur outil pour y parvenir. Ils aiment se comparer à d’autres gens comme eux, découvrir leurs réseaux sociaux et épater le monde. C’est cette caractéristique de Facebook qui a retenu l’attention de l’investisseur de capital de risque Peter Thiel. Ce dernier, qui a étudié la philosophie du xxe siècle à l'université Stanford, reconnaît avoir été fortement influencé par la pensée de René Girard et sa théorie du désir mimétique. Constatant que Facebook est un moyen extraordinaire de satisfaire le besoin des gens de se comparer à leurs semblables et de les imiter, Thiel a décidé de financer le démarrage de la compagnie.

Selon le journaliste John Lanchester dans The London Review of Books[36], les firmes comme Facebook et LinkedIn connaissent votre nom, votre adresse, votre revenu, votre niveau d’éducation, votre état civil et tous les endroits où vous avez payé avec une carte de débit ou de crédit. De plus, Facebook peut joindre votre identifiant à celui de votre téléphone intelligent. Pour Lanchester, Facebook est avant tout une entreprise de renseignement. Elle vous observe et utilise ce qu’elle sait sur vous pour vendre de la publicité. Lanchester se dit effrayé par l’ambition illimitée de la compagnie, par sa cruauté et par son absence de conscience morale.

Pourtant, Facebook n’est pas invulnérable. Les recettes publicitaires sur Internet dépendent du nombre de clics sur les annonces. Or, un grand nombre de ces clics sont exécutés par des robots à partir de faux comptes. Le problème est bien connu et il affecte particulièrement Google, car il est facile de créer un site, d’y insérer un programme publicitaire (comme AdWords ou AdSense), puis de générer des faux clics avec un robot. Les clics artificiels doivent tout de même être payés par l'annonceur sans pour autant se traduire par un résultat commercial. Le magazine spécialisé Ad Week estime à $7 milliards le coût annuel des faux clics, soit environ 1/6 du marché, ce qui fragilise le modèle d’affaires de Google et Facebook puisque, selon Lanchester, ils ont presque le monopole de la publicité numérique (Google avec 41% et Facebook avec 16,6% contrôlent 57,6% du marché publicitaire digital)[37]. De plus, la révolte des clients (les publicitaires) pourrait s’accompagner d’une action des régulateurs ou des gouvernements. Si les revenus publicitaires cessent leur progression ou se mettent à fléchir, pendant combien de temps encore Facebook sera-t-il gratuit ? 

Tesla

Selon le Financial Post[38], Elon Musk est le maître du fake business. Son génie s’exprime principalement dans le domaine de la recherche de subventions. En 2015, le gouvernement des États-Unis seul avait donné à ses entreprises 5 milliards de dollars américains par des subventions directes, des allégements fiscaux, des prêts à taux réduits, des crédits d’impôt, des rabais aux acheteurs de ses produits et des subventions indirectes comme les infrastructures de recharge électrique. « Les fake industries ont toutes les mêmes investisseurs providentiels – les gouvernements – et le même promoteur vantant leurs marchandises – à nouveau les gouvernements ». Elles ont tendance à être éblouissantes et les spéculateurs boursiers parient sur leur capacité à continuer à obtenir le soutien de l’État.  

Depuis quelques jours, un nouveau sujet de querelle est apparu à Washington sous la forme de la section 1615 de la NDAA (National Defense Authorization Agreement) dont plusieurs observateurs disent qu’elle a été écrite avec l’intention cachée du Congrès d’éliminer tranquillement toute sérieuse compétition à la firme SpaceX d’Elon Musk. C’est le sénateur Ron Paul qui a sonné l’alarme[39]. La section 1615 empêcherait l’Armée de l’Air de financier tout autre véhicule de lancement. Or, il ne restera bientôt plus qu’un seul lanceur établi sur le marché, celui d’Elon Musk. Cette situation pourrait durer longtemps si cette mesure est acceptée. Le docteur Paul souligne que « les contrats du Gouvernement comptent pour près de 70% des contrats de SpaceX. Les contribuables américains ont déjà donné plus de $5,5 milliards à Musk sous forme de contrats de l’Armée de l’Air et de la NASA ». Si la mesure est adoptée, ce pourcentage pourrait s’accroître de façon exponentielle. Une journaliste du site American Thinker se demande même si Elon Musk n’est pas une menace pour la sécurité nationale (Is Elon Musk Undercutting National Security ?)[40]

Amazon

 Dans une entrevue à New Republic[41], le journaliste économique et écrivain américain Barry C. Lynn affirme que le but d’Amazon est rien de moins que de prendre le contrôle total du commerce de détail (physique et numérique). Les géants de la technologie soutiennent que la destruction du marché de détail est une conséquence inévitable de la révolution numérique. Mais selon Lynn, ce qu’Amazon démontre en faisant l’acquisition de Whole Foods est que l’effondrement du commerce de détail n’a rien à voir, ou si peu, avec la révolution technologique et tout à voir avec l’abus de pouvoir d’un détaillant dominant qui veut devenir encore plus prépondérant. En outre, Amazon échappe à la loi anti-monopole, car celle-ci est basée sur le fait que si les prix baissent, c’est que les marchés fonctionnent bien. Le premier nom que Jeff Bezos avait choisi pour Amazon était relentless.com (sans relâche). Le géant du commerce électronique ne sera en effet satisfait que lorsqu’il aura mis tous ses concurrents, spécialement Walmart, à genoux. Les détaillants n’auront alors d’autre choix que d’appeler le gouvernement à l’aide, car ce sera le seul moyen de rester en vie.

Un courageux journaliste du Washington Post (le journal de Bezos !), Fredrick Kunkle, a causé quelques remous cette semaine en publiant un article intitulé Jeff Bezos veut donner plus d’argent aux œuvres caritatives. Il devrait commencer par payer ses employés. (Jeff Bezos Wants to Give More Money to Charity. He Should Pay His Workers First.)[42]. Il rappelle l’historique d’Amazon concernant l’évitement fiscal, le mauvais traitement de ses employés et son attitude impitoyable à l’égard du plus petit de ses concurrents. Il y a deux ans, Bezos a sabré dans les prestations de retraite de ses employés. Il voudrait annuler les régimes d’assurance maladie et d’abord l’enlever à ses employés à temps partiel. Même Forbes dit que Bezos nous ramène à l’époque où les employés n’étaient que des rouages interchangeables dans une machine à faire des profits ! Nul besoin de préciser que le brave journaliste a été réprimandé… C’est ça qu’on pense de la liberté de presse à Silicon Valley.

Lynn pose ainsi le problème : « Nous avons ici un beau défi en Amérique. D’un côté vous avez Jeff Bezos et de l’autre la démocratie. Nous pouvons choisir à qui nous accorderons notre confiance. Voulons-nous faire confiance à l’Amérique, aux Américains et à l’histoire américaine ? Ou préférons-nous faire confiance à Jeff Bezos ? Tout revient à ça. »

Alors quand je vois nos élus faire des ronds de jambe à Amazon pour qu’elle établisse son nouveau siège social dans le Grand Montréal, je me demande : « Préférons-nous faire confiance aux Québécois ou favoriser des Jeff Bezos ? » Sur le blogue économique de Radio-Canada, Gérald Fillion a osé poser la vraie question : « Et on peut se demander jusqu’où les élus iront pour attirer le géant Amazon, qui a dit vouloir créer 50 000 emplois avec l’ouverture d’un deuxième siège social. Va-t-on payer le tiers des salaires, comme on le fait chez Ubisoft ? Va-t-on continuer de ne pas taxer les ventes effectuées par Amazon ? Va-t-on financer de meilleurs salaires chez Amazon, pour trouver les 50 000 emplois, au détriment des sociétés qui paient leurs impôts au Québec ? Les élus iront-ils jusqu'à promettre la lune pour bénéficier du gain politique qui est celui d'annoncer des emplois ? »[43] Ces 50 000 nouveaux emplois pourront-ils seulement compenser tous ceux qui seront perdus dans nos centres commerciaux : vente, entretien ménager, restauration rapide, etc. ?

