La Poétique d'Aristote - 3e partie
Nous avons dit ci-dessus ce que c'est que la reconnaissance; ici nous en marquerons les espèces. La première, qui ne demande point d'art, et que la plupart des poètes emploient, faute de mieux, est celle qui se fait par les signes. Ces signes sont ou naturels, comme la lance empreinte sur le corps des Thébains nés de la terre, et l'étoile sur celui de Thyeste dans la pièce de Carcinus; ou accidentels, soit inhérents au corps, comme les cicatrices; soit détachés du corps, comme les colliers, les bracelets, le petit berceau dans Tyro. Mais dans cette espèce il y a deux manières, dont l'une est meilleure que l'autre. Par exemple, Ulysse est reconnu par sa cicatrice, autrement par sa nourrice, et autrement par ses pâtres. Cette dernière manière et les autres, où le signe est donné en preuve, demandent moins d'art. Mais les reconnaissances au moyen d'une péripétie comme celle du Bain sont préférables. La seconde espèce est de celles qui sont imaginées par le poète, et qui par conséquent n'ont point beaucoup d'art. Ainsi, dans Euripide, Oreste reconnaît sa sœur par le moyen d'une lettre, et est reconnu d'elle par des renseignements, en disant ce qu'il plait au poète de lui faire dire: car ce qu'il dit n'est point tiré du fond de la fable. Aussi cette seconde reconnaissance a-t-elle quelque chose du défaut des premières: car le poète l'eût pu tirer de son sujet. Il en est de même du Térée de Sophocle, où la reconnaissance se fait par une navette qui rend un son. La troisième espèce est par le souvenir, lorsqu'à la vue d'un objet on éprouve quelque affection marquée: comme dans les Cypriens de Dicéogène, où le héros, voyant un tableau, laisse échapper des larmes; et, dans l'apologue d'Alcinoüs, Ulysse entend le joueur de cithare: il se rappelle un souvenir, et pleure; ce qui le fait reconnaître. La quatrième espèce est par le raisonnement, comme dans les Choèphores.: «Il est venu un homme qui me ressemble; personne ne me ressemble qu'Oreste: c'est donc Oreste qui est venu.» Et dans l'Iphigénie de Polyidus le sophiste, il est naturel qu'Oreste fasse cette réflexion: «Ma sœur a été immolée, je vais donc l'être comme elle.» Et dans le Tydée de Théodecte: «Un roi allait pour chercher son fils, et lui-même il périt.» Et encore dans les Filles de Phinée: «Ces filles, voyant le lieu où on les menait, raisonnèrent sur le sens de l'oracle qui leur avait été rendu, et jugèrent que c'était là qu'elles devaient mourir, parce que c'était là même qu'elles avaient été exposées1.» Il y a une autre reconnaissance qui se fait par un faux raisonnement du spectateur, comme dans Ulysse faux messager. Le personnage dit qu'il reconnaîtra l'arc d'Ulysse, qu'il n'a jamais vu. Le spectateur, croyant qu'il l'a effectivement reconnu, en tire une fausse conséquence. De ces reconnaissances, la meilleure est celle qui naît de l'action même et qui frappe par sa vraisemblance, comme dans l'Œdipe de Sophocle et dans l'Iphigénie d'Euripide: car il est naturel qu'Iphigénie, dans le cas où elle est, veuille donner des lettres pour Oreste. Ce sont les seules, qui se fassent sans colliers ou indice; après celles-là, les meilleures sont celles du raisonnement.
