L'apport des sciences humaines
Le regard de l'anthropologue n'est-il pas comparable à celui du primitif? Il voit des choses bizarres là où on est en pleine normalité.
Les sciences humaines ont envahi la sphère de la santé au cours des dernières décennies. L'anthropologie médicale, l'ethnomédecine, la sociologie de la santé sont devenues des spécialités au même titre que la chirurgie et l'obstétrique. Le développement de ces sciences a contribué à faire apparaître les choses de la santé dans une nouvelle perspective.
Les anthropologues ont forgé leur méthode et formé leur regard en étudiant les sociétés primitives... puis un jour ils ont envahi les hôpitaux et ont fait l'hypothèse qu'il s'agissait là de contrées lointaines peuplées de tribus; la tribu des docteurs, celle des infirmières. Ce nouveau regard a permis de voir de nouvelles choses.
Pour le regard habitué, le geste du chirurgien est une chose rationnelle. Pour l'anthropologue, il s'agira d'un geste tranchant pouvant être rattaché à mille et un mobiles, y compris les plus inconscients, les moins avouables et les plus archaïques. Les hypothèses qui en résultent expliquent en partie les étonnantes variations, d'un pays à l'autre, dans le recours à tel ou tel acte chirurgical, le pontage coronarien par exemple.
Bien entendu, les anthropologues ont commencé par étudier les systèmes de soins des sociétés archaïques. Il en est résulté un relativisme, parfois excessif, tel que plus personne aujourd'hui n'oserait soutenir que le système médical occidental est une chose unique, rationnelle de part en part, tandis que les systèmes archaïques seraient tout entier irrationnels. Il en est résulté aussi de remarquables travaux, dont ceux de Claude Lévi-Strauss sur l'efficacité des symboles. Ces travaux devraient permettre de mieux comprendre l'effet placebo, entre autres choses.
On pourrait dire des choses semblables de l'ethnomédecine et de sous-spécialités comme l'ethnopsychiatrie ou la psychiatrie transculturelle. Voici plutôt un bref aperçu des choses importantes qu'on peut apprendre par ces disciplines.
«On ne devient pas fou comme on le désire, la culture a tout prévu. Au coeur même de l'élaboration de la névrose et de la psychose par laquelle nous tentons de lui échapper, la culture vient encore nous rejoindre pour nous dire quelle personnalité de rechange nous devons adopter.» (François Laplantine, L'ethnopsychiatrie, Paris, Éditions Universitaires de France, 1973, cité dans Henri Dorvil, «Types de sociétés et de représentation du normal et du pathologique», Traité d'anthropologie médicale, p. 318 ).
«On sait que les névrosés internés dans les camps de concentration ont vu leur névrose disparaître, mais revenir après leur libération. Un autre fait paradoxal est la quasi-inexistence de névroses et de psychoses dans certaines sectes très fermées.» (R. Duguay, H. F. Ellenberger et all, Précis de psychiatrie, Montréal, Chênelière et Stanké, Paris, Maloine, 1981, cité dans Henri Dorvil, Traité d'anthropologie médicale, p. 308).
Pour illustrer l'apport de la sociologie de la santé, on cite souvent une étude d'un célèbre représentant américain de cette discipline, I. K. Zola, montrant que «les Américains d'origine irlandaise ne se comportent pas devant la maladie comme leurs compatriotes d'origine italienne. Les premiers ont tendance à refouler leurs maladies, à localiser leurs symptômes dans des organes comme l'oeil, le nez, la gorge, tandis que les seconds ont tendance à dramatiser leurs symptômes.»