Le triomphe de la médecine scientifique
L'avènement de la biologie moléculaire au milieu du XXe, coïncidant avec la découverte de la structure du gène, aura eu sur la médecine le même effet révolutionnaire que la biologie cellulaire un siècle plus tôt.
Au début du XXe siècle, l'Amérique devient le premier pôle de développement de la médecine dans le monde grâce, avant tout, à la Fondation Rockefeller et à l'Institut du même nom, qui attirèrent aux États-Unis des savants du monde entier, comme le docteur Alexis Carrel, qui lancera la chirurgie cardiaque, et le biologiste Erwinn Chargaff, dont les travaux sur l'ADN seront déterminants. L'époque des titans est cependant révolue. On entre dans celle des équipes interdisciplinaires et des institutions bien organisées.
Les sciences fondamentales ont progressé pendant cent ans. Ce sont les travaux des Canadiens Banting, Best et Macleod sur le diabète qui ouvriront l'ère des grandes découvertes thérapeutiques. Le traitement du diabète par l'insuline, appliqué pour la première fois à Toronto en 1922, fut l'aboutissement d'une série de découvertes fondamentales qui s'étaient succédées depuis plus d'un siècle avec une logique propre à satisfaire les esprits les plus assoiffés de rigueur scientifique et de beauté formelle. Au centre de ce processus, il y eut Claude Bernard.
La médecine scientifique atteindra son apogée par la découverte du complément attendu de l'asepsie: les antibiotiques, dont le premier, destiné aux animaux, la gramicidine, a été mis au point à l'Institut Rockefeller en 1938 par le microbiologiste René Dubos. Dubos s'était joint quelques années auparavant à l'équipe du docteur Avery, avec comme mandat de découvrir dans la nature une substance capable de détruire la capsule qui protégeait le pneumocoque contre les globules blancs. En étudiant des sols du New-Jersey, Dubos isola le Bacillus Brevis, une bactérie qui produit deux substances, la gramicidine et la tyricidine, qui tuent les pneumocoques. Il fit à cette occasion une observation à laquelle il attacha encore plus d'importance qu'à la découverte elle-même: la bactérie ne libère sa substance dévastatrice qu'en présence de l'ennemi, comme si une sorte d'intelligence la guidait. Dubos tira de cette observation une idée qui occupa ensuite une place centrale dans son oeuvre: suite à une agression, l'organisme ne se contente pas de rétablir la fixité perdue, il s'adapte.
Il se transforme pour se conserver. La santé apparaissait ainsi comme un équilibre dynamique plutôt que comme un équilibre statique et la confiance que l'on peut faire à la nature, à son autonomie, se trouvait renforcée. La semelle s'use, tandis que le pied nu se couvre de corne, telle est la différence entre la vie et la matière inanimée! Dubos se servait souvent de cet exemple pour illustrer ses idées sur la santé.
Au moment où il remplissait le mandat que lui avait confié Avery, Dubos apprit qu'en Angleterre, Alexander Fleming savait depuis quelques années qu'une substance appelée pénicilline était efficace contre le staphylocoque et de nombreuses autres bactéries. Le produit s'étant révélé instable, Fleming s'en était toutefois désintéressé. Dubos fut de ceux qui l'incitèrent à reprendre ses recherches. Florey et Chain interviendront ensuite, avec l'aide de la Fondation Rockefeller, et, en 1944, la pénicilline pouvait être livrée en quantité suffisante aux armées alliées.
Le sérum contre la polyomiélite sera découvert par le docteur Salk, en 1954. Ce sera l'une des dernières découvertes majeures.
S'ouvrent alors deux séries d'événements, l'une sur le plan de la recherche fondamentale, l'autre sur celui des techniques de diagnostic et de traitement.
La découverte de la structure moléculaire de l'ADN (acide désoxyribonucléique) par Crick et Watson, à la fin des années cinquante, marque le début de ce qui fut bien vite appelé la révolution biologique. Pourquoi? Bornons-nous ici à rappeler que la précédente révolution biologique avait été accomplie au XIXe siècle par les chercheurs, dont Virchow, qui montrèrent que la cellule est l'élément constitutif des êtres vivants et que, par suite, c'est à son niveau qu'il allait falloir désormais se placer pour comprendre les mécanismes de la santé et de la maladie.