Conseils pour la composition des tragédies:
se mettre par l'imagination à la place des spectateurs
et des personnages de la tragédie
Lorsque le poète compose sa fable ou qu'il écrit, il doit se mettre à la place du spectateur. Voyant alors son ouvrage dans le plus grand jour, et comme s'il était témoin de ce qui se fait, il sentira mieux ce qui convient ou ce qui ne convient pas. Ce fut faute de cette précaution que Carcinus échoua. Amphiaraüs sortait du temple; et le spectateur, qui ne l'avait point vu sortir, l'ignorait. On fut blessé de cette inattention du poète, et sa pièce tomba. Il faut encore que le poète, autant qu'il est possible, soit acteur en composant. L'expression de celui qui est dans l'action est toujours plus persuasive: on s'agite avec celui qui est agité; on souffre, on s'irrite avec celui qui souffre, qui est irrité. C'est pour cela que la poésie demande une imagination vive ou une âme susceptible d'enthousiasme: l'une peint fortement, l'autre sent de même. Quel que soit le sujet qu'on traite, il faut commencer par le crayonner en général par exemple, s'il s'agit d'Iphigénie, vous direz: «Une jeune princesse était au moment d'être sacrifiée; tout à coup elle est enlevée sous le couteau des prêtres, et se trouve transportée dans une contrée lointaine, où elle devient elle-même prêtresse. Dans ce pays, c'était l'usage de sacrifier tous les étrangers qui y arrivaient par mer. Son frère y arrive: et cela, parce qu'un dieu le lui avait ordonné, pour exécuter une certaine entreprise, qui est hors du général2. Pourquoi cette entreprise? Cela est hors de la donnée du sujet3. Il y vient, il est arrêté, et au moment où il allait être égorgé par sa sœur, il est reconnu par elle; soit comme chez Euripide, ou plutôt comme chez Polyidus, parce qu'il s'écrie: Ma sœur a été sacrifiée, je vais donc l'être aussi: et cette exclamation le sauve.» Après cela on remet les noms, on fait les détails qui doivent tous être propre au sujet, comme dans l'Oreste, sa fureur maniaque, qui le fait prendre, et son expiation qui le sauve. Dans les drames, les détails sont plus courts, et plus longs dans les épopées. L'Odyssée, par exemple, prise en général, se réduit à peu de chose: «Un homme est absent de chez lui pendant plusieurs années; il est persécuté par Neptune, de manière qu'il perd tous ses compagnons et reste seul. D'un autre a côté, sa maison est au pillage; les amants de sa femme dissipent son bien et veulent faire périr son fils. Cet homme, après des travaux infinis, revient chez lui, se fait connaître à quelques amis fidèles, attaque ses ennemis, les fait périr, et se rétablit dans son premier état.» Voilà le fond de l'action; tout le reste est détail ou épisode.
Du nœud et du dénouement dans la tragédie.
Éviter les épisodes convenables à l'épopée.
Le rôle du chœur
Dans toute tragédie il y a un nœud et un dénouement. Les obstacles antérieurs à l'action, et souvent une partie de ce qui se rencontre dans l'action, forment le nœud: le reste est le dénouement. J'appelle nœud tout ce qui est depuis le commencement de la pièce jusqu'au point précis où la catastrophe commence; et dénouement, tout ce qui est depuis le commencement de la catastrophe jusqu'à la fin. Ainsi dans le Lyncée de Théodecte, le nœud est tout ce qui a été fait avant et jusqu'à la prise du jeune homme inclusivement, et le dénouement est depuis l'accusation de meurtre jusqu'à la fin. Nous avons dit ci-dessus qu'il y a quatre caractères de tragédie: l'implexe, qui a reconnaissance et péripétie; la tragédie pathétique, comme les Ajax et les Ixions4; la morale, comme les Phthiotides et Pélée5; enfin la quatrième, qui est simple et unie, comme les Phorcides et Prométhée, et tout ce qui se fait aux enfers. Le poète doit tâcher de réussir dans ces quatre espèces, ou du moins dans le plus d'espèces qu'il lui sera possible, et dans les plus