Par ailleurs, Jeff Bezos, que la journaliste et activiste australienne Caitlin Johnstone n’hésite pas à qualifier d’« ennemi de l’humanité », n’a pas acheté l’un des journaux les plus respectés, le Washington Post, « parce qu’il nous aime et qu’il veut que nous connaissions la vérité sur le monde », mais parce qu’il comprend que l’empire qu’il veut construire a besoin d’un solide outil de propagande.

Comme nous venons de le voir, sous leurs allures de bienfaiteurs de l’humanité, les géants technologiques de Silicon Valley n’ont que peu ou pas de considération pour les citoyens. Evgeny Morozov est sévère à leur endroit : « Les géants du numérique s’emploient à contourner l’impôt ; ils cherchent en permanence de nouvelles astuces pour extorquer leurs données aux usagers qui les produisent ; ils veulent réduire à néant l’État redistributif, soit en le détruisant complètement, soit en le remplaçant par leurs propres services privés et hautement individualisés (…) Sans compter qu’ils colonisent, usurpent et transforment en machine à cash – aussi appelée « économie de partage » - toute forme nouvelle d’entraide sociale permise par les derniers progrès des technologies de la communication »[44]. Certains électeurs de Donald Trump en ont eu marre de payer pour nourrir cette bête. Plusieurs ont été mis au chômage par la révolution numérique et ne voient pas comment leur situation pourrait s’améliorer. D’autres encore craignent de voir une telle concentration de pouvoir dans les mains d’une poignée de milliardaires utopistes et arrogants. Alors, quand leur candidat a promis d’intenter une action contre Amazon pour infraction aux règles de concurrence et de forcer Apple à fabriquer ses produits aux États-Unis, comment ne pas comprendre qu’ils aient tenté leur chance avec lui ?

Les « mondialistes » du Deep State

 Comme Glenn Greewald le soulignait plus haut, le concept de Deep State est apparu bien avant l’élection de Donald Trump. En 2014, Marc Ambinder and D.B. Grady, deux journalistes spécialistes de la sécurité nationale, ont publié un livre intitulé Deep State: Inside the Government Secrecy Industry[45], dans lequel ils affirment « qu’il y a un pays enfoui à l’intérieur des États-Unis », un pays formé par une industrie du secret. Bien sûr, les conspirationnistes ont fait leurs choux gras de cette idée d’un état dans l’état et l’ont associée aux histoires de gouvernement mondial et autres théories du complot. Mais il reste qu’on ne peut nier l’existence de réseaux de personnes non élues, riches et puissantes, qui formulent des politiques et font avancer leur agenda auprès du gouvernement. N’y a-t-il pas lieu de s’inquiéter quand l’armée, Wall Street et Silicon Valley se réunissent sans rendre compte de leurs activités et de leurs discussions à la population ?

Les « mondialistes » du Deep State

Comme Glenn Greewald le soulignait plus haut, le concept de Deep State est apparu bien avant l’élection de Donald Trump. En 2014, Marc Ambinder and D.B. Grady, deux journalistes spécialistes de la sécurité nationale, ont publié un livre intitulé Deep State: Inside the Government Secrecy Industry[45], dans lequel ils affirment « qu’il y a un pays enfoui à l’intérieur des États-Unis », un pays formé par une industrie du secret. Bien sûr, les conspirationnistes ont fait leurs choux gras de cette idée d’un état dans l’état et l’ont associée aux histoires de gouvernement mondial et autres théories du complot. Mais il reste qu’on ne peut nier l’existence de réseaux de personnes non élues, riches et puissantes, qui formulent des politiques et font avancer leur agenda auprès du gouvernement. N’y a-t-il pas lieu de s’inquiéter quand l’armée, Wall Street et Silicon Valley se réunissent sans rendre compte de leurs activités et de leurs discussions à la population ?

Le Sommet de Davos

On connaît le Sommet de Davos qui réunit chaque année quelques milliers de personnalités du monde des affaires et des gouvernements. Le Forum économique mondial, qui organise ce sommet, est une fondation à but non lucratif fondée en 1971 par un économiste allemand, Klaus M. Schwab. Pour les participants, qui doivent débourser une somme importante pour y avoir accès, la valeur ne réside pas tant dans les thèmes de la conférence que dans l’occasion de mener efficacement des activités économiques au niveau mondial et de s’attaquer à des problèmes de portée globale. Il n’en reste pas moins qu’on y traite de sujets sensibles, comme l’utilisation des prochaines avancées technologiques, notamment en ce qui regarde les robots. Ainsi, cette année, au cours d’une table ronde consacrée à « l’avenir de la guerre », la ministre de la défense néerlandaise a déclaré : « ce genre d’arme est déjà une évolution définitive, il n’y aura pas de marche arrière. Nous allons par exemple être confrontés à des systèmes d’intelligence artificielle capables de modifier en cours de mission leurs propres règles d’engagement. De ce fait, la dimension éthique et le contrôle humain de ce genre d’armes n’en est que plus important »[46]« Le groupe État islamique », a ajouté une professeure de l’Université Duke, « peut imprimer en 3D des milliers de drones, les équiper d’armes conventionnelles ou biologiques et provoquer des dégâts bien plus importants qu’un F-35 dans une frappe chirurgicale. La barrière d’entrée technologique est devenue tellement basse que n’importe qui peut avoir ce genre de drone (…) Je pense que déjà Google et Facebook disposent de technologies de drones supérieures à celles des agences de renseignements de tous les pays »[47].

Le Groupe Bilderberg

Le Groupe Bilderberg est moins connu à cause du caractère confidentiel du bilan de ses conférences annuelles. Ces dernières sont organisées par un comité directeur et rassemblent un peu plus d’une centaine de personnes invitées de façon ponctuelle. Ce forum annuel doit son nom à l’hôtel Bilderberg aux Pays-Bas où il a été inauguré en mai 1954. En réponse à une question parlementaire, voici comment le Conseil fédéral suisse a décrit l’événement : « les conférences Bilderberg sont un forum d'échange sur les principaux sujets d'actualité dans les domaines les plus divers entre membres de gouvernements, diplomates, politiciens, personnalités de l'économie, représentants de la science, de la formation, de la presse et d'instituts spécialisés. […] L'objectif de cette conférence privée est une discussion libre et ouverte. Les participants y défendent leur opinion personnelle et n'y parlent pas au nom de leur gouvernement ou de leur employeur. C'est pour cette raison que les organisateurs renoncent à faire de la publicité autour de ces discussions. […] Les participants qui acceptent une invitation personnelle à la conférence se déclarent prêts à renoncer à toute publicité. Du reste, il ne s'agit pas de négociations, mais de discussions qui permettent et favorisent une mise en réseau des idées et des personnes (Wikipédia) ».

Le Groupe Bilderberg suscite « la crainte de voir une structure collégiale abritant un petit nombre de personnes prendre, sans contrôle démocratique par des tiers, des décisions importantes en économie ou en politique (Wikipédia) ». Parmi les invités canadiens au Forum de 2016 figuraient l’astronaute Chris Hadfield et le chercheur montréalais spécialiste de l’intelligence artificielle Yoshua Bengio. Tout à fait le genre de personnes qui plaisent au transhumaniste Peter Thiel qui fait partie du comité directeur du Groupe Bilderberg et qui aime bien les projets d’exploration de l’espace et d’extraction de données (data mining). Interrogé par Radio-Canada au sujet de sa participation à l’événement, Bengio a répondu ceci : « C'est vrai qu'il y a une élite qui a beaucoup trop d'influence sur notre planète. J'aimerais mieux vivre dans un monde qui soit plus démocratique, mais en même temps, c'est bien qu'il y ait des discussions entre les gens. »[48] Cette année, la conférence tenue dans l’état de Virginie a accueilli Michael Sabia, président de la Caisse de dépôt et placement du Québec, ainsi que le ministre canadien des Finances Bill Morneau. Le directeur des communications du ministre a dit au Journal de Montréal que ce dernier s’y était rendu pour « le bien-être de la classe moyenne »[49] ! À l’insu de cette dernière faut-il le préciser… Eric Schmidt, président exécutif d'Alphabet (Google), et Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire international, ont également fait partie de l’édition 2017.

