L'Encyclopédie de L'Agora

Jacques Dufresne
Il y a bien des raisons, pratiques et théoriques, de faire une encyclopédie sur Internet en ce moment, surtout quand on appartient à de petits pays comme le Québec, la Hollande, le Liban, voire même l’ensemble du Canada. Conférence prononcée à l'Université de Montréal, le 15 novembre 2001.
La place publique mondiale
Les raisons pratiques sont manifestes. Internet est une immense place publique virtuelle. Pour les régions du monde, les peuples ou les nations, être présents sur cette place deviendra un jour aussi important, davantage peut-être, que d’avoir un siège aux Nations Unies ou à l’Organisation mondiale du commerce. Il arrive cependant que pour des collectivités petites, ou moyennes, comme le Québec, la lutte pour l’accès à cette place publique soit très dure, puisqu’elles doivent soutenir la concurrence avec des multinationales, comme Vivendi, avec de grands pays centralisés, comme la France et avec des grandes puissances, comme les États-Unis, où pullulent les fondations et les Universités capables de créer et d’animer des sites de premier ordre. Quand le M.I.T. a annoncé qu’il offrirait ses cours gratuitement sur Internet, il a aussi précisé qu’il consacrerait 100 millions à ce projet au cours des prochaines années. Ces 100 millions représentent à eux seuls vingt fois plus que le budget annuel du Fonds québécois de l’autoroute de l’information.
Certes, la créativité anarchique des individus et des petits groupes a son importance sur Internet, mais une collectivité ne peut pas miser exclusivement sur elle pour assurer sa visibilité sur la place publique mondiale. Entre 1995 et 1998, L’Agora a mené une recherche sur le thème: Internet et l’avenir du Québec. Nous en sommes rapidement venus à la conclusion qu’au moins un grand projet fédérateur était nécessaire pour assurer la présence du Québec sur la place publique. Et dès 1997, nous proposions un projet consistant en un organisme public, constitué par les Universités, les Centres de recherche et les Musées, dont la mission aurait consisté à accorder une reconnaissance officielle, une appellation contrôlée, celle de L’Encyclopédie du Québec, aux sites correspondant à des critères préalablement définis. Nous avons réuni à cette occasion bon nombre de décideurs qui auraient pu, s’ils l’avaient voulu, donner suite à cette proposition. Ils ne l’ont pas fait.
Et le temps passait, un temps qui, sur Internet, est plus précieux qu’ailleurs. Nous avions depuis 1995 un site Internet qui s’enrichissait du contenu de notre magazine et des résultats de nos travaux de recherche. En 1997, l’adresse agora.qc.ca attirait déjà cinq cents visiteurs par jour. Ce n’est pas là un détail négligeable, du moins pour les moteurs de recherche, puisque ces engins sont très influencés par le nombre de visites déjà faites à une adresse donnée. Quand nous avons créé l’Encyclopédie, en 1998, nous avons seulement complété notre ancienne adresse, de façon à conserver les avantages du premier occupant. Cette encyclopédie, nous l’avons créée parce que cette grande aventure nous passionnait, mais aussi parce que nous sentions que quelques aventuriers devaient prendre possession, au nom du Québec de territoires virtuels encore vierges.
Nous avons donc pris le risque un peu fou de nous lancer seuls dans une aventure d’une effrayante ampleur. «Mais c’est une tâche infinie!» Tel est le commentaire que nous avons entendu le plus souvent depuis le début de notre projet. À quoi nous répondons: n’est-ce pas rassurant? Et ne sommes-nous pas toujours à égale distance de l’infini?

Auto-organisation et leadership
Nous prenons les défis un à un, à la mesure de nos moyens et à la faveur des circonstances. Les récents événements sur la scène internationale ont par exemple été pour nous une occasion d’enrichir nos dossiers sur l’Islam, le terrorisme.
Et nous nous accommodons très bien de deux états de fait qui dans l’édition sur papier nous auraient paru inacceptables: accorder des droits d’éditeur à nos principaux collaborateurs et publier des dossiers à peine ébauchés. Dès le début du projet, il y a cinq ans, j’ai découvert que tout grand site Internet est voué à une mort prochaine si l’on prétend pouvoir le gérer selon les règles traditionnelles de la publication sur papier. Les hiérarchies rigides sont incompatibles avec les nouveaux réseaux de communication, ce qui ne veut pas dire que le leadersphip est superflu ou impossible.