importantes: cela est nécessaire, aujourd'hui surtout que le public est devenu difficile. Comme on a vu des poètes qui excellaient chacun dans quelqu'un de ces genres, on voudrait aujourd'hui que chaque poète eût lui seul ce qu'ont eu tous les autres ensemble. On ne doit pas dire d'une pièce qu'elle est ou n'est pas la même qu'une autre pièce, quand le sujet est le même, mais quand c'est le même nœud et le même dénouement. La plupart des poètes forment bien le nœud et le dénouent mal: cependant il faut réussir également dans l'un et l'autre. Il faut bien se souvenir, comme on l'a dit souvent, de ne point faire d'une tragédie une composition épique. J'appelle composition épique celle dont les épisodes peuvent former autant d'actions, comme si quelqu'un s'avisait de faire de toute l'Iliade une seule pièce. Dans l'épopée, l'étendue du poème permet de longs épisodes: dans les drames, ils ne réussiraient pas de même. Aussi ceux qui ont voulu représenter la ruine de Troie en entier, et non quelqu'une de ses parties, comme Euripide a fait dans sa Niobé et dans sa Médée, ou comme Eschyle, ont-ils vu tomber leurs pièces et manqué le prix. C'est cela seul qui a fait tort à Agathon. Dans les pièces où il y a péripétie seulement, et dans les simples, les poètes font quelquefois leur dénouement par une sorte de merveilleux, qui est tout à la fois tragique et intéressant: c'est un homme rusé, mais méchant, qui est trompé comme Sisyphe; c'est un homme brave, mais injuste, qui est vaincu; cela est vraisemblable, parce que, comme dit Agathon, il est vraisemblable qu'il arrive des choses qui ne sont point vraisemblables. Il faut encore que le choeur soit employé pour un acteur, et qu'il soit partie du tout, non comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle. Dans les autres poètes, les chœurs n'appartiennent pas plus à l'action qu'à toute autre tragédie: ce sont des morceaux étrangers à la pièce. C'est Agathon qui a donné ce mauvais exemple. Car quelle différence y a-t-il de chanter des paroles étrangères à une pièce, ou d'insérer dans cette pièce des morceaux, ou même des actes entiers d'une autre pièce?
Des pensées et de l'élocution dans la tragédie.
Jusqu'ici il a été question des parties constitutives de la tragédie. Il ne reste plus qu'à traiter de l'élocution et des pensées. On trouve ce qui regarde les pensées dans nos livres sur la rhétorique, à qui cette matière appartient. La pensée comprend tout ce qui s'exprime dans le discours, où il s'agit de prouver, de réfuter, d'émouvoir les passions, la pitié, la colère, la crainte, d'amplifier, de diminuer. Or il est évident que dans les drames on use des mêmes formes lorsqu'il s'agit de rendre le terrible, le pitoyable, le grand, le vraisemblable. Il y a seulement cette différence que, de toutes ces formes, les unes doivent se manifester en dehors de la mise en scène, tandis que les autres, celles qui tiennent à la parole, ne peuvent exister que par la parole et par le débit. Car quel serait le mérite de l'élocution dramatique, si le plaisir qu'elle cause venait des pensées et non de l'élocution même? Il y a encore, par rapport à l'expression, une autre partie à considérer, c'est celle des figures; mais elle regarde principalement les maîtres de la déclamation: car c'est à eux de savoir avec quel ton et quel geste on ordonne, on prie, on raconte, on menace, on interroge; on répond, etc. Qu'un poète sache ou ignore cette partie, on ne peut pas lui en faire un crime. Qui eut reprocher à Homère, comme l'a fait Protagore; d'avoir commandé, au lieu de prier, lorsqu'il a dit: «Muse, chante la colère du fils de Pélée?» Car, dit-il, commander, c'est ordonner de faire quelque chose ou le défendre. Nous ne répondrons point à cette critique, qui ne regarde point la poésie.
Des éléments grammaticaux du langage.
Des mots, de leurs parties composantes, de leurs espèces.
