La musique et la poésie

Hélène Laberge
Le nom d'Orphée, personnage si humain que l'on hésite à le ranger parmi les dieux, est à jamais associé à la poésie et à la musique; signe que ces deux arts étaient à l'origine indissociables. Ne le sont-ils pas encore?
Quand la poésie et la musique s'éloignent l'une de l'autre, ne s'éloignent-elles pas aussi des hommes? (Il faut ici éviter de confondre la musique présente dans la poésie et celle qui est plaquée sur la poésie.)
Chez les Grecs la musique était indissociable de la littérature, de la poésie en particulier. Chez les Romains le choix des sons et des rythmes demeurait aussi important que le choix des mots. La dissociation se fera progressivement par la suite. Mais se fera-t-elle vraiment? Il y aura certes une musique indépendante de la poésie, mais la poésie elle, sera toujours musicale.


«De la musique avant toute chose», dira Verlaine dans son Art poétique:


De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

[...]

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la couleur, rien que la nuance!
Oh! La nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor!

[...]

Prends l'éloquence et tords-lui le cou!

[...]

De la musique encore et toujours!
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.


Pour ce qui est de l'art de faire chanter les mots, les poètes de langue romane doivent tout aux poètes latins, à Virgile d'abord qui a été le modèle aussi bien de Dante au XIIIe siècle que de Paul Valéry au XXe, lequel, dans l'avant-propos à sa traduction des Bucoliques, rendra cet hommage à la langue latine: «elle dispose des arrangements des mots avec une liberté qui nous est presque entièrement refusée, et qui fait notre envie. Cette latitude est des plus favorables à la poésie, qui est un art de contraindre continûment le langage à intéresser immédiatement l'oreille au moins autant qu'il ne fait l'esprit».

Vers 70 av. J.-C., dans le Nord de l'Italie, où naît Virgile, on se souvenait encore des dangers qui avaient plané sur la patrie au siècle précédent. D'autre part, la guerre civile à Rome vient tout juste de se terminer au profit de César. Voici comment Virgile a transformé ces évéments en un chant immortel de paix et d'enracinement.


[...]

...En quo discordia cives
Produxit miseros! His nos concevimus agros!
Insere nunc, Meliboe, piros, pone ordine vites!
Ite, meae, felix quondam pecus, ite, capellae:
Non ego vos posthac, viridi projectus in antro,
Dumosa pendere procul de rupe videbo;
Carmina nulla canam;non, me pascente, capellae,
Florentem cytisum et salices carpetis amaras.

...Hélas de nos discordes
Nos malheurs sont le fruit! Nos labeurs sont pour d'autres!
Ah! je puis bien greffer mes poiriers et mes vignes!
Allez! troupeau jadis heureux, chèvres, mes chèvres,
Je ne vous verrai plus, couché dans l'ombre verte,
Au loin, à quelque roche épineuse accrochées.
Vous ne m'entendrez plus, vous brouterez sans moi
Les cytises en fleurs, et les saules amers. [Paul Valéry]


Virgile a aussi écrit des poèmes où certains vers reviennent comme les thèmes d'une pièce musicale. Ce procédé a été utilisé par de nombreux poètes par la suite, et notamment par le grand poète espagnol Fererico Garcia Lorca dans le Romancero Gitano, un recueil qui rappelle à bien des égards les Bucoliques.


Verde que te quiero verde
Verde viento. Verdes ramas.
El barco sobre el mar
y el caballo en la montana.
Con la sumbra en la cintura,
ella suena en su baranda,
verde carne, pelo verde,
con ojos de fria plata.
Verde que te quiero verde.
Bajo la luna gitana,
las cosas la estan mirando
y ella no puede mirarlas.


Conviendrait-il d'ajouter de la musique de ces mots? La réponse de Paul Valéry à cette question est célèbre: mettre de la musique sur des vers équivaut à regarder un tableau à travers un vitrail. Lamartine, lui aussi poète musicien, avait une opinion semblable. Il a fait suivre son poème le plus célèbre de ce commentaire: «On a essayé mille fois d'ajouter la mélodie plaintive de la musique au gémissement de ces strophes. On a réussi une seule fois. Niedermeyer a fait de cette ode une touchante traduction en notes. J'ai entendu chanter cette romance, et j'ai vu les larmes qu'elle faisait répandre. Néanmoins j'ai toujours pensé que la musique et la poésie se nuisaient en s'associant. Elles sont l'une et l'autre des arts complets: la musique porte en elle son sentiment, de beaux vers portent en eux leur mélodie». Voici, selon les mots de Lamartine lui-même, le gémissements des strophes de son poème le plus célèbre: Le lac:


Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour?

[...]

O temps suspends ton vol! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours!
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours!

[...] O lac! rochers muets! grottes! forêt obscure!
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir!