Si vous voulez approuver tous les hyperliens, tous les textes, toutes les images que vos collaborateurs introduisent dans un dossier, vous leur donnerez l’impression que vous n’avez pas confiance en eux, qu’ils sont à vos yeux des mineurs dénués de jugement. Et vous les paralyserez au lieu de les inspirer, de les inciter à une joyeuse émulation. Plus vos collaborateurs auront de responsabilités dans l’oeuvre commune, plus ils s’en porteront garants et les risques que vous prendrez en leur accordant toute votre confiance seront largement compensés par les conseils qu’ils vous prodigueront dans l’intérêt commun.
Quant aux dossiers, la nature même de notre oeuvre et la méthode que nous avons adoptée sont telles que nos dossiers publiés sont à des degrés divers d’achèvement. Certains sont de petites encyclopédies spécialisées, d’autres ne contiennent que quelques lignes. Notre critère pour publier un dossier c’est qu’il contienne au moins un élément d’information intéressant au point que les internautes ne nous reprochent pas de leur avoir proposé ce détour.
L’expérience nous a appris que le travail dans une encyclopédie sur Internet ne peut pas être à la fois efficace et spécialisé. Tout nous invite à appliquer la méthode arcimboldesque. Les technologies électroniques de l'information ont ceci de paradoxal que tout en se situant au plus haut degré de l'artificialité, elles favorisent la méthode la plus naturelle de travail intellectuel, celle qui s'apparente à ce qu'on pourrait appeler la cueillette vagabonde. Il y a un but à l'horizon: compléter tel dossier. Ce but, on ne le perd pas de vue, mais comment ne pas se laisser distraire par une roseraie sauvage découverte au hasard du sentier? On ne la reverra peut-être pas. On s'en voudrait de ne pas l'inscrire sur la carte du savoir qu'on est en train d'établir.
Ce jour-là, ma première tâche devait être de travailler sur le dossier Ortega y Gasset. Je me suis souvenu que dans les nombreux textes numérisés, réunis dans une banque où nous puisons régulièrement, il y avait un texte intéressant sur Ortega. En lisant ce texte, je découvre un passage éblouissant sur la clarté.
On demanda un jour à Ortega y Gasset de désigner l'homme le plus intelligent qui fut jamais. Il choisit Jules César, homme d'action, de préférence au penseur Pascal ou au savant Einstein. Ces quelques lignes sur la clarté me permettaient de comprendre enfin les raisons de son choix. Est-il seulement possible désormais d'imaginer un article d'encyclopédie sur la clarté où tel texte ne figurerait pas en bonne place? Le dossier sur la clarté existe-t-il déjà? Oui. Nous y insérerons donc la définition d'Ortega.
Quel sujet intéressant que la clarté! Le dossier Ortega y Gasset peut attendre quelques instants encore. Voyons d'abord si nous ne pourrions pas trouver des liens intéressants en rapport avec la clarté. Voici un titre prometteur: Palestrina ou les voix de la clarté. Promesse tenue. (Voir le dossier clarté)

Multiples gagnants
Notre encyclopédie ne serait pas l’Encyclopédie du Québec, nous l’appellerions modestement L’Encyclopédie de L’Agora, mais nous la ferions tout de même d’une manière telle qu’elle puisse représenter convenablement le Québec sur la place publique mondiale. Nous la ferions aussi sur plan très pratique, de façon à ce qu’elle serve à la diffusion des travaux de recherche effectués au Québec et dans l’ensemble de la francophonie. C’est pourquoi nous sommes fiers de l’entente de partenariat que nous venons de conclure avec l’Insectarium de Montréal.
Il faut noter que tout travail de recherche qui nous est demandé, qu’il s’agisse d’une conférence à préparer ou d’un colloque à organiser, a un rapport direct avec notre encyclopédie. Dans le cas de l’entente avec l’Insectarium, nous collaborons à l’organisation d’une exposition sur les insectes sociaux et les sociétés humaines. Notre recherche ne porte que sur les aspects philosophiques de la question, mais elle nous obligera à nous initier aux autres aspects et nous mettra en contact avec des biologistes de divers pays. L’entente prévoit que nous aurons accès à tous les rapports de recherche, avec la possibilité de nous en inspirer et de les citer pour enrichir l’encyclopédie. Songez que dans les situations de ce genre, 5% tout au plus des rapports de recherche est utilisé pour l’exposition et que le reste, 95%, s’en va au recyclage, dans la meilleure hypothèse. En tirant profit de ces rapports pour l’encyclopédie, nous rendons justice aux auteurs, nous permettons au public de profiter de ses propres investissements et nous faisons la publicité de l’Insectarium. L’image de l’Insectarium sera en effet associée à tous les documents auxquels nous aurons eu accès dans le cadre du partenariat. Nous consacrerons aussi un numéro de notre magazine au thème de l’exposition. En retour, l’Insectarium contribuera à faire connaître notre encyclopédie et notre magazine.