Voici maintenant la pièce de résistance…

Le Forum Highlands[50]

J’ai découvert Nafeez Mosaddeq Ahmed[51] en faisant des recherches sur la dynamique des systèmes complexes. Son livre A User’s Guide to the Crisis of Civilization. And How to Save It[52] est une remarquable étude sur la convergence entre les changements climatiques, la crise énergétique, l’insécurité alimentaire, l’instabilité économique, le terrorisme international et la militarisation. Ahmed est un politologue britannique d’origine bangladaise spécialiste de la sécurité internationale. Il est aussi journaliste d’investigation et a écrit pour plusieurs journaux prestigieux dont Le Monde diplomatique, The Atlantic et The Guardian.

Sur sa plateforme Insurge Intelligence[53], un projet de journalisme d’enquête financé par le public, Ahmed a publié une recherche très fouillée[54] en deux parties intitulées How the CIA Made Google et Why Google Made the NSA. Ce n’est pas tant l’établissement de liens directs entre Google et la CIA qui fait la force de ce texte, mais la description minutieuse du réseau de relations qui existent entre les géants du numérique, le Département de la Défense et ses multiples agences, dont la CIA, d’autres entreprises du complexe militaro-industriel et des acteurs financiers, comme Goldman Sachs. Ahmed présente les acteurs principaux, parfois même avec leur photo, ainsi que plus d’une centaine de références comprenant des documents officiels, des entrevues et des articles de journaux. Le point commun qui relie tous ces gens est un groupe assez secret qui porte le nom de Forum Highlands.

Le Highlands Group[55] a été fondé en 1994 par Richard O’Neill, capitaine de l’US Navy à la retraite, à la demande de l’ex-Ministre de la Défense sous Bill Clinton, William Perry. Ancien directeur de la CIA, Perry a été parmi les pionniers défenseurs du concept de « guerre préventive ». En 1998, le Highlands « Group » est devenu un « Forum[56] ». C’est que la loi sur les comités de conseil fédéraux stipule que les fonctionnaires du gouvernement n’ont pas le droit de tenir des consultations secrètes avec des personnes n’appartenant pas au gouvernement. Ces réunions doivent être publiques, annoncées par le Journal Officiel et les groupes de conseil doivent être enregistrés auprès d’un bureau de l’Administration Générale des Services. « Donc O’Neill changea son nom en Highlands Forum et le déménagea dans le secteur privé pour le diriger en tant que consultant du Pentagone ».

D’après O’Neill, interviewé par la revue Government Executive, « les consultations secrètes du Pentagone avec l’industrie qui ont eu lieu par le biais du Highlands Forum depuis 1994 ont été accompagnées par la soumission régulière d’articles académiques et de politique, d’enregistrements et de notes de réunion, et d’autres formes de documentation qui sont verrouillés derrière une connexion uniquement accessible aux délégués du Forum »[57], dans le but évident d’exclure le public et de contrevenir à l’esprit de la loi.

Selon le magazine New Scientist[58], les réunions classiques du Forum, uniquement sur invitation et financées par le Ministère de la Défense, rassemblent une trentaine de personnes innovantes pour explorer des interactions entre la politique et la technologie. Ses plus grands succès ont été dans le développement de la guerre hi-tech basée sur les réseaux.  Parmi les invités, on retrouve des militaires haut-gradés, du personnel de haut niveau du secteur industriel, des membres démocrates ou républicains du Congrès et du Sénat, des cadres supérieurs de l’industrie de l’énergie et des professionnels de haut rang des médias. Citons par exemple SAIC, Booz Allen Hamilton, RAND Corp., Cisco, Human Genome Sciences, eBay, PayPal, IBM, Google, Microsoft, AT&T, la BBC, Disney Corp., General Electric et Enron. Ces participants au Forum Highlands siègent, invisibles, derrière le trône gouvernemental, et pourtant ils écrivent littéralement ses politiques de sécurité nationale, étrangère et domestique, que l’administration soit démocrate ou républicaine.

« Malgré les changements d’administrations civiles, le réseau autour du Highlands Forum a réussi avec de plus en plus de succès à dominer la politique de défense aux USA », l’objectif du Département de la défense étant d’explorer « l’impact de la révolution de l’information, de la mondialisation, et de la fin de la Guerre Froide sur le processus d’élaboration de la politique étrangère US » dans le but de « dominer une ère émergente de guerre automatisée et robotisée » et de gagner la « guerre globale de l’information ». La « Surveillance Persistante » est un thème fondamental de la vision du Pentagone. Le rôle du Forum Highlands a été véritablement instrumental dans « l’incubation de l’idée de la surveillance de masse comme mécanisme pour dominer l’information à une échelle mondiale ».

L’idéologie incarnée par le Forum Highlands repose sur la vision d’Andrew Marshall, une icône au sein du Département de la Défense. On l’a surnommé Yoda, du nom du maître Jedi dans l’univers Star Wars. Perçu comme se situant au-dessus des politiques partisanes, Marshall a dirigé l’Office of Net Assessment (ONA), le think tank interne du Pentagone. Selon Ahmed, « L’ONA ne faisait pas dans la sobre analyse de menaces, mais dans la projection paranoïaque de menaces justifiant un expansionnisme militaire ». Durant la Guerre Froide Marshall a longtemps « gonflé la menace soviétique », attitude qu’il conserva jusqu’à la fin de sa carrière. Il est également crédité de recherches absurdes pour appuyer le discours sur les liens présumés entre Saddam Hussein et al-Qaïda. En 2002, le magazine Wired a décrit Marshall comme le mentor des faucons Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz.

Un important réseau de faucons supplémentaires orbite autour du noyau dur du Forum Highlands. Je vous en présente quelques-uns.

À tout seigneur tout honneur, commençons par John W. Rendon. Il se dit « le guerrier de l’information », mais on le connaît surtout comme le roi de la propagande et des changements de régimes. Sa firme de relations publiques, The Rendon Group[59] (TRG), se chiffre en dizaine de milliers de personnes et en milliards de dollars. Mandaté tour à tour par la CIA et le Pentagone, il est de toutes les opérations de communication « liées aux zones de confrontation où des intérêts occidentaux sont en jeu : Syrie, Irak, Libye, Ukraine, mer de Chine, Vénézuela, Corée du Nord, pour ne citer que les plus actuelles »[60]. Il faut rappeler le rôle central qu’il a joué auprès de l’administration Bush pour gonfler la menace inexistante d’armes de destruction massives et justifier une invasion militaire en Irak.  « Il a réussi à vendre expéditions militaires et putschs à l’ensemble de la presse occidentale comme autant d’opérations au service de la paix, de la démocratie et des droits de l’homme »[61]

On doit l’expression « Il faut combattre un réseau avec un réseau » à l’ancien analyste de la corporation RAND et professeur de relations internationales John Arquilla. Il a proposé l’idée de faire passer l’armée d’une structure hiérarchique à une structure réticulée (en forme de réseau), s’appuyant sur la thèse qu’il défend au Forum Highlands depuis son origine, car il en est également l’un des « membres fondateurs ». « Il prône ouvertement la nécessité de la surveillance de masse et de l’extraction massive de données en soutien à des opérations préventives et pour déjouer des complots terroristes ».

L’Initiative de Cyber-Sécurité (CySec) de l’Institut d’Études Internationales de Monterey (MIIS)[62], qui a comme mission de « fournir une plateforme interdisciplinaire en réseau », a été officiellement associée au Forum Highlands par un protocole d’entente signé entre la directrice générale du MIIS, le docteur Amy Sands, et Richard O’Neill. Le site web de CySec au MIIS déclare que cet accord « … pose les jalons des réunions conjointes à venir du CySec du MIIS et du Highlands Group[63], qui exploreront l’impact de la technologie sur l’engagement en matière de sécurité, de paix et d’information. Pendant presque 20 ans le Highlands Group a engagé le secteur privé et des dirigeants du gouvernement dont le Directeur du Renseignement National, DARPA, le Bureau du Ministre de la Défense, le Bureau du Ministre à la Sécurité du Territoire et le Ministre de la Défense de Singapour dans des conversations créatives pour encadrer les domaines de la politique et de la recherche technologique. ».