Dans ce qui concerne les mots, on distingue l'élément, la syllabe, la conjonction, l'article, le nom, le verbe, le cas, enfin l'oraison. L'élément est un son indivisible qui peut entrer dans la composition d'un mot. Car tout son indivisible n'est pas un élément: les cris des animaux sont des sons indivisibles, et ne sont point des éléments. Les éléments sont de trois espèces: sonores, demi-sonores, non sonores6. Les sonores ont par eux-mêmes le son, sans avoir besoin d'articulation, comme [A], [O]. Les demi-sonores ont le son joint à l'articulation comme [S], [R]. Les non sonores ont par eux-mêmes l'articulation7 sans le son, et n'ont le son que par un des éléments sonores, comme [G], [D]. Les différences de ces éléments, dans leurs espèces, viennent des configurations de la bouche, des endroits où ils se forment, de la douceur ou de la force de l'aspiration; de la longueur ou de la brièveté de leur prononciation; de l'accent grave, ou aigu, ou moyen, comme on peut le voir dans les arts métriques. La syllabe est un son non significatif, composé d'une voyelle et d'une muette: [G] sans [A] n'est point une syllabe, avec [A] c'en est une, [GA]. Les détails sur cette partie sont encore de l'art métrique. La conjonction est un mot non significatif qui ne donne ni n'ôte à un mot la signification qu'il a, et qui peut être composé de plusieurs sons. Elle se place ou au milieu ou aux extrémités; à moins que par elle-même elle ne soit faite pour être au commencement, comme.[men], [dè], [de]. Ou, si l'on veut, c'est un mot non significatif, qui de plusieurs mots significatifs ne fait qu'un sens8. L'article est un mot non significatif, qui marque le commencement, ou la fin, ou la distinction dans le discours, comme [amphi], [peri], etc.; ou encore un mot non significatif qui peut être composé de plusieurs sons, qui n'ôte ni ne change rien à la signification des mots significatifs, et qui se place tantôt aux extrémités, tantôt au milieu. Le nom est un mot significatif, qui ne marque point les temps, et dont les parties séparées ne signifient rien: car dans les noms doubles on ne prend point les parties dans leur sens particulier: dans [Théodore], [dore] ne signifie rien. Le verbe est un mot significatif qui marque les temps, et dont les parties séparées ne signifient pas plus que celle du nom: homme, blanc, ne marquent point le temps il marche, il a marché, signifient, l'un le présent, l'autre le passé. Le cas appartient au nom et au verbe: il marque les rapports, de, à, etc., les nombres, un ou plusieurs, l'homme ou les hommes; ou les manières de dire, l'interrogation, le commandement , etc. Il est parti, partez, sont des cas du verbe. Le discours est une suite de sons significatifs9, dont quelques parties signifient par elles-mêmes quelque chose. Car tout discours n'est pas composé de noms et de verbes, comme la définition de l'homme: le discours peut être sans verbe; mais chacune de ses parties a toujours sa signification particulière: dans Cléon marche, Cléon a une signification. Le discours est un de deux manières: lorsqu'il ne signifie qu'une seule chose, comme la définition de l'homme, ou qu'il lie entre eux une suite de mots, comme l'Iliade.
Des formes du nom.
Des métaphores.
Des figures de grammaire.
Il y a des noms simples, nommés ainsi, parce qu'ils ne sont pas composés d'autres noms significatifs, comme [gè], terre; et des noms doubles, qui sont composés d'un mot significatif et d'un autre mot qui ne l'est point, ou de deux mots tous deux significatifs. II peut y en avoir de triples, de quadruples, etc., comme l'Hermocaïcoxanthus des Mégaliotes et beaucoup d'autres. Tout nom est ou propre, ou étranger, ou métaphorique, ou d'ornement, ou forgé exprès, ou allongé, ou raccourci, ou enfin changé de quelque manière. J'appelle propre le mot dont tout le monde se sert dans un pays, et étranger celui qui appartient à la langue d'un autre pays. Ainsi le même mot peut être propre et étranger selon les pays: [sigynon], épieu, est propre chez les Cypriens, étranger chez nous. La métaphore est un mot transporté de sa signification propre à une autre signification: ce qui se fait en passant du genre à l'espèce, ou de l'espèce au genre; ou de l'espèce à l'espèce, où par analogie. Du genre à l'espèce, comme dans Homère, mon vaisseau s'est arrêté ici: car être dans le port est une des manières d'être arrêté. De