Wagner Richard

22 / 05 / 1813-13 / 02 / 1883

"Né à Leipzig le 22 mai 1813, mort à Venise le 13 février 1883. Dès la première ligne de cette biographie, l’on se trouve arrêté par l’embarras de désigner d’un seul mot le genre particulier par lequel l’homme qui en est l’objet s’est imposé à l’attention publique. En effet, Richard Wagner, on peut l’avancer sans crainte, est un des génies de la plus rare universalité qu’ait connus l’histoire de l’humanité. Pour la généralité du public, il est un compositeur de musique; mais, même si l’on se bornait à ne considérer dans son œuvre que les drames musicaux qui ont fait sa principale renommée, déjà le seul qualificatif de musicien ne suffirait point, car il est l’auteur des poèmes aussi bien que de la musique de ses drames : la qualité de poète lui appartient donc à un titre égal; lui-même se désignait par le mot de Tondichter, « poète de musique »; ses ouvrages doivent porter le titre non d’opéra, mais de Tondrama, « drame musical ». En outre, les dix volumes de ses Gesammelte Schriften, contenant de nombreux et importants écrits sur les matières les plus diverses, lui donnent un droit incontestable au titre d’écrivain. Parmi ces écrits, plusieurs, s’écartant résolument des questions d’art qui furent son objectif principal, traitent de sujets philosophiques : d’ailleurs, la plupart de ses drames ne sont que la représentation, sous forme scénique, de ses idées sur la vie, le monde, la destinée, et, par le retentissement de ces œuvres, il ne fut pas sans avoir une influence notable sur la pensée moderne : il serait donc injuste de lui refuser encore, sinon le qualificatif de philosophe (car on ne saurait dire qu’il ait créé un système philosophique), du moins celui de penseur. Enfin, il ne faut pas oublier qu’un des événements les plus importants de sa vie, au moins pour les conséquences qui en résultèrent, fut sa participation au mouvement révolutionnaire de Dresde de 1849 : sans doute cet accident de sa carrière ne suffirait point pour lui valoir encore le titre d’homme politique; mais cette nouvelle manifestation de son activité ne saurait être entièrement passée sous silence.

Il naquit, avons-nous dit, en 1813, à Leipzig, dans une vieille maison du Brühl, aujourd’hui remplacée par une autre construction. Son père, Frédéric Wagner, greffier de la police, avait un goût passionné pour le théâtre : ses amis les plus intimes étaient des acteurs, et lui-même joua plus d’une fois un rôle dans des représentations d’amateurs. L’enfant avait à peine cinq mois quand fut livrée la bataille de Leipzig : elle le rendit orphelin, car, par suite des épidémies dont la ville fut contaminée après le carnage, son père mourut. La veuve se remaria bientôt avec un artiste familier de la maison, Ludwig Geyer, comédien, auteur dramatique et peintre. Un frère du défunt Adolphe Wagner, humaniste distingué, avait écrit des comédies. Plusieurs des frères et sœurs de Richard embrassèrent la carrière théâtrale : sa sœur aînée, Rosalie, créa le rôle de Preciosa dans l’ouvrage de Weber; plus tard, sa nièce, Johanna Wagner, acquit la réputation d’une cantatrice de beau style, et interpréta la première le rôle d’Elisabeth, dans Tannhäuser. Il passa donc toute son enfance dans un milieu essentiellement théâtral. D’ailleurs, il reçut une instruction générale complète, tour à tour élève de la Kreuzschule à Dresde, du collège Nicolaï à Leipzig, enfin étudiant à l’Université de cette ville. Déjà sur les bancs de l’école il avait obtenu quelques petits succès par des pièces de vers, et composé un grand drame imité de Shakespeare. Après une représentation d’Egmont de Goethe, avec la musique de scène de Beethoven, il résolut d’orner d’une musique analogue son propre drame : telle fut l’origine de sa vocation de poète musical. Après quelques études d’harmonie, très superficielle et commencées sans maître, il s’essaya à la composition poétique et musicale d’une pastorale (il avait alors seize ans); puis il compléta son éducation technique de façon plus sérieuse, d’ailleurs en un temps très court, sous la direction d’un bon maître, Théodore Weinlig, Cantor à la Thomasschule, et écrivit tour à tour une symphonie, des ouvertures, des sonates et fantaisies pour piano, etc., œuvres de jeunesse sur lesquelles il s’est exprimé, dans une esquisse biographique, sur le ton d’une ironie pleine d’humour, et dont quelques-unes eurent l’heureuse chance d’être gravées ou exécutées publiquement aussitôt après leur composition.