Nous espérons être bientôt en mesure de multiplier les ententes de ce genre, où toutes les parties sont gagnantes. Elles sont possibles avec d’autres musées, avec les centres de recherche, les maisons d’enseignement, les stations de télévision, les maisons de production en cinéma, etc.

Une vitrine pour les livres
Nous sommes heureux également de la façon dont nous collaborons désormais avec les éditeurs et les auteurs de livres. Non sans raison, Internet à mis le monde de l’édition en état de choc. Nous sommes plutôt d’avis qu’Internet deviendra rapidement le meilleur moyen de diffusion des livres. Notre dossier Louis Riel illustre bien le profit que nous avons tiré d’un ouvrage récent intitulé Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme.
Dans une édition régulière du magazine, nous pouvons commenter ou présenter quatre ou cinq ouvrages tout au plus. Dans notre dernier numéro, nous avons indiqué une quinzaine de dossiers de notre encyclopédie où l’on trouverait de nombreuses citations d’une longue liste d’ouvrages. Quand la chose est possible, nous mettons un lien vers la page du site de l’éditeur où le livre est offert en vente. Nous avisons les éditeurs de l’usage que nous avons fait de leurs livres. Non seulement nous n’avons reçu aucune plainte, mais jamais on ne nous a envoyé autant de livres en service de presse. Voilà une autre situation où toutes les parties sont gagnantes.
Je vous rappelle que 80% de nos visiteurs sont Européens. L’Encyclopédie de L’Agora deviendra rapidement la meilleure vitrine mondiale pour le livre québécois.

Du chaos au cosmos
J’ai accepté votre invitation avec joie et empressement, parce qu’elle me donnait l’occasion d’exposer et d’expliciter les principes fondateurs de notre encyclopédie.
La nature de L'Encyclopédie de L'Agora, ce qui constitue son originalité et sa raison d'être, est indiquée par la devise et les principes directeurs que nous avons choisis.
Notre devise: Vers le réel par le virtuel. Nos principes directeurs sont les suivants:
- Il faut accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement. (Simone Weil)
- Il faut accorder à chaque regard sa juste importance.
La présente conférence aura été pour moi l'occasion d'introduire ce second principe directeur. Pour bien vous le présenter, il me faut d’abord situer L’Encyclopédie de L’Agora par rapport à ce que j’appellerai L’Encyclopédie moderne, entendant par là non pas une encyclopédie particulière, l’encyclopédie de Diderot par exemple, mais plutôt un portrait robot de l’encyclopédie reflétant la modernité. L’Encyclopédie de la Jeunesse, qui fut sans doute l’ouvrage le plus influent au Québec entre 1930 et 1960 était, sauf pour la section littéraire, directement influencé par la religion du Québec d’alors, une encyclopédie reflétant naïvement la modernité.
L’encyclopédie moderne est progressiste, traversée par l’idée que l'avancement des sciences et des techniques entraînera le progrès général des civilisations et rapprochera l’humanité du paradis sur terre. Assimilant par là le progrès à la domination de la nature et de la vie par l’homme, je dirai de l’Encyclopédie de L’Agora qu’elle est réconciliatrice et réparatrice. Elle sera, elle est déjà traversée par le souci de réconcilier l’homme avec la nature et avec la vie et de réparer les torts faits à l’une et à l’autre. Cette orientation est illustrée de diverses manières, notamment par le regroupement de l’écologie et de l’économie dans une même grande catégorie et par l'importance que nous attachons à un poème de Victor Hugo sur les nombres, que l'on ne trouve pas dans les anthologies.
L’Encyclopédie moderne est exclusive: hors du progrès point de vérité. La dernière théorie discrédite les précédentes. Newton efface Ptolémée, Ptolémée efface Pythagore. L’Encyclopédie de L’Agora est inclusive. Nous invitons nos collaborateurs à faire en sorte que, sans négliger la théorie ou la conception la plus récente, ils s’efforcent de mettre en relief l’intérêt que présentait et que conservent des théories désuètes. Une idée ne perd pas tout sens du seul fait qu’on cesse de la situer dans le sens du progrès. Dans cette perspective, par exemple, la conception de l’univers la plus adéquate n’est pas celle qui ne s’intéresse aux conceptions passées que pour y chercher des préfigurations de la dernière conception. C’est plutôt celle qui intègre toutes les conceptions dans un ensemble dont la clé de voûte n’est pas nécessairement la dernière conception en date.