Nafeez Ahmed s’est demandé qui était le mécène financier derrière cette initiative conjointe de Highlands et de CySec au MIIS. Cette dernière a été lancée « à travers une donation généreuse de capital de départ provenant de George C. Lee », associé principal chez Goldman-Sachs. En 2011, ce dernier élabora un plan d’investissement qui a porté la valeur de Facebook à $50 milliards, et il s’était précédemment occupé de la capitalisation d’autres géants du secteur connectés au Forum Highlands tels Google, Microsoft et eBay. Le patron de Lee à l’époque, Stephen Friedman, ex-PDG et président du conseil de Goldman-Sachs, avait également été membre fondateur du conseil d’In-Q-Tel aux côtés du grand seigneur du Forum Highlands, William Perry, et de l’éminent chercheur et directeur du Xerox Palo Alto Research Center (PARC), John Seely Brown, un autre participant régulier du Forum. Enfin, Philip J. Venables, lui aussi associé principal chez Goldman-Sachs et directeur principal au risque informatique, qui dirige les programmes de sécurité informatique de la firme, livra une présentation au Forum Highlands de 2008. Ahmed s’indigne : « En somme, la firme responsable de la création des fortunes milliardaires à sensations du 21è siècle, de Google à Facebook, est intimement liée à la communauté du renseignement militaire ; avec Venables, Lee et Friedman liés soit directement au Forum Highlands, soit à des membres distingués de celui-ci ».

Le docteur Itamara Lochard est membre du Forum Highlands et directrice fondatrice de l’initiative CySec du MIIS. Selon sa biographie de l’université Tufts, le docteur Lochard entretient une base de données sur 1700 acteurs non-étatiques comprenant « des insurgés, des milices, des terroristes, des organisations criminelles complexes, des gangs organisés, des cyber-acteurs malveillants et des acteurs non-violents stratégiques ». Notez l’étonnante expression « acteurs non-violents stratégiques », qui couvre peut-être des ONGs et autres groupes ou organisations militantes sur la scène politique et sociale. Dans une étude qu’elle a co-écrite, Itamara Lochard suggère que la prolifération de groupes armés « fournit des opportunités stratégiques qui peuvent être exploitées pour appuyer l’application d’objectifs politiques. Il y a eu et il y aura des occasions où les États-Unis peuvent trouver que la collaboration avec un groupe armé est dans son intérêt stratégique » ! On voit ce que cela a donné un peu partout dans le monde…

Au sein du Forum Highlands, les techniques des opérations spéciales explorées par John Arquilla ont été reprises par beaucoup d’autres participants dans des orientations de plus en plus axées sur la propagande. Outre le docteur Lochard, dont on vient de faire la connaissance, il y a également le docteur Amy Zalman, qui se concentre en particulier sur l’idée de l’usage de la « narration stratégique » (bel euphémisme !) par les militaires américains afin d’influencer l’opinion publique et gagner des guerres. Dans un article intitulé Le Récit comme Facteur d’Influence dans les Opérations d’Information, elle conclut que « le sujet complexe des morts civiles du fait de l’action militaire américaine » ne devrait pas être abordé uniquement par des « excuses et des compensations », mais par la propagation de récits qui illustrent des personnages avec lesquels l’auditoire s’identifie (« l’auditoire » étant ici les populations des zones de guerre). Un tel engagement émotionnel avec les « survivants aux défunts » peut « s’avérer être une forme empathique d’influence ». Malheureusement, ici l’empathie n’est qu’un outil de manipulation. Le docteur Zalman est une déléguée de longue date du Forum Highlands.

Enfin, en 2011, le Forum invita deux scientifiques financés par DARPA, Antonio et Hanna Damasio, qui sont les principaux chercheurs dans le projet de « Neurobiologie de la Construction de Récit » à l’Université de Californie du Sud. Évoquant l’accent mis par Zalman sur le besoin pour les opérations psychologiques du Pentagone de déployer une « influence empathique », le nouveau projet soutenu par DARPA vise à étudier comment les récits font souvent appel « à des valeurs fortes et sacrées afin de susciter une réaction émotionnelle », différente selon les cultures. L’élément le plus troublant de ces recherches est « la volonté de comprendre comment augmenter la capacité du Pentagone à déployer des récits qui influencent les auditeurs d’une façon qui surpasse le raisonnement conventionnel dans le contexte d’actes moralement répréhensibles ». La construction de récit qui « cible les valeurs sacrées de l’auditeur, y compris les valeurs personnelles, patriotiques et/ou religieuses, est particulièrement efficace pour influencer l’interprétation par l’auditeur d’événements relatés », parce que de telles « valeurs sacrées » sont étroitement liées à « la psychologie de l’identité, de l’émotion, de la prise morale de décision et de la cognition sociale ». En somme, les Damasio et leur équipe explorent le rôle joué par la linguistique et les mécanismes neuropsychologiques pour déterminer « l’efficacité de la construction narrative qui utilise les valeurs sacrées comme moyen d’influencer l’interprétation que fait un auditeur des événements (moralement répréhensibles) ».

C’est TRG (The Rendon Group) qui fut mandaté par le Pentagone pour organiser les sessions du Forum Highlands, déterminer les sujets de discussion, ainsi que convoquer et coordonner les réunions. Le lien intime du Forum Highlands, via Rendon, avec les opérations de propagande conduites sous Bush et Obama en soutien à la « Longue Guerre » (contre le terrorisme) démontre que la surveillance de masse fait partie intégrante de la guerre irrégulière et des « communications stratégiques ». En 2001, le Président Bush a secrètement autorisé la surveillance domestique des citoyens américains par la NSA sans autorisation préalable délivrée par un tribunal. Une fonction majeure de la surveillance de masse est celle de si bien connaître l’adversaire qu’il peut être manipulé jusqu’à la défaite. « Le problème est que l’adversaire, ce ne sont pas que des terroristes. C’est vous, c’est moi ».

 

Les personnes que j’ai choisi de vous présenter ci-haut révèlent bien la nature du Forum Highlands et surtout certains éléments de sa philosophie : guerre préventive, secret, fascination pour la technologie, paranoïa, propagande, surveillance de masse, etc. Or, afin de concrétiser son omniprésence, l’état profond n’hésite pas à directement mettre sur pied ou à accompagner le développement d’entreprises qui peuvent servir à cette fin, comme les trois que je vous présente maintenant : deux entreprises privées et un programme gouvernemental.

Google[64]

Nafeez Ahmed a voulu démontrer que, dès sa conception, Google a été « incubé, nourri et financé » par une combinaison de soutiens directs et de réseaux informels directement affiliés ou étroitement alignés sur les intérêts de la communauté américaine du renseignement. Beaucoup de ces bienfaiteurs étaient également intégrés au Forum Highlands.

Dans les années 1980, le département d’informatique de l’Université de Stanford travaillait déjà depuis un certain temps avec le renseignement militaire. Le Pentagone s’intéressait alors aux recherches sur les systèmes informatiques. C’est ainsi que DARPA, l’agence chargée de la recherche et du développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire, et le département des sciences informatiques de Stanford financèrent le projet pionnier de la station de travail SUN d’Andreas Bechtolsheim, qui co-fonda le constructeur d’ordinateurs et l’éditeur de logiciels Sun Microsystems avec William Joy. Ce dernier avait assisté au Forum Highlands pour parler de nanotechnologie et d’informatique moléculaire. Puis, pendant les années 1990, « DARPA a revu ses priorités pour que tout le financement de la technologie informatique soit évalué en fonction de son bénéfice pour le combattant de guerre ».