Ces études et ces essais lui donnèrent assez d’habileté pour que, dès l’âge de vingt ans, il put entrer dans la vie musicale active. Il fut chargé d’abord des fonctions de répétiteur des chœurs au théâtre de Würtzbourg, où son frère aîné était chanteur et régisseur. Au cours de cette première année de sa carrière (1833), il composa son premier opéra, Les Fées, dont il avait écrit le poème, d’après une pièce féerique de Gozzi, et la musique, cette dernière sous la double influence de Weber et de Beethoven. Il le présenta au théâtre de Leipzig sans en obtenir la représentation : de fait, Les Fées demeurèrent ignorées pendant toute sa vie, et ne furent représentées qu’après sa mort (Munich, 29 juin 1888). Si les formes n’ont encore rien d’original, déjà pourtant se manifeste, dans cette œuvre de début, un sentiment poétique bien personnel. L’année suivante (1834), il devint directeur de la musique à Magdebourg; il y resta jusqu’en 1836, et y composa un nouvel ouvrage scénique, Défense d’aimer, d’après le drame de Shakespeare, Mesure pour mesure. Indécis encore sur sa tendance, il avait renoncé à ses premiers modèles pour imiter les maîtres français et italiens, Auber et Bellini, dont le sensualisme répondait mieux à sa disposition du moment. L’ouvrage fut représenté une seule fois à Magdebourg, le 29 mars 1836. Il s’était fiancé dans cette ville avec une actrice qui avait contracté un engagement au théâtre de Königsberg, Wilhelmine Planer : il la suivit dans cette nouvelle résidence, où il l’épousa, après avoir été nommé directeur de la musique au même théâtre. Il n’y resta que peu de temps, et, en 1837, fut nommé premier directeur de la musique au théâtre de Riga, et y resta deux ans. Ce fut là qu’il entreprit la composition de sa première grande œuvre, Rienzi. Comprenant qu’un ouvrage de cette envergure ne convenait pas aux ressources non plus qu’au goût du public d’une ville de province, il résolut d’aller tenter la fortune dans une grande capitale, et s’embarqua pour Paris en 1839. Le voyage, qu’il fit par mer, fut accidenté : le voilier sur lequel il était monté fut jeté par la tempête sur les côtes de Norvège, et il mit trois semaines pour faire la traversée. Ce fut là qu’il conçut l’idée de son second ouvrage dramatique, Le Vaisseau fantôme, dont le sujet lui avait été fourni par les récits qu’il entendit conter par les matelots. Il arriva à Paris en septembre 1839.

Ce premier séjour dans la capitale française fut pour Wagner une époque de déboires amers. Inconnu et isolé, n’ayant pour être introduit dans la société parisienne qu’une recommandation banale de Meyerbeer, il fit de vains efforts pour attirer sur lui l’attention : les portes des théâtres, auxquelles il frappa avec insistance, lui restèrent obstinément fermées. Un éphémère théâtre lyrique fit faillite au moment où il y pensait voir représenter sa Défense d’aimer. Son scénario du Vaisseau fantôme, qu’il avait présenté à l’Opéra, fut, il est vrai, retenu par le directeur de ce théâtre, mais ce fut pour être mis en musique par un autre musicien, Dietsch. Une ouverture qu’il présenta à la Société des concerts du Conservatoire fut répétée, mais n’alla pas jusqu’à l’exécution publique. Seuls, quelques articles publiés par la Revue et Gazette musicale : De la Musique allemande, Une visite à Beethoven, Un musicien étranger à Paris, De l’ouverture, etc., lui valurent une certaine notoriété de journaliste. Mais, pour vivre, il fut réduit aux plus infimes besognes. Il dut transcrire les partitions des opéras à succès, non seulement pour le piano, mais sous les formes les plus anti-artistiques, jusque, a-t-il dit, pour cornet à pistons (on n’a pas retrouvé, il est vrai, ses transcriptions de ce dernier genre, mais on connaît des arrangements signés de lui, pour flûte ou violon et instruments à cordes, sur la Favorite, de Donizetti, le Guitarrero d’Halévy, et Zanetta, d’Auber. Il alla jusqu’à composer des « airs nouveaux » pour un vaudeville intitulé La Descente de la Courtille : l’on dit même que la musique parut d’un style si peu en rapport avec celui de la pièce que ses « couplets » furent supprimés aux représentations. Il ne trouva d’autres compensations que la joie qu’il eut à entendre aux concerts du Conservatoire les symphonies de Beethoven, exécutées, de son propre aveu, avec une perfection dont les orchestres allemands ne lui avaient jamais donné l’idée, notamment la neuvième symphonie, qui lui fut révélée dans toute sa haute signification. Au reste, son activité ne se démentit pas; il a écrit pendant son séjour à Paris la musique de plusieurs lieder, celle d’une Ouverture de Faust (qui fut remaniée et complétée en 1855); il acheva la composition de Rienzi, et entreprit celle du Vaisseau fantôme (écrit à Meudon) : il envoya ces deux dernières œuvres en Allemagne, et apprit bientôt qu’elles y seraient représentées. N’ayant plus rien à espérer de Paris, le jeune artiste repartit donc pour retourner dans son pays (avril 1842). « Pour la première fois, dit-il, je vis le Rhin. Les yeux mouillés de claires larmes, je jurai, pauvre musicien, une fidélité éternelle à ma patrie allemande. »

Rienzi fut représenté pour la première fois au Théâtre royal de Dresde le 20 octobre 1842. La véritable tendance de Wagner ne se manifeste pas encore dans cette œuvre, dans laquelle se marque une influence sensible de l’opéra français, particulièrement celui de Spontini, avec ses grands développements d’ensemble, son déploiement de mise en scène, son apparat, ses élans tout extérieurs; du moins y pouvait-on observer une inspiration vigoureuse, vraiment lyrique, non dénuée d’emphase ni de quelque vulgarité, mais dont l’éclat attestait un génie qui ne devait pas tarder à se manifester puissamment. Quelle qu’elle fût, malgré ses longueurs, sa tension perpétuelle, son instrumentation sonore à l’excès, elle obtint immédiatement un grand succès.