Le souci de l’inclusion doit aussi être étendu aux conceptions présentes et passées des autres cultures. Ce souci de l’inclusion des autres cultures est manifeste dans notre dossier animal.
Voilà une partie de ce qu’il faut entendre par multiples regards, mais une partie seulement. Car il faut aussi entendre l’inclusion de tous les points de vue dans une même démarche de connaissance. Par exemple, au coeur de notre dossier sur la vie, il y a l’idée que la biologie moléculaire n’est qu’un regard sur la vie parmi d’autres. Notre dossier sur l’eau illustre également très bien l’importance que nous attachons aux multiples points de vue.
Nous avons aussi bien entendu le souci de la multidisciplinarité. Nous demeurons cependant conscients du fait qu’il y a une différence entre les multiples points de vue dont nous parlons ici et la multidisciplinarité. Il est rare que l’on songe à inclure un peintre ou un poète dans une équipe multidisicplinaire. D’une manière générale, discipline n’est pas synonyme de regard, pouvant faire place à la subjectivité, mais de région à l’intérieur de la science objective. Seule la transdisciplinarité fait une juste place à la subjectivité.
Comment échapper au relativisme en cessant de prendre le progrès comme critère et en accueillant ensuite les multiples regards, les multiples points de vue et les multiples disciplines? Notre recherche sur les inforoutes nous aura aussi permis de constater que les principales inquiétudes des gens ont trait à la surabondance d'informations présentées de façon chaotique. Ces craintes confirmaient notre diagnostic: le réseau Internet risque d'accentuer un mal déjà très répandu: le relativisme, le nivellement des faits et des idées, l'absence de critères, de repères pour le jugement. Sur Internet, chacun est son éditeur. Or avant Internet, on avait déjà des raisons de regretter que de plus en plus d'éditeurs fassent mal leur travail. Dans son état actuel, le réseau Internet est analogue au chaos initial avant qu'il n'acquière la forme, l'ordre qui le transformera en cosmos.
Il y a des raisons de se réjouir de ce que sur Internet chacun soit son propre éditeur, et nous comprenons que certains veuillent laisser ce chaos à sa spontanéité. Nous nous adressons plutôt à ceux qui sont à la recherche de sens et d'unité, et nous voulons leur offrir une maison de la découverte qui ait autant d'identité que les grandes écoles philosophiques de la Grèce antique. Le seul nom de Simone Weil, à qui nous avons emprunté notre principe directeur, indique clairement notre orientation générale.

Tout accueillir pour mieux juger
Il faut accueillir toutes les opinions. Entendons par là qu'aucun a priori ne doit nous empêcher d'examiner une opinion, si opposée soit-elle à nos idées les plus chères. Cette opinion, il faut toutefois la loger au niveau qui convient et lui accorder une importance adéquate. Dire qu'il faut loger chaque opinion au niveau qui convient équivaut à dire qu'il faut composer verticalement l'ensemble des opinions; cette seconde formulation ajoute toutefois une nuance à la précédente, celle d'une hiérarchie que l'on recrée à la lumière des intuitions centrales, comme celui qui marche en forêt dans la nuit recrée son trajet en tournant son regard vers l'étoile qui lui sert de repère. S'il nous fallait résumer à la fois nos fins et notre méthode par un mot, c'est le mot jugement qui conviendrait le mieux.
Si vous demandez ce qui fait la valeur de nos jugements, je vous répondrai comme Kant et comme notre collaboratrice Josette Lanteigne le feraient: il n’y a pas de science du jugement. Je vous renverrai ensuite à notre dossier philosophie, où nous rappelons notre foi dans la purification personnelle comme moyen de former son jugement.

Du virtuel au réel
Il me reste à expliquer notre devise: Vers le réel par le virtuel. Dans notre recherche sur Internet, les jeunes ont été au centre de nos préoccupations. Nous avons, par exemple, étudié le phénomène du Slash and Burn, cette façon qu'on avait dans la Silicone Valley de mutiler son corps pour se rassurer sur son existence. Nous avons ensuite découvert les otakus, ces jeunes mâles nippons qui vivaient tout, y compris leurs grandes amours et leurs petits vices, par procuration à travers leur écran cathodique.