l'espèce au genre: Ulysse a fait mille belles actions: mille pour beaucoup. De l'espèce à l'espèce: il lui arracha la vie, il lui trancha la vie: trancher et arracher sont l'un pour l'autre, et signifient également ôter. Par analogie, quand de quatre terme le second est au premier ce que le quatrième est au troisième, et qu'au lieu du second on dit le quatrième, et au lieu du quatrième le second. Quelquefois même on met simplement le mot analogue au lieu du mot propre. Ainsi, la coupe étant à Bacchus comme le bouclier est à Mars, on dira que le bouclier est la coupe de Mars, et la coupe, le bouclier de Bacchus. De même le soir étant au jour ce que la vieillesse est à la vie, on dira que le soir est la vieillesse du jour; et la vieillesse, le soir de la vie, ou, comme l'a dit Empédocle, le coucher de la vie. Il y a des cas où il n'y a point de mot analogue, et toutefois celui qu'on emploie n'est pas employé par analogie: par exemple, répandre du grain sur la terre, c'est semer; quoiqu'il n'y ait point de verbe pour exprimer l'action du soleil répandant sa lumière, on a dit le soleil semant sa divine lumière, parce que l'action du soleil répond à l'action de semer du grain. On peut encore user autrement de cette sorte de métaphore, en joignant au mot figuré une épithète qui lui ôte une partie de ce qu'il a au propre: comme si l'on disait que le bouclier est, non la coupe de Mars, mais la coupe sans vin. Le mot forge est celui que le poète fabrique de sa propre autorité, et dont avant lui personne n'avait osé. Nous en avons plusieurs qui semblent de cette espèce, comme [ernuges] pour […] (cornes) et [arètèr] pour […] (grand prêtre). Le mot allongé est celui où l'on met une voyelle longue à la place d'une brève, ou auquel on ajoute une syllabe, comme [poleôs] pour [polèos], [pèleidou] pour [pèlèiadeô]. Le mot raccourci est celui auquel on ôte quelque chose, comme [kri] pour [dô] , [ops] comme dans l'exemple suivant: [mia ginetai amphoterôn ops] (tous deux ont même visage). Le mot est changé quand on en conserve une partie et qu'on y en ajoute une autre, [dexiteron kata mazdon] pour [dexion]. Il y a aussi des noms masculins, des féminins et des neutres. Les masculins ont trois terminaisons, par [n], par [r], par [s], ou par une des lettres doubles qui renferment une muette, [psi], [xi]. Les féminins en ont trois aussi, par les voyelles toujours longues [è] [ô], ou qui peuvent s'allonger comme [a], de manière qu'il y a autant de terminaisons pour les masculins que pour les féminins, car [psi] et [xi] se terminent par [s]. Il n'y a point de nom qui se termine par une consonne absolument muette, ni par une voyelle brève. Il n'y en a que trois en [i], [meli], [kommi], [peperi] cinq en [u], […]. Les neutres ont pour terminaisons propres ces deux dernières consonnes, et le [n] et le [s].
De l'élocution poétique; des moyens de la relever.
L'élocution poétique doit avoir deux qualités: être claire et être au-dessus du langage vulgaire. Elle sera claire, si les mots sont pris dans leur sens propre; mais alors elle n'aura rien qui la relève: tel est le style de Cléophon et de Sthénélus. Elle sera relevée, et au-dessus du langage vulgaire, si l'on y emploie des mots extraordinaires, je veux dire, des mots étrangers, des métaphores, des mots allongés, en somme, tout ce qui n'est point du langage ordinaire. Mais, si le discours n'est composé que de ces mots, ce sera une énigme ou un barbarisme continu. Ce sera une énigme, si tout est métaphore; un barbarisme, si tout est étranger. Car on définit l'énigme, le vrai sous l'enveloppe de l'impossible: ce qui peut se faire par la métaphore, et non par l’arrangement des mots, comme: J'ai vu un homme qui, avec du feu, collait de l'airain sur un autre homme, et autres exemples semblables. Le barbarisme est l'emploi d'un mot étranger. C'est pourquoi l'on en use sobrement. L'élocution poétique sera donc au-dessus du langage ordinaire par les métaphores, les mots étrangers, les épithètes d'ornement, et par les autres espèces que nous avons indiquées; et elle sera claire par les mots propres. Un moyen qui ne contribue pas peu à relever l'élocution, sans la rendre moins claire, c'est d'allonger les mots, de les raccourcir, d'y changer des lettres, des syllabes. Comme alors les mots n'ont plus leur forme usitée, ils paraissent extraordinaires; et cependant, comme ce sont toujours