Aussitôt après, Le Vaisseau fantôme ou Le Hollandais volant (der Fliegende Hollander) fut mis en répétitions sur la même scène : il y fut représenté moins de deux mois et demi plus tard, le 2 janvier 1843. Ici, la personnalité du futur auteur de Tristan et Yseult se révélait bien plus clairement. Le poème, de caractère légendaire, nous montre deux figures wagnériennes déjà complètement formées : le Hollandais errant, aspirant au repos dans l’anéantissement de la mort, et Senta, qui incarne l’idée de la pitié et de la rédemption par l’amour. Pour la musique, elle a par endroits ce caractère de mysticisme avec lequel la suite de l’œuvre de Wagner nous familiarisera, tandis que l’orchestre y révèle des richesses jusqu’alors inconnues, ou du moins dont un seul maître, Hector Berlioz, avait pu, et depuis très peu de temps, donner le premier exemple. En dépit de ces mérites, ou peut-être à cause de leur trop grande nouveauté, Le Vaisseau fantôme ne fut pas accueilli d’abord par une faveur aussi marquée que Rienzi: il ne tarda pourtant pas beaucoup à faire le tour des théâtres d’opéra allemands, commençant par Riga, où les amateurs n’avaient pas perdu le souvenir de leur ancien directeur de musique, continuant par Cassel, puis par Berlin, où Meyerbeer dirigea l’exécution. La Nouvelle Gazette de musique, rédigée par Schumann, en fit l’éloge, exprimant l’espoir que désormais « le génie allemand cesserait d’être éternellement ballotté sur les flots de la musique étrangère ».

À la suite de ce double succès, Wagner fut nommé Capelmeister de l’Opéra de Dresde, fonction qu’avait remplie auparavant, pendant de longues années, son illustre prédécesseur Weber. Mis à la tête d’un des premiers théâtres de musique de l’Allemagne, il résolut d’y appliquer les principes qui commençaient à se préciser dans son esprit et voulut tenter la rénovation de l’art telle qu’il la concevait. Mais une opposition, sourde d’abord, ensuite nettement déclarée, de la part du public, de la cour, de la direction même du théâtre, ne lui permit pas d’atteindre le but qu’il poursuivait. Déjà Weber avait eu à lutter contre l’engouement pour l’opéra italien qui dominait alors dans tous les théâtres d’Europe : Wagner trouva la même résistance; loin d’accomplir la réforme générale qu’il rêvait, il eut peine à faire accepter au public ses innovations personnelles. Son génie, en effet, s’affermissait et se précisait d’année en année. Il ne formula pas encore sa doctrine, ce qu’il ne devait faire qu’après avoir quitté Dresde, mais il eut l’intuition définitive de sa mission artistique. Sous cette impulsion, il produisit coup sur coup deux œuvres dans lesquelles il s’affirma: Tannhäuser et Lohengrin.

Le sujet de Tannhäuser est emprunté à la légende allemande du Venusberg, populaire au moyen âge et où survit un souvenir de la mythologie antique mise en opposition avec les croyances chrétiennes. Il la combina avec une autre légende, à base historique, celle du tournoi des chanteurs de la Wartbourg, et fondit en un seul les héros des deux récits. En face de Vénus, il imagina de placer la pure et idéale figure d’Elisabeth : le chevalier Tannhäuser passe ainsi à tour de rôle sous l’influence des deux femmes, qui symbolisent le sensualisme païen en lutte avec la pitié, la résignation, le renoncement mystique. Le poème écrit avec ces divers éléments n’eut plus, en vérité, aucun rapport avec les habituels livrets d’opéra. Le but de l’auteur, a-t-il écrit lors des représentations de Tannhäuser qu’il vint donner plus tard à Paris, fut « d’attacher, avant tout, le public à l’action dramatique elle-même, sans qu’il fût obligé de la perdre un instant de vue; tout l’ornement musical, loin de l’en détourner, ne doit lui paraître, au contraire, qu’un moyen de la représenter ». Ainsi, comme premier principe, la constitution du poème wagnérien proscrivait impérieusement tout élément extérieur et étranger au drame : donc, plus d’ornements superflus, plus d’épisodes en dehors de l’action, plus de ballets, plus de morceaux n’ayant d’autre raison d’être que de favoriser la virtuosité des chanteurs. La