En 1994, année de la fondation du Forum Highlands, deux jeunes doctorants de l’Université de Stanford, Sergey Brin et Larry Page, réalisèrent une percée sur « la première application automatisée de recherche et de classement de pages sur le web », composant central de ce qui allait devenir le moteur de recherche de Google. Pendant tout le temps du développement de ce dernier, Brin rencontrait régulièrement deux personnes qui n’étaient pas de la faculté de Stanford : le docteur Bhavani Thuraisingham et le docteur Rick Steinheiser. Dans un document hébergé par le site web de l’Université du Texas, Thuraisingham rapporte que le programme MDDS (Massive Digital Data Systems), initiative conjointe de la CIA et la NSA, a fourni à Brin une source substantielle mais non exclusive de capital d’amorçage, au moyen d’une bourse remise à Stanford et gérée par son superviseur, le professeur Jeffrey D. Ullman. La durée du financement de Brin fut d’à peu près deux ans. Pendant cette période, Thuraisingham et Steinheiser n’étaient pas vraiment ses superviseurs, mais « ils vérifiaient la progression, soulignaient d’éventuels problèmes et suggéraient des idées ». Cela permettait en outre au scientifique de démontrer comment son travail « était en adéquation avec les besoins nationaux ». Robert Steele, ancien officier haut-gradé de la CIA, a affirmé que son ex-collègue Steinheiser, était le principal agent de liaison chez Google et qu’il avait arrangé le financement précoce de l’entreprise pionnière en technologie de l’information.

Experte très sollicitée sur les thèmes de l’extraction de données, leur gestion et la sécurité de l’information, le docteur Thuraisingham a dirigé le programme MDDS qui a financé 15 efforts de recherche dans diverses universités, dont celle de Stanford. L’objectif de cette initiative était de développer « des technologies de gestion des données pouvant gérer plusieurs térabytes et jusqu’à des pétabytes de données, » et permettant « le traitement des requêtes, la gestion des transactions, la gestion des métadonnées, la gestion du stockage, et l’intégration des données » à l’usage du Pentagone, de la communauté de l’espionnage et potentiellement à travers tout le service public. Cette sorte de financement n’est certes pas inhabituelle, mais elle illustre à quel point la culture de Silicon Valley et celle de la communauté du renseignement sont étroitement liées.

Brin et Page ont officiellement créé leur entreprise en septembre 1998. Après son incorporation, Google a reçu $25 millions de capitaux propres, apportés par Sequoia Capital et Kleiner Perkins Caufield & Byers. En 1999, la CIA créait sa propre firme d’investissements à capital de risque, In-Q-Tel, pour financer des start-ups prometteuses à même de « faire progresser les technologies de valeur prioritaire » aux yeux de la communauté du renseignement. Outre de la CIA, In-Q-Tel a bénéficié du soutien du FBI et d’autres agences. Kleiner Perkins va développer « une relation étroite » avec In-Q-Tel, la firme de capital de risque de la CIA.

En 2003, le financement de la CIA est « discrètement » canalisé à travers la National Science Foundation vers des projets pouvant aider à créer « de nouvelles aptitudes pour combattre le terrorisme à travers l’usage de technologies avancées ». Selon Homeland Security Today, Google commence à customiser son moteur de recherche sous contrat spécial avec la CIA pour Intelink, l'intranet de la communauté du renseignement américain. L’année suivante, Google achète la firme Keyhole, financée à l’origine par In-Q-Tel. Avec Keyhole, Google peut développer le logiciel de cartographie satellitaire avancée nécessaire à Google Earth. L’ancienne directrice de DARPA et co-présidente du Forum Highlands, docteur Anita K. Jones, siège au conseil d’administration d’In-Q-Tel à ce moment-là.

À cette époque, la plupart des médias claironnent l’idée que Google essaie de prendre ses distances du financement du Pentagone, mais en réalité, Google change de tactique pour développer indépendamment des technologies commerciales dotées d’applications militaires et remplissant les objectifs de transformation du Pentagone en instrument de guerre high-tech.

Michele Weslander Quaid, anciennement sous contrat avec la CIA et ancienne responsable supérieure du renseignement au Pentagone est aujourd’hui responsable de la technologie chez Google. Le phénomène des portes tournantes est particulièrement accentué à Silicon Valley. Avant d’entrer chez Google, en 2011, Quaid a travaillé étroitement avec le Bureau du Sous-Secrétaire à la Défense pour le Renseignement, auquel le Forum Highlands est subordonné. Quaid a elle-même participé au Forum. L’année suivante, la directrice de DARPA de l’époque, Regina Dugan, qui à ce titre était aussi co-présidente du Forum Highlands, a suivi sa collègue Quaid chez Google. En novembre 2014, l’éminent expert en intelligence artificielle et en robotique humanoïde James Kuffner était un délégué aux côtés d’O’Neill à l’Island Forum 2014 de Highlands à Singapour. Il dirige maintenant la division de robotique chez Google. En somme, beaucoup des cadres les plus élevés dans la hiérarchie de Google sont affiliés au Forum Highlands.

Palantir[65]

On a vu que Peter Thiel est féru de la théorie mimétique de René Girard. Alex Karp, lui, a été l’élève de Jürgen Habermas à Francfort. Ils se sont rencontrés à l’université de Stanford et partagent la même vision libertarienne et messianique du monde. Ils sont co-fondateurs de l’entreprise Palantir « qui fournit toutes sortes de technologies d’extraction et de visualisation de données au gouvernement américain et à ses agences militaires et d’espionnage, dont la NSA et le FBI ». La compagnie a bénéficié d’un coup de pouce financier d’In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA, et de l’appui des membres du Forum Highlands. Elle a même développé ses logiciels avec le soutien d’ingénieurs de la communauté du renseignement, et ce pendant trois ans.

Dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien, « le palantir est une pierre magique qui permet de voir partout, tout le temps », ce qui en dit long sur l’éthique de la compagnie et de ses clients ! Tandis que Palantir Metropolis est lié aux analyses quantitatives des banques et des fonds spéculatifs de Wall Street, Gotham (auparavant Palantir Government) est conçu pour répondre aux besoins de ses clients dans les domaines du renseignement, du renforcement des lois et de la sécurité intérieure. Mais cet outil est si flexible et si puissant qu’il peut satisfaire aux exigences de toute organisation qui a besoin de « traiter de très grandes quantités de données personnelles ou abstraites ».

Pour Olivier Tesquet[66], journaliste à Télérama.fr qui a beaucoup écrit sur Palantir, cette compagnie créée en 2004 est « la Rolls-Royce du big data ». Elle est tout de même considérée comme l’une de ces licornes[67] de l’économie numérique dont nous avons parlé plus haut. Mais elle a su tirer profit du « tour de vis sécuritaire » qu’a connu « l’Amérique traumatisée » par les événements du 11 septembre 2001, comme l’écrit joliment Tesquet. Dans un article de Politico[68] intitulé How Silicon Valley's Palantir wired Washington, on apprend que Palantir a signé pour $1,2 milliards de contrats avec le gouvernement fédéral américain. Il est difficile d’en savoir plus, car Karp se réfugie derrière ses accords de non divulgation.

Les documents fournis par Edward Snowden, et publiés par The Guardian en 2013, montrent que Palantir a permis d’étendre le réseau mondial d’espionnage de la NSA. « En deux ans, au moins trois des Five Eyes de l’alliance de renseignement, qui regroupe les États-Unis, le Royaume Uni, l’Australie, la Nouvelle Zélande et le Canada, utilisaient Palantir pour extraire et traiter des données en provenance de partout dans le monde ». En mars 2015, quelques semaines après l’attentat contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, Palantir a ouvert une filiale en France. Tesquet écrit qu’elle vient de signer un contrat de 10 millions d’euros avec la Direction générale de la sécurité intérieure.

En vertu de l’entente des Five Eyes, les pays membres collectent et rassemblent d’énormes flux de données et de métadonnées au moyen d’outils comme le programme de surveillance de masse Xkeyscore. Grâce à Snowden, nous savons que ce programme de la NSA est conçu pour permettre aux analystes non seulement de fouiller les bases de données sur Internet (courriels, discussions en ligne, images, tweets, blogues, articles de nouvelles, historiques de navigation, etc.), mais aussi les services téléphoniques, la piste audio des téléphones mobiles, les transactions financières et les communications mondiales des transports aériens. Palantir se vante de pouvoir interagir avec n’importe quoi, y compris Google Earth, et affirme qu’on peut même utiliser son outil sur son téléphone cellulaire ou son portable.