les mêmes mots, ils conservent leur clarté. On a donc tort de faire aux poètes un crime de ces licences, et de les tourner en ridicule sur cet objet. Il est bien aisé, disait Euclide l'ancien, de faire des vers, lorsqu'on se permet d'étendre et de changer les syllabes. Euclide lui-même a fait l'un et l'autre, même dans la prose. La chose serait ridicule, sans doute, si cela se faisait comme dans les exemples qu'on propose. Mais il y a des bornes ici comme partout. Qui hérisserait un discours de métaphores, de mots étrangers, sans choix et sans mesure, et pour être ridicule, y réussirait certainement. Mais, si l'on en use modérément, on verra, surtout dans l'épopée, combien ces locutions font d'effet. Qu'on mette dans un vers les mots propres à la place des métaphores, des mots étrangers, et des autres, on sentira combien ce que nous disons est vrai. Eschyle et Euripide ont rendu la même idée dans un vers ïambique: celui-ci n'a changé qu'un seul mot, il a remplacé le mot propre par un mot étranger; le premier a fait un vers médiocre, un ulcère mange mes chairs; Euripide a fait un beau vers, un ulcère cruel se repaît de mes chairs. Que dans les vers où Homère a mis [mais pour lors c'est un misérable, un pleutre et un importun qui vient me...], on mette [mais en fait c'est un homme petit, faible et mal conformé qui vient me...]; ou dans un autre endroit où il y a [ayant disposé un siège malséant et une table indigente] et qu'on mette [ayant placé une vilaine chaise et une petite table] ce ne sont plus des vers: et ailleurs qu'on dise, les rivages retentissent, au lieu de les rivages mugissent: quelle différence! Il y a encore un certain Ariphradès qui a voulu railler les tragiques sur ces locutions dont personne n'use dans le langage commun, par exemple, lorsqu'ils écrivent [dômatôn apo] pour [apo dômatôn], [sethen],[egô de nin], [Achilleôs peri] et autres phrases semblables. C'est précisément parce que personne n'en use qu'elles relèvent l'élocution: et c'est ce que cet Ariphradès ignorait. C'est un grand talent de savoir mettre en œuvre les locutions dont nous parlons, les mots doubles, les mots étrangers, etc.; mais c'en est un plus grand encore de savoir employer la métaphore. Car c'est la seule chose qu'on ne puisse emprunter d'ailleurs. C'est la production du génie, le coup d'ail d'un esprit qui voit les rapports. Les mots doubles conviennent spécialement au dithyrambe, les mots étrangers à l'épopée, les métaphores aux poèmes iambiques10: avec cette différence que toutes ces espèces entrent également dans le vers héroïque, et que l'iambique, imitant le langage familier, ne peut recevoir que ce qui est employé dans la conversation, c'est-à-dire le terme propre, la métaphore et quelques épithètes.
En voilà assez sur la tragédie, et sur tout ce qui a rapport à l'imitation dramatique.
Notes
1. L'oracle avait sans doute prédit qu'elles mourraient au lieu ou elles avaient été exposées. On ne connaît point le sujet de cette pièce.
2. C'est-à-dire qui rentre dans le fait particulier. Cette entreprise était d'enlever la statue de Diane et de la transporter à Athènes.
3. Oreste s'était chargé de cette entreprise pour obtenir l'expiation de son parricide et la délivrance des tourments que lui faisaient éprouver les Furies: ce qui n'est plus du sujet de l'Iphigénie en Tauride.
4. Ajax se tuait lui-même; Ixion était attaché à sa roue.
5. Pélée, prince vertueux et ami des dieux.
6. C'est-à-dire voyelles, demi-voyelles et muettes. Cette division est philosophique et complète.
7. On entend ici par articulation la modification donnée aux
sons par l'impression de la langue, du palais, des dents, des lèvres, en un mot des organes de la parole, qui pressent le son ou l'arrêtent en son passage.
8. Aristote confond la conjonction avec la préposition, qui effectivement ne diffèrent l'une de l'autre qu'en ce que la préposition a ut, régime et que la conjonction n'en a point. Il dit que la conjonction n'est point significative, parce qu'elle ne signifie que les rapports des idées et non les idées mêmes.
9. Dans toutes ces définitions, Aristote a toujours conservé le même genre, [...], voix, son, auquel il a ajouté par degré les différences propres de chaque espèce. On n'a pu conserver cette précision logique dans la traduction.
10. C'est-à-dire aux poésies mordantes, aux drames satyriques et aux autres du même genre.