La découverte de l'insuline, par exemple, n'aurait pas été possible si on n'avait pas découvert auparavant le groupe de cellules spécialisées qui, dans le pancréas, assurent, par la sécrétion de l'insuline, la régulation du taux de sucre dans l'organisme. On notera cependant qu'il s'est écoulé plus de cinquante ans entre les premières découvertes fondamentales et le premier traitement par une insuline de synthèse.
Il y eut de nombreuses séquences semblables à celles qui ont conduit au traitement efficace du diabète, mais d'autres recherches n'aboutirent pas parce qu'on comprenait mal les mécanismes grâce auxquels les cellules se différencient pour former les organes, et encore moins ceux qui assurent la cohésion de l'ensemble des cellules.
La découverte de l'ADN ouvrait des perspectives nouvelles à cet égard. La biologie passait, grâce à elle, de l'âge de la cellule à celle du gène. On avait découvert la fosse où le chef d'orchestre de l'organisme se tenait caché. Le dialogue avec lui pouvait commencer. On entrevoyait à l'horizon de fabuleuses applications. Robert Good, un chercheur éminent du Sloan Kettering Institute de New-York, tenait ce langage en 1980: «La révolution scientifique en médecine nous fournira les moyens de prévenir presque toutes les affections d'aujourd'hui et de porter efficacement remède à celles, assez rares, qui subsisteront. On peut se demander de quoi on mourra alors?».
Quel exemple donner des nombreuses applications escomptées? Restons-en au diabète. Peut-être parviendra-t-on un jour à persuader le chef d'orchestre de l'organisme d'envoyer une séquence de notes dans le pancréas pour remettre de l'harmonie dans les cellules qui secrètent l'insuline.
Qu'allait devenir le concept de santé après cette révision de la partition du chef d'orchestre? C'est à dessein que la métaphore musicale est employée ici. Elle est plus appropriée que celle de l'horloge qui convenait encore à la biologie de l'âge de la cellule. Sommes-nous seulement encore dans l'ordre du mécanique? De nombreux biologistes contemporains n'hésitent pas à prêter une espèce d'autonomie non seulement au chef d'orchestre, mais aussi à ses messagers et à ses messages.
Ces indications suffisent à montrer que la révolution biologique pourrait tout aussi bien être appelée révolution de la complexité et de l'autonomie, mot qui nous ramène à la première définition du vivant, celle d'Aristote.
De la révolution biologique, on attend d'abord qu'elle conduise à la guérison du cancer et des maladies cardiaques, comme la première révolution avait conduit à la guérison des maladies infectieuses. Si les délais sont les mêmes dans les deux cas, entre les premières découvertes fondamentales et les applications, il faudra sans doute attendre le miracle pendant quelques décennies.
Pour l'instant, et cela dure depuis le début de la révolution biologique, on fait patienter le malade avec des innovations d'ordre technique, qui, le plus souvent, ne dérivent pas de la recherche fondamentale.
Grâce aux médias, le public a pu se familiariser avec ces innovations. Tout le monde a vu des scanners et des opérations à coeur ouvert.
Pour ce qui est des rapports de l'homme avec sa santé, cette invasion de la médecine par la technique est la donnée majeure de la seconde moitié du XXe siècle. Au début, l'idylle entre l'homme et ses prothèses parut douce. Rien ne faisait obstacle à ce que l'examen annuel dans une grande clinique hautement technicisée apparaisse comme le signe par excellence de la réussite sociale. Ainsi se confirma le modèle d'une santé consistant à se fier de plus en plus à des appareils extérieurs et de moins en moins à l'instinct et ce qui le prolonge. D'où, dans de nombreux cas, une dépendance à l'égard des machines qui incite à penser que le cosmonaute, l'homme branché par excellence, est devenu le modèle de la santé. Il ne peut pas se faire de mal à lui-même: des machines lui dictent ses besoins et se chargent de les satisfaire. Quand on comprit qu'ils allaient être appliqués à des malades réduits à la vie végétative, ces procédés parurent de moins en moins merveilleux. L'idylle entre l'homme et ses prothèses avait cessé d'être douce.
Bibliographie
DUBOS, René, ESCANDE, Jean-Paul, Chercher, Paris, Stock, 1979.
SALOMON, Michel, L'Avenir de la vie, Paris, 1981.