Le vivant comme modèle

Andrée Mathieu

Chez Albin Michel vient de paraître un livre intitulé Le vivant comme modèle. La voie du biomimétisme. Quand on m'a demandé de commenter ce livre, j'étais un peu mal à l'aise puisque nous venons d'en publier un sur le même sujet. Mais j'ai découvert avec ravissement un ouvrage dont la facture et le ton sont très différents du nôtre et, par le fait même, j'ose croire que nos deux œuvres se compléteront par delà l'Atlantique.

J'ai découvert Gauthier Chapelle il y a déjà quelques années grâce à une vidéo sur You Tube. Le biomimétisme faisait partie d'un cours sur le développement durable que j'avais développé pour l'Université de Sherbrooke et je me souviens très clairement m'être dit que ce jeune scientifique belge était le porte-parole idéal de la discipline puisqu'il incarnait ce qu'il prêchait, une grande modestie devant les prouesses de la nature. C'est donc sans étonnement que j'ai lu, sous la plume de son célèbre préfacier Jean-Marie Pelt, président de l'Institut européen d'écologie: «Ce livre témoigne du charisme de Gauthier. Plus je le lisais, plus je l'aimais.» C'est le sentiment que j'avais éprouvé en l'écoutant et je vous invite à en juger par vous-même en regardant cette conférence TED qu'il a donnée à Liège.

L'autre célèbre préfacier du livre, Nicolas Hulot, a bien résumé l'ouvrage en ces termes: «C'est ce changement de regard que propose Gauthier Chapelle, qui livre ici son témoignage, à travers le récit de son expérience du biomimétisme: la nature n'est plus une source inépuisable de matières premières, elle est une source inépuisable de connaissances». C'est donc à un changement de vision du monde que nous convie l'auteur. Mais il nous met également en garde: «Quels que soient ses futurs développements pratiques, le biomimétisme n'est pas une solution pour simplement "continuer comme avant" (p.30).»

Le livre se divise en trois parties. C'est le style autobiographique qui donne son charme à l'avant-propos et aux premiers chapitres, et qui permet à l'auteur belge d'exprimer toute sa sensibilité. Ingénieur agronome et docteur en biologie, Gauthier Chapelle aime passionnément le vivant et ça se sent. On suit son cheminement à partir de sa découverte du biomimétisme dans le livre Capitalisme naturel1, en passant par sa rencontre déterminante avec Janine Benyus2 au Schumacher College, jusqu'aux lectures et travaux subséquents qui lui ont permis de devenir un pionnier du biomimétisme en Europe, notamment en fondant l'association Biomimicry Europa3.

La première partie explore en outre l'évolution du vivant, les conditions essentielles à la vie sur terre et les principes du vivant. Ces principes «sont à la fois un code de conduite des êtres vivants, un outil de diagnostic puissant par rapport à la durabilité de toute innovation et une inépuisable source de créativité» (p.84). Particulièrement intéressants sont les seize principes d'Hoagland et Dodson qui s'énoncent comme suit:
1. La vie se développe du bas vers le haut (vers toujours plus de complexité)
2. La vie s'assemble en chaînes (ex. l'ADN)
3. La vie a besoin d'un dedans et d'un dehors (d'une clôture opérationnelle4)
4. La vie utilise peu de thèmes pour générer de multiples variations («à partir de quelques notes, la nature crée de nombreuses symphonies», p.87)
5. La vie s'organise grâce à l'information («l'équivalent de quinze encyclopédies codées par l'ADN», p.87)
6. La vie encourage la diversité en redistribuant l'information («... c'est la contribution de la génétique à la biodiversité», p.88)
7. La vie crée à partir d'erreurs
8. La vie naît dans l'eau
9. La vie se nourrit de sucre
10. La vie fonctionne par cycles
11. La vie recycle tout ce qu'elle utilise
12. La vie perdure grâce aux rotations de matière
13. La vie tend à optimiser plutôt qu'à maximiser
14. La vie est opportuniste
15. La vie est compétitive sur un socle de coopération
16. La vie est interconnectée et interdépendante