Il n'empêche que Léo Ferré et Duparc surtout, ont fait bien des heureux en mettant en musique l'Invitation au voyage de Baudelaire. Et qui reprocherait à Brassens d'avoir ajouté sa voix à celle d'Aragon pour chanter l'amour?


Mon bel amour, mon cher amour, ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé,
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer,
Répétant après moi ces mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent,
Il n'y pas d'amour heureux.


Et Gilles Vignault défigure-t-il sa propre poésie quand il la chante et la danse en même temps?


Gens de mon pays

[...]

Je vous entends jaser
Sur le perron des portes
Et de chaque côté
Des cléons des clôtures
Je vous entends chanter
Dans la demi-saison
Votre trop court été
Et votre hiver si longue
Je vous entends rêver
Dans les soirs de doux temps
Il est question de vents
De vente et de gréments
De labours à finir
D'espoir et de récolte
D'amour et du voisin
Qui va marier sa fille

En ce pays, mêmes les morts chantent

O morts! Doux morts!
Patients et pardonnants
Le plain-chant de vos vies muettes
Attend dans vos maisons silencieuses
Comme au bronze de cloches sans clochers
Dorment des carillons
Que du moins ma pensée de vous
Soit chaude à vos âmes éparses
Au hasard du Grand Sablier
Par vos pas cassés sur la grève
Entre Galet et Grand Goulet
Entre le Petit Havre et l'Anse-aux-Madriers...


A-t-on osé mettre en musique le plus musicien des poètes français, le tragédien Jean Racine, l'auteur de Phèdre, de Bérénice? Le chant de ces vers ne se suffit-il pas à lui-même?


Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé
La fille de Minos et de Pasiphaé


Quelle musique superposer aux merveilleux vers suivants? C'est Phèdre qui découvre sa passion:


Mes yeux sont éblouis du jour que je revois;

[...] Vous haïssiez le jour que vous veniez chercher

[...] Et la mort à mes yeux dérobant la clarté
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.


Le jour est encore présent dans les plus beaux vers de Bérénice, qui elle aussi connaît une passion malheureuse. Voici sa réponse aux adieux de Titus:


«Pour jamais! Ah! Seigneur! songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?
Dans un mois dans un an comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous;
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice
Sans que, de tout le jour, je puisse voir Titus?»


Racine est né dans le Nord de la France. A douze ans, il fit un séjour dans le Midi, à Uzès. Le premier vers qu'on lui attribue est contenu dans une lettre qu'il adressait depuis Uzès à un parent du Nord. La musique et la clarté s'y trouve déjà réunies.


«Et nous avons des nuits plus belles que vos jours»


Nous n'avons cité jusqu'ici que des poètes latins ou écrivant dans une langue romane. N'en concluons pas que la musique est absente de l'anglais ou de l'allemand. Mozart du moins estimait la langue de Goethe digne de sa musique et Elisabeth Schwarzkopf a jugé digne de sa voix l'oeuvre qui en est résultée.


Das Veilchen


Ein Veilchen auf der Wiese stand
Gebuckt in sich und unbekantt...


...La violette


Une violette dans la plaine
Inconnue et timide...


Bien des musiques aussi et bien des voix, dont celle de Jacques Douai, ont accompagné ce poème de Rilke:


Liebeslied

[...]

Doch alles, was uns anrührt, dich und mich
nimmt uns zuzammen wie ein Bogenstreich,
der aus zwei Saiten einen Stimme zieht.
Auf welches Instrument sind wir gespannt?
Und welcher Spieler hat uns in der hand?
O süsses Lied!


Chanson d'amour

Car tout ce qui nous touche, toi et moi,
Nous réunit ainsi qu'un coup d'archet,
qui de deux cordes ne tire qu'une voix
Quel est cet instrument sur quoi l'on nous fit tendre?
Et quelle main nous tient, formant ce son?
O douce chanson!

Pour Nietzsche, la pensée elle-même devient musique. Est-ce qu'en revanche, la musique peut devenir pensée?

O Mensch! Gib acht!
Was spricht die tiefe Mitternacht?
,,Ich Schlief, ich schlief-,
Aus tiefem Traum bin ich erwacht:-
Die Welt ist tief.
Und tiefer als der Tag gedacht.
Tief ist ihr Weh-,
Lust - tiefer noch als Herzeleid:
Weh spricht: Vergeh!
Doch alle Lust will Ewigkeit-
Will tiefe, Tiefe Ewigkeit


O homme, prends garde!
Que dit le profond minuit?
«J'ai dormi, j'ai dormi,
«D'un profond sommeil, je me suis éveillé:
«Le monde est profond,
«Plus profond que n'a pensé le jour.
«Profond est son mal,
«La joie plus profonde que la peine du coeur.
«La douleur dit: passe!
«Mais toute joie veut l'éternité,
«-Veut la profonde, profonde éternité!»,

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