D’après les documents d’Edward Snowden, Xkeyscore est, de l’aveu même de la NSA, son programme de plus grande portée, car il peut saisir « à peu près tout ce qu’un utilisateur normal peut faire sur Internet ». L’une des seules faiblesses apparentes de Xkeyscore est qu’il est si incroyablement puissant, si efficace pour extraire des métadonnées personnelles ou abstraites, que le volume d’information qu’il récolte peut devenir écrasant. Rendre Xkeyscore plus intelligible pour les analystes, et donc plus efficace, semble avoir été l’une des plus grandes réalisations de Palantir.

Pour juger par vous-mêmes de la puissance de l’outil, je vous encourage vivement à regarder un démo[69], dont le lien apparaît dans l’article de Sam Biddle dans The Intercept. Il montre comment on peut utiliser Palantir pour cartographier les flux d’armes au Moyen Orient en exploitant diverses données, comme les numéros de lots d’équipement, les données du manufacturier et l’emplacement des camps d’entraînement d’Hezbollah. C’est à la fois fascinant et… terrifiant !

Les capacités impressionnantes d’exploration des données de Palantir sont bien connues, mais la possibilité d’un mauvais usage demeure. Le logiciel de Palantir est conçu pour faciliter le tri de la montagne d’information qui serait complètement impénétrable pour un être humain, mais ses solutions s’appuient sur le jugement et les décisions humaines, bonnes ou mauvaises. Si Palantir a réussi à régler le problème de la surcharge de données, il pourrait bien avoir créé un problème de surcroît d’analyse.

                                            

Afin de prévenir les plaintes pour atteinte au respect de la vie privée et autres questions éthiques, en 2012 Palantir a mis sur pied un comité d’universitaires et de consultants spécialisés dans ce domaine, le PCAP (Palantir Council of Advisors on Privacy and Civil Liberties). La compagnie se réjouit de ce que le PCAP ait « déjà donné à Palantir des conseils précieux pour lui permettre de naviguer de façon responsable dans les cadres légaux, politiques, technologiques et éthiques souvent mal définis qui gouvernent les activités diverses de (ses) clients ». Mais le comité est seulement consultatif et il n’est pas certain que tous ses membres soient au courant que la compagnie travaille avec les services d’espionnage, ni même si cet aspect pourrait faire l’objet de discussion.

Skynet

Les agents de la NSA ne manquaient vraiment pas de cynisme quand ils ont donné le nom de SKYNET à leur programme chargé de collecter et d'analyser des métadonnées d'appels téléphoniques pour tenter de détecter des activités suspectes et de repérer des terroristes. Dans le film Terminator de James Cameron, SKYNET est le nom donné à l’intelligence artificielle qui déclenche une guerre nucléaire pour exterminer l’humanité et tuer systématiquement tous les survivants.

La vision d’Andrew Marshall d’un système militaire automatisé et entièrement connecté a fait son chemin au Pentagone. Un livre blanc sur SKYNET co-écrit par Linton Wells, collègue de « Yoda » et co-président du Forum Highlands, a été publié par l’Université Nationale de la Défense en septembre 2014. Il souligne le vif intérêt du Pentagone pour un contrôle total de la recherche en intelligence artificielle, dans l’espoir d’exercer un monopole sur la guerre robotique en réseau autonome.

Selon les documents révélés par Edward Snowden, SKYNET a été déployé au Pakistan pour identifier les membres d'Al-Qaïda et en faire des cibles pour les drones tueurs. Le Monde a révélé en détails comment fonctionne ce programme[70] :

  1. Collecter des données sur le mode de vie des cibles

Cela commence par une extraction massive de métadonnées, principalement celles des compagnies de téléphone mobile (lieu, temps de conversation...). Au total, ce sont 80 catégories de données qui sont extraites puis analysées. « L'hypothèse fondamentale est que le mode de vie des cibles à identifier diffère fortement de celui des citoyens ordinaires », écrit Le Monde.

  1. Séparer « terroristes » et « innocents » grâce à des algorithmes

SKYNET s'appuie également sur la « vérité de terrain », un lot de données dans lequel les utilisateurs de téléphones mobiles ont été classés en deux catégories : « terroristes » et « innocents ». Mais comment les distinguer ? Les documents de l'agence suggèrent que SKYNET utilise les données personnelles de membres connus d'Al-Qaïda afin d'établir un profil type de terroriste, auquel est comparé l'ensemble des autres profils. Une série d'algorithmes attribue ensuite un score à chaque individu, avec un seuil prédéterminé : si le score d'un individu est supérieur au seuil, c'est un « terroriste », s’il est inférieur au seuil, il est « innocent ». 

Avec la « vérité de terrain », la NSA s’assure une certaine marge de sécurité « en choisissant un seuil garantissant que seul un certain pourcentage de « terroristes » seront formellement classés comme tels », indique Le Monde. Selon les documents divulgués par Edward Snowden, la NSA a choisi un seuil de 50 % : la moitié des « terroristes » seront classés innocents ou « faux négatifs » ; la moitié des « innocents » seront classés terroristes ou « faux positifs ».

En comparant les données de 100 000 individus aux profils de terroristes connus, l'algorithme détermine ensuite un pourcentage de faux positifs, soit 0,18% ou même 0,008% pour sa version améliorée. Cette erreur qui peut paraître insignifiante est en fait très importante, car "0,008 % de la population du Pakistan, c’est près de 15 000 innocents accusés à tort, tandis que de vrais terroristes ne seront pas identifiés.

Accuse-t-on vraiment des innocents ? C’est malheureusement le cas. Ainsi, en analysant un lot de métadonnées, la NSA a placé un journaliste vedette d’Al Jazeera sur la liste de surveillance des suspects terroristes. Il s’agit d’Ahmad Muaffaq Zaidan, depuis longtemps chef de bureau d’Al Jazeera à Islamabad. De nationalité syro-pakistanaise, Zaidan s’est spécialisé sur les Talibans et sur Al-Qaïda et, au long de sa carrière, il a réalisé plusieurs entrevues avec des hauts dirigeants d'Al-Qaïda, incluant Oussama ben Laden. Dans une présentation PowerPoint de la NSA, une diapositive montrait sa photo, son nom et son numéro d’identification sur la liste de surveillance, en l’identifiant comme membre d'Al-Qaïda et des Frères musulmans. Son travail chez Al Jazeera était aussi noté. Dans une brève entrevue téléphonique avec The Intercept[71], Zaidan a démenti ces informations avec vigueur. Et dans un communiqué diffusé par Al Jazeera, il a expliqué qu’au cours de sa longue carrière, il a été amené à travailler dans des lieux dangereux, comme l’Afghanistan et le Pakistan, et à interviewer des personnes importantes de la région. N’est-ce pas normal si on est un bon journaliste d’investigation ? 

Aujourd’hui, Zaidan est toujours chef de bureau pour Al Jazeera à Islamabad et on lui doit récemment des reportages en provenance de la Syrie et du Yémen. Al Jazeera l’a défendu avec énergie. « Notre engagement envers notre auditoire est de recueillir une information authentique, en direct et non filtrée, provenant de sources crédibles et de la présenter d’une manière honnête et responsable. »

Au cours des derniers mois, Microsoft, Google, IBM et Facebook ont investi massivement dans le Grand Montréal pour soutenir les cerveaux de l’intelligence artificielle. Quand on nous parle de l’IA et de la robotique, on nous présente presque toujours des applications médicales, comme le remarquable fauteuil roulant intelligent développé par le professeur Joëlle Pineau de l’université McGill. On ne peut que s’en réjouir. Mais il faut espérer que les recherches de nos spécialistes montréalais ne serviront pas également à alimenter des instruments de guerre comme le programme SKYNET. Il est parfois difficile pour une start-up de renoncer à travailler pour ceux qui lui permettent de financer ses recherches et de maintenir ses emplois…

