Guerre et suprématie morale des peuples

Remy de Gourmont
(...) Est-elle possible, cette grande Paix internationale qu'une conférence, sous les arbres de La Haye, fait semblant de préparer pour le monde? Il m'est difficile de le croire, et cela pour des raisons exclusivement historiques et scientifiques. On ne doit pas supposer que l'espèce humaine puisse modifier sa mentalité, pas plus qu'elle ne peut renoncer à ses habitudes physiologiques. L'homme fera toujours la guerre parce qu'il l'a toujours faite; ce ne fut pas toujours la nécessité qui le poussa à la guerre, ce ne fut pas toujours la lutte pour la vie matérielle ; il faut compter aussi avec la passion du jeu. Beaucoup de guerres anciennes ou récentes sont inexplicables si on oublie que l'homme lutte pour la possession idéale d'une suprématie morale avec la même âpreté que pour la possession des biens nécessaires à l'existence physique. Il manque quelque chose à l'homme qui n'est que riche; il veut des honneurs et qu'on lui reconnaisse une valeur propre indépendante de sa fortune. Il manque quelque chose à un peuple heureux et prospère; il veut être encore le souverain, même nominal, du plus grand nombre possible d'autres peuples. Les récentes conquêtes coloniales se comprennent mal, éliminée la vanité nationale; et sans cette vanité, d'autre part, on ne parvient pas à s'expliquer qu'une bataille perdue avec des soldats soit plus sensible à une nation, et l'humilie davantage devant elle-même et devant les autres peuples qu'une bataille perdue avec des diplomates. On saura dans cent ans que l'abandon de Fachoda, qui a livré l'Afrique et notamment peut-être tout le Congo belge à l'Angleterre, fut pour la France plus désastreux que Sedan; cependant plusieurs Yves Guyots ont pu s'en réjouir conjointement avec quelques milliers d'imbéciles fanatisés (à peu de frais). Dans l'animalité, l'état de vaincu est un état de souffrance; dans l'humanité, il est surtout un état d'humiliation. Pour concevoir une humanité sans guerre, il faut concevoir d'abord une humanité sans colère, sans orgueil, sans passions, uniquement vouée à paître. Si cette humanité était possible, les hommes ne seraient plus des hommes; il s'agirait d'une espèce animale tellement modifiée que nul ne la peut concevoir. Cela est absurde.

Il n'est question d'ailleurs, à la conférence de La Haye, que de la paix internationale. On suppose que les guerres de peuple à peuple éclatent, déterminées par une volonté consciente. Cette croyance est enfantine. Mais laissons, car il y a bien d'autres guerres, et d'abord la guerre civile. Ce besoin de se battre est si fort dans l'homme que, dénué d'ennemis véritables, il s'en crée aussitôt de factices parmi ses frères et ses proches : bien établie, la paix internationale aurait pour inévitable corollaire la guerre civile en permanence. Si nous y avons échappé ces dernières années, c'est précisément grâce à l'existence d'une formidable armée toujours prête à marcher à l'intérieur aussi bien, et peut-être mieux qu'à l'extérieur. Nulle révolution n'est possible en un pays où tous les hommes valides sont des esclaves qui doivent obéir à toute réquisition sous peine de mort. Avant qu'un parti eût pu réunir et armer vingt mille émeutiers, il y aurait pour les combattre plus d'un million d'hommes sous les armes. Les socialistes révolutionnaires, qui, pour le reste, ont des cerveaux d'enfants de treize ans, n'ignorent pas cela; aussi souhaitent-ils un désarmement qui délierait à leur profit le faisceau de la Force. Nous vivons, en somme, sur le pied de guerre, dans un camp retranché; le jour où on comblera les fossés, où on abattra les remparts, où on licenciera les hommes, ces hommes se battront entre eux, nécessairement, comme se dévorent entre eux les loups qui n'ont plus de proie commune à poursuivre.

Il est agréable de discuter de telles questions; elles sont particulièrement faites pour être discutées, puisqu'elles sont insolubles. On soupçonne cependant que la guerre et la paix ne sont pas des antinomies, mais plutôt les noms différents d'un même état à des périodes successives et parfois enchevêtrées. La paix ne s'obtient que le sabre à la main.

Remy de Gourmont, «138. L’"Iphigénie » et la Paix" (août 1899) , Épilogues - Réflexions sur la vie - 1899-1901. Deuxième série, Paris, Mercure de France, 1904; reproduit à partir de la sixième édition, 1923, p. 74-78.

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