La simple observation de son entourage aura permis à chacun de constater que cette aliénation est un phénomène universel. Personne désormais ne peut nier la gravité et l'imminence d'un danger que bien des observateurs avaient aperçu, notamment Guy Debord, l'auteur de La Société du spectacle. Et Daniel Boorstin, dans L'Image. Ce danger, c'est celui de la substitution des médias à cette réalité à laquelle ils ont pour finalité de nous conduire. Les médias sont, le mot le dit, des intermédiaires. Intermédiaires entre quoi et quoi? Entre qui et quoi? Nous avons la naïveté de répondre sans hésiter: entre nous et le réel, mot qui a mauvaise presse dans les milieux philosophiques qui ne veulent pas être en reste par rapport aux leaders de la techno-science. Par réel, nous entendons le monde tel qu'il s'offre à nos sens.
La conscience de ce danger aurait pu nous inciter à recommander le boycottage de tous les médias, tels la télévision et Internet, dont on peut penser que par leur nature, même ils sont une invitation à préférer les représentations du réel au réel lui-même. Mais l'écriture inspirait les mêmes craintes à Platon. Voici l'essentiel des propos de Platon. Theut, l'inventeur des lettres, se présente chez le roi Thamous de Thèbes en Égypte, avec l'intention de lui vendre sa nouvelle technologie de communication! «Voilà, dit Theut, la connaissance, ô Roi, qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède (pharmakon) ». À quoi le roi répondit: «Incomparable maître ès arts, ô Theut, autre est l'homme capable de donner le jour à l'institution d'un art; autre, celui capable d'apprécier ce que cet art comporte de bénéfice ou d'utilité pour les hommes qui devront en faire usage. Et voilà que maintenant, en ta qualité de père des caractères de l'écriture, tu te complais à les doter d'un pouvoir contraire à celui qu'ils possèdent! Car cette invention, en dispensant les hommes d'exercer leur mémoire, produira l'oubli dans l'âme de ceux qui en auront acquis la connaissance. C'est du dehors, grâce à des caractères étrangers, et non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu'ils se remémoreront les choses. Ce n'est donc pas pour la mémoire, c'est pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c'en est l'illusion et non la réalité que tu procures à tes élèves. [...] Ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu'ils sont, dans la plupart, incompétents. Et ils seront plus tard insupportables parce qu'au lieu d'être savants, ils seront devenus savants d'illusion.»
C'est toutefois dans un livre écrit par Platon que l'on trouve ces considérations sur les dangers de l'écriture. Les médias les plus élémentaires, les concepts et les mots peuvent eux-mêmes nous éloigner du réel plutôt que de nous en rapprocher: avec quelle facilité nous prenons les mots pour les choses. La première cause de l'aliénation est donc en nous et non dans le média, même, osons-nous croire, lorsque ce dernier englobe, sous le nom de multimédia, l'ensemble des moyens de communication utilisés antérieurement.
Nous prenons, face au multimédia, le parti de Platon face à l'écriture. De même que Platon s'est servi de l'écriture pour libérer les esprits en les aidant à se ressouvenir de l'origine des Idées, de même nous voulons utiliser le multimédia de manière à créer des documents qui soient des intermédiaires destinés à s'effacer devant le réel qu'ils indiquent ou évoquent. Le bon dossier sur les oiseaux n'est pas, à nos yeux, celui qui tient les internautes en cage, en leur donnant l'illusion que le spectacle est préférable à la vie, mais celui qui les incite à quitter l'écran pour la nature.
Nous nous interdisons par là-même toute recherche de la séduction pour la séduction. Plaire sans asservir. Nous voulons appliquer cette règle de la bonne rhétorique au multimédia. Nous invitons tous nos collaborateurs, à commencer par notre infographe, à conspirer pour créer un climat tel que les internautes éprouvent le besoin de s'arrêter devant les documents que nous leur proposons, plutôt que de s'abandonner à ce qui semble être la règle sur Internet: passer le plus rapidement possible d'un document à un autre.
Notre souci du réel nous amènera aussi à favoriser de vraies rencontres, des colloques, des séminaires autour des dossiers que nous développerons, et à accorder la préférence à ce qui nous paraîtra le plus conforme à notre orientation, dans les divers services que nous offrirons, dans les initiatives que nous encouragerons.
Nihil in intellectu quod non prius fuerit in sensu.
«Rien dans l'intelligence qui n'ait d'abord passé par les sens.» (Aristote)
Et rien dans l'âme qui n'ait en même temps été redonné au monde par les sens. Connaître la fleur par l'odorat et la vue et touché par elle jusqu'à l'âme, lui donner un sens en la touchant.
«Fleurs qui tombent sitôt qu'un vrai soleil les touche.» (D'Aubigné)

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