Entre nerd, Gordon Gekko et Rambo

En avril 2016, The Intercept[72] publiait un article intitulé The Android Administration, car sous Barrack Obama, les démocrates ont été « envoûtés par la Silicon Valley ». « Depuis 2008, les inégalités sociales n’ont cessé de se creuser aux États-Unis. Car, bien qu’elle se vante d’avoir fait baisser le chômage, l’administration Obama s’est moins préoccupée du sort des travailleurs pauvres que du confort des innovateurs de la Silicon Valley. » [73] écrit Thomas Frank dans Le Monde diplomatique de mars 2016. Sur quoi reposait donc le programme économique du président ? On aurait pu le deviner, sur l’« innovation », une idée au cœur de la philosophie de Silicon Valley. Outre Eric Schmidt, patron d’Alphabet (Google), avec qui l’ex-président entretient des liens d’amitié et qui a fait partie du Conseil du Président sur la science et la technologie, The Intercept révèle que les gens de Google ont participé à des réunions à la Maison Blanche plusieurs fois par semaine ; une lobbyiste de la compagnie s’y est même rendue 128 fois, ce qui dépasse de beaucoup la performance de ses concurrents. Les portes tournantes entre Google et la Maison Blanche ont été particulièrement efficaces : 55 personnes sont passées de Google à Washington et 197 ont fait le contraire, sans parler des membres du personnel de cabinet du président qui ont été embauchées dans la Silicon Valley à la fin de son mandat. Barrack Obama aime bien passer pour un geek : « Je suis un nerd, et je ne m'en excuse pas »[74], a-t-il déclaré lors d'une visite à l'université de Pittsburgh.

Son successeur, Donald Trump, provient du monde des affaires. « Je suis riche, très riche » aime-t-il se vanter.  Marqué par ses cinq années au collège militaire, il aime s’entourer de généraux. Au point où certains commencent à s’en inquiéter, comme en témoigne le titre de cet article de Stephen Kinzer du Boston Globe, America’s Slow-Motion Military Coup[75]. « Dans une démocratie, personne ne devrait se réjouir de ce que les généraux imposent leur discipline sur un chef d’état élu », écrit celui qui n’hésite pas à appeler les militaires entourant le président « la junte ». En Amérique, si quelques-uns se font du souci, plusieurs ne s’en rendent même pas compte. Pourtant, ce putsch nouveau genre n’a pas échappé aux observateurs à l’étranger. Ainsi, en parlant de la Corée du Nord, l’ancien ministre de la Défense du Japon, Satoshi Morimoto, a dit : « Je ne pense pas que Washington ait décidé… Celui qui prend la décision finale c’est le secrétaire à la Défense James Mattis, pas le président »[76] !

On dit que les Américains sont plus que jamais divisés en deux blocs irréconciliables. Beaucoup pensent qu’aux dernières élections ils ont eu le choix entre le progrès et le repli sur soi. Même ici, nous avons choisi notre camp. Mais après avoir soulevé un coin du voile qui recouvre l’État profond, force est de constater que ce choix n’était qu’une illusion, car sous la surface, il n’y a qu’une seule et même Hydre à trois têtes. Au fond, les Américains n’ont eu qu’une apparence de choix. Et si vous n’êtes pas encore convaincus de la synergie entre  la technologie, l’argent et l’armée, lisez bien cet article de Michel Chossudowsky[77] que je vous résume en quelques points :

L’Afghanistan possède d’énormes réserves minérales, dont le lithium. Les piles au lithium entrent dans la confection de plusieurs produits de haute technologie (appareils photographiques, téléphones cellulaires, ordinateurs portables, équipement médical, stockage de l’énergie éolienne, automobiles électriques, etc.). Les généraux ont convaincu le président d’envoyer de nouvelles troupes en Afghanistan, où la Chine et la Russie convoitent déjà les minéraux. Les ressources minérales inexploitées de l’Afghanistan sont estimées à trois mille milliards de dollars. « La guerre, c’est bon pour les affaires ».

Silicon Valley rêve de « connecter l’humanité », Wall Street de posséder les richesses de la planète et le Département de la Défense de dominer le monde par le contrôle de l’information et des technologies numériques. C’est sans doute pour ça que Steve Bannon les appelait les « mondialistes » de l’establishment. Ensemble ils vont continuer à « entraîner l’humanité dans la direction qu’ils ont choisie ». Nous pouvons les laisser faire ; alors nous serons divertis (jeux vidéo, réseaux sociaux, etc.), nourris (revenu minimal garanti) et protégés (armée). Ou  nous pouvons engager d’urgence une « conversation » et décider si c’est vers ce genre de monde que nous voulons nous diriger.

La presse libre

« Le contrôle idéologique est beaucoup plus important dans les démocraties que dans les États où la domination se fonde sur la violence, et il y est par conséquent plus raffiné et plus efficace. Pour ceux qui recherchent obstinément la liberté, il ne peut y avoir de tâche plus urgente que d'arriver à comprendre les mécanismes et les méthodes de l'endoctrinement. Ce sont des choses faciles à saisir dans les sociétés totalitaires, mais elles le sont beaucoup moins dans le système de "lavage de cerveau sous régime de liberté" auquel nous sommes soumis et que nous servons trop souvent en tant qu'instruments consentants ou inconscients. », écrit Noam Chomsky dans Un monde complètement surréel[78].

En écrivant cet article, j’ai voulu rendre hommage à tous ces braves journalistes indépendants et à ceux qui doivent se battre dans les médias traditionnels pour nous offrir des perspectives différentes sur le monde, qui est infiniment plus complexe que ce qu’on voudrait nous laisser croire. Nous devons les encourager si nous sommes sérieux quand nous prétendons tenir à la liberté.

 

 

 


 

[46]

[1] http://www.nzherald.co.nz/world/news/article.cfm?c_id=2&objectid=11911244

[2] https://theintercept.com/2017/08/05/whats-worse-trumps-campaign-agenda-or-empowering-generals-and-cia-operatives-to-subvert-it/

[3] https://www.washingtonpost.com/blogs/post-partisan/wp/2017/08/24/why-im-glad-the-generals-are-in-control-in-the-trump-administration/?utm_term=.ba764d46b395

[4] https://consortiumnews.com/2017/08/26/how-the-deep-state-ties-down-trump/

[5] http://projects.washingtonpost.com/top-secret-america/articles/a-hidden-world-growing-beyond-control/

[6] http://www.reuters.com/article/us-usa-audit-army/u-s-army-fudged-its-accounts-by-trillions-of-dollars-auditor-finds-idUSKCN10U1IG

[7] https://libertyblitzkrieg.com/about-2/

[8] https://libertyblitzkrieg.com/2017/08/18/donald-trump-finally-comes-out-of-the-closet/

[9] https://libertyblitzkrieg.com/2017/05/17/wall-street-completely-owns-the-trump-administration/

[10] https://www.bloomberg.com/news/articles/2017-05-01/trump-says-he-s-considering-moves-to-break-up-wall-street-banks

[11] https://www.bloomberg.com/news/articles/2017-05-16/forget-trump-s-breakup-talk-wall-street-is-writing-a-wish-list

[12] http://www.liberation.fr/planete/2017/06/09/la-loi-dodd-frank-detricotee-le-gros-cadeau-de-trump-a-la-finance_1575613

[13] https://theintercept.com/2017/09/17/goldman-sachs-gary-cohn-donald-trump-administration/

[14] https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Big_Short_:_Le_Casse_du_siècle

[15] https://theintercept.com/2017/09/17/goldman-sachs-gary-cohn-donald-trump-administration/

[16] idem (pour tout le paragraphe)

[17] idem

[18] https://twitter.com/realDonaldTrump/status/908154067658174469

[19] http://www.liberation.fr/futurs/2016/05/14/internet-le-reseau-des-plus-forts_1452582

[20] https://www.fastcompany.com/3053318/the-politics-of-silicon-valley

[21] http://www.liberation.fr/futurs/2016/05/14/internet-le-reseau-des-plus-forts_1452582

[22] http://www.businessinsider.com/wtf-win-the-future-reid-hoffman-democrats-2017-7

[23] https://winthefuture.com

[24] https://libertyblitzkrieg.com/2017/01/19/he-wants-to-be-emperor-how-mark-zuckerberg-is-scheming-to-become-president/

[25] https://medium.com/@ebonstorm/feudalism-and-the-algorithmic-economy-62d6c5d90646

[26] http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/la-gig-economy-vers-une-economie-a-la-tache-mondialisee-634783.html

[27] https://www.monfinancier.com/la-gig-economy-23821.html

[28] Antonio Garcia Martinez, Chaos Monkeys : Obscene Fortune and Random Failure in Silicon Valley

    Éditions Harper, 28 juin 2016, 528 pages

[29] http://www.bbc.co.uk/programmes/b0916ghq

[30] http://www.economiematin.fr/news-robotisation-taches-abaque-deutsche-bank-robot-remplacement-employes

[31] http://blog.mondediplo.net/2016-02-29-L-utopie-du-revenu-garanti-recuperee-par-la

[32] https://www.cbsnews.com/news/hawaii-considers-universal-basic-income-guaranteed-pay-robots-taking-jobs/

[33] http://fortune.com/unicorns/

[34] http://money.cnn.com/2017/07/27/investing/facebook-amazon-500-billion-bezos-zuckerberg/index.html

[35] https://www.lrb.co.uk/v39/n16/john-lanchester/you-are-the-product

[36] idem

[37] http://www.oftwominds.com/blogsept17/new-colonial9-17.html

[38] http://business.financialpost.com/opinion/lawrence-solomon-how-teslas-elon-musk-became-the-master-of-fake-business

[39] http://www.foxnews.com/opinion/2017/09/12/ron-paul-crony-defense-budget-hands-spacex-monopoly-why.html

[40]http://www.americanthinker.com/articles/2017/09/is_elon_musk_undercutting_national_security.html

[41] https://newrepublic.com/article/143376/amazon-changing-whole-concept-monopoly

[42] http://www.huffingtonpost.ca/entry/jeff-bezos-workers_us_59a7220fe4b07e81d354e6e3

[43] http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1054861/ubisoft-amazon-subventions-taxes-manque-main-oeuvre-quebec-interet-politiciens

[44] http://blog.mondediplo.net/2016-02-29-L-utopie-du-revenu-garanti-recuperee-par-la

[45] https://www.amazon.ca/Deep-State-Government-Secrecy-Industry/dp/1118146689/ref=sr_1_2?s=books&ie=UTF8&qid=1505333671&sr=1-2&keywords=Deep+State

[46]

[45] https://www.amazon.ca/deep-state-government-secrecy-industry/dp/1118146689/ref=sr_1_2?s=books&ie=utf8&qid=1505333671&sr=1-2&keywords=deep+state

[46] http://robots.blog.lemonde.fr/2017/01/19/davos-les-robots-vont-changer-lart-de-la-guerre/

[47] idem

[48] http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/786499/bilderberg-2016-hadfield-canada-morneau

[49]http://www.journaldemontreal.com/2017/06/01/bill-morneau-et-michael-sabia-a-une-rencontre-secrete-de-bilderberg-a-washington

[50] Cette section sur le Forum Highlands tire ses informations d’un texte de Nafeez Mosaddeq Ahmed en deux parties intitulées How the CIA Made Google et Why Google Made the NSA. Les guillemets qui ne portent pas de numéro renvoient à ces articles.

    https://medium.com/insurge-intelligence/how-the-cia-made-google-e836451a959e

    Première partie en français : http://arretsurinfo.ch/comment-la-cia-crea-google/

    Deuxième partie en français : http://www.cercledesvolontaires.fr/2015/02/14/pourquoi-google-fait-la-nsa/

[51] http://www.nafeezahmed.com/p/about.html

[52] Nafeez Mosaddeq Ahmed, A User’s Guide to the Crisis of Civilization. And How to Save It.

    PlutoPress, 2010, 299 pages

[53] https://medium.com/insurge-intelligence

[54] http://www.nafeezahmed.com/2015/01/when-google-met-pentagon.html

    Première partie en français : http://arretsurinfo.ch/comment-la-cia-crea-google/

    Deuxième partie en français : http://www.cercledesvolontaires.fr/2015/02/14/pourquoi-google-fait-la-nsa/

[55] http://www.highlandsgroup.net/networks.php?id=1

[56] http://www.govexec.com/magazine/features/2006/05/start-your-idea-engines/21898/

[57] http://arretsurinfo.ch/comment-la-cia-crea-google/

[58] https://www.newscientist.com/article/mg19426021-800-review-a-crowd-of-one-the-future-of-individual-identity-by-john-henry-clippinger/

[59] http://www.rendon.com

[60] https://www.journarles.org/spip.php?article932

[61] idem

[62] http://sites.miis.edu/cyber/

[63] http://www.highlandsgroup.net/networks.php?id=1

[64] Cette section sur Google tire ses informations du texte (en deux parties) de Nafeez Ahmed. Comme pour la section sur le Forum Highlands, les guillemets qui ne portent pas de numéro renvoient à cet article.

[65] Cette section sur Palantir tire plusieurs informations du texte de Sam Biddle de The Intercept, à lire si vous n’êtes pas encore assez effrayés. Les guillemets qui ne portent pas de numéro renvoient à cet article :

https://theintercept.com/2017/02/22/how-peter-thiels-palantir-helped-the-nsa-spy-on-the-whole-world/

[66] Olivier Tesquet est un journaliste spécialisé dans les questions numériques à Télérama. Il s’est beaucoup intéressé à Palantir. Je vous recommande vivement de lire ses articles et de l’écouter sur France Culture :

https://www.franceculture.fr/personne-olivier-tesquet.html

http://www.telerama.fr/medias/palantir-le-bras-droit-numerique-de-donald-trump,154870.php

http://www.telerama.fr/medias/palantir-big-data-renseignement,153229.php

[67] https://digit.hbs.org/submission/palantir-a-secretive-unicorn/

[68] http://www.politico.com/story/2016/08/palantir-defense-contracts-lobbyists-226969

[69] https://theintercept.com/2017/02/22/how-peter-thiels-palantir-helped-the-nsa-spy-on-the-whole-world/     cliquer sur « a 2010 demo » dans le paragraphe sous la photo de Karp

[70] http://tempsreel.nouvelobs.com/les-internets/20151020.obs7967/comment-marche-skynet-le-programme-americain-d-assassinats-par-drones.html

[71] https://theintercept.com/2015/05/08/u-s-government-designated-prominent-al-jazeera-journalist-al-qaeda-member-put-watch-list/

[72] https://theintercept.com/2016/04/22/googles-remarkably-close-relationship-with-the-obama-white-house-in-two-charts/

[73] http://www.monde-diplomatique.fr/2016/03/frank/54926

[74] http://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/l-avenir-du-nerd-barack-obama-passera-t-il-par-la-silicon-valley_1847493.html

[75] https://www.bostonglobe.com/opinion/2017/09/16/america-slow-motion-military-coup/wgzyw9mpbibsegcwd4ipjn/amp.html

[76] http://amp.smh.com.au/federal-politics/political-news/japanese-defence-figures-us-prepared-to-use-military-action-against-north-korea-20170908-gydhkb.html

[77] https://www.mondialisation.ca/plus-de-soldats-us-en-afghanistan-pour-empecher-les-chinois-dy-entrer-le-lithium-et-la-bataille-pour-obtenir-les-richesses-minerales/5605738

[78] Noam Chomsky, Un monde complètement surréel

    Éditions Lux Québec, novembre 2012

À lire également du même auteur

La science nous trompe-t-elle?
Trois métaphores, celles du stréréoscope, du grand angulaire et de la chaî

Capitalisme naturel
Première version de cet article en 2001. La notion de capitalisme naturel a é

Karl Raimund Popper
Le principe de Popper est le plus sensé qui soit et pourtant, il ne se vérifie pas lui

Le vivant comme modèle
Chez Albin Michel vient de paraître un livre intitulé Le vivant comme modèle

Gaviotas
Un modèle de développement pour le 3e millénaire

L'homme dauphin et la philosophie de l'eau
Synchronicité? Quand Andrée Mathieu nous a proposé cet article elle ignorait to




Articles récents