La deuxième partie du livre est consacrée aux quatre chevaliers de l'apocalypse qui menacent les conditions de la vie sur terre, incluant ses aspects économiques et sociaux: les changements climatiques, le pic pétrolier, le pic des métaux et la perte de biodiversité. Une fois de plus l'auteur aborde son sujet à partir d'une expérience personnelle, et il le fait avec poésie: «Il est deux heures du matin. Avec d'autres insomniaques, je suis sur le pont du Polarstern, notre cher brise-glaces. En train de savourer un de ces moments de beauté suspendus dans le temps, un spectacle antarctique comme les autres. Ou presque: cette baie extraordinaire, elle n'aurait pas dû être navigable. Sans le changement climatique que nos pays ont provoqué, une couche de 200 m de glace se trouverait encore sous nos pieds. Malaise dans la lumière polaire» (p.107). Sur le pic pétrolier et la célèbre courbe du géologue Marion King Hubbert, il écrit: «D'abord, au départ de cette courbe, nous étions environ un milliard de terriens pour nous partager le gâteau. Aujourd'hui, nous dépassons les sept milliards. Le partage risque de devenir difficile pour les plus gourmands» (p.125), j'ajouterais «si partage il y a...». Dans le chapitre sur le pic des métaux, on peut lire ce titre accrocheur «Trois exemples: le fer, le cuivre, et le... le quoi?!» (p.131). Vous êtes intrigués? Je vous invite à vous procurer le livre pour découvrir ce métal hyper-important dont il ne resterait que douze ans de réserves. Enfin, le chapitre sur la perte de biodiversité me permet de souligner le remarquable sens de la formule que possède l'auteur, qui peut nous faire rire: «... les taxonomistes, ce groupe de biologistes dont le rôle est précisément la description et la classification des espèces, sont eux-mêmes une espèce menacée...» (p. 138), et aussi bien nous faire pleurer: «Pouvez-vous imaginer lire un livre d'images à votre petite-fille en lui disant: "Quand il y avait des baleines..."?» (p.145).

La troisième partie du livre aborde les innovations inspirées du vivant à trois niveaux: celles qui relèvent de la forme, celles qui relèvent des matériaux et des procédés, et celles qui s'inspirent des écosystèmes (p.149). On y trouve, avec force détails, les exemples "classiques" du biomimétisme: le TGV martin-pêcheur, l'éolienne-baleine et l'effet lotus pour les formes (chap. 11); les soies d'araignée, le byssus des moules et le verre des éponges pour les «matériaux du vivant, inspirateurs d'une chimie verte» (chap. 12); la photosynthèse pour «un photovoltaïque organique» (chap. 13); les symbioses et les réseaux trophiques pour les organisations vivantes et la coopération inspirée des écosystèmes (chap. 14 et 15). Enfin, un des points forts du livre est l'accent mis sur «une agriculture biomimétique solaire, régénératrice et, plus encore, sans combustibles fossiles», notamment dans l'épilogue sur la ferme du Bec-Hellouin. C'est un thème cher à L'Agora5, 6, qui y avait consacré deux numéros de son défunt magazine éponyme (1993 - 2006).

En fin de compte nos deux livres sur le biomimétisme sont très différents. Le livre de Gauthier Chapelle, avec la participation de la journaliste, écrivaine et réalisatrice, Michèle Decoust, est ce qu'on pourrait appeler une «somme» du développement durable (le vrai), c'est-à-dire une œuvre résumant toutes les connaissances se rapportant à un domaine donné. Il devrait être une lecture obligatoire pour quiconque souhaite participer à la création d'un monde durable sur la «voie du biomimétisme». De son côté, L'art d'imiter la nature: Le biomimétism (Éditions MultiMondes, octobre 2015) est abondamment illustré et s'adresse à un large public («de 7 à 77 ans»). La co-auteure et biologiste Moana Lebel a structuré le livre selon les fonctions biologiques, car les nouvelles structures ou les nouveaux procédés inspirés des êtres vivants ont pour but de remplir une fonction, comme se nourrir, se loger ou s'éclairer. Il est clair que j'ai laissé mon empreinte de physicienne en tentant pour ma part d'intéresser les lecteurs aux disciplines scientifiques de pointe, comme les nanotechnologies, la robotique, la photonique, la micro-fluidique et les algorithmes. (Note de la rédaction : Ce livre a reçu le prix Hubert Reeves 2016, catégorie adultes, pour le meilleur livre de vulgarisation scientifique de langue française au Canada). 


Il ne peut y avoir meilleure façon de conclure ce texte qu'en citant le beau passage sur lequel s'achève le livre de Gauthier Chapelle: «Ce besoin de confiance entre nous, humains, de même que vis-à-vis des autres espèces, sera-t-il suffisant pour faire émerger le niveau de conscience biosphérique dont nous avons besoin pour nous reconnecter à la terre et savourer la sensation d'y être vivants ensemble? Dans cinquante ans, nos enfants connaîtront la réponse à cette question, et pourront la méditer aux côtés des baleines bicentenaires, (si elles sont encore là), des éponges millénaires (qui seront sûrement là) et des éternelles bactéries (qui seront là de toute façon)» (p.291).


1. Paul Hawken, Amory Lovins et Hunter Lovins, Natural Capitalism,
Little, Brown & Company, 1999, 396 pages
2. La scientifique et écrivaine américaine Janine M. Benyus a lancé la démarche d'innovation durable appelée biomimétisme, en publiant son livre Biomimicry: Innovation Inspired by Nature,
William Morrow, 1997, 288 pages
3. www.biomimicry.eu
4. www.agora.qc.ca/documents/systeme_de_sante--le_reseau_socio-sanitaire_quebecois
5. www.agora-2.org/francophonie.nsf/Dossiers/La_culture_de_transition (publié en 2009)
6. www.agora.qc.ca/documents/initiatives_de_transition--bernard_charbonneau_et_le_mouvement_initiatives_de_transition_par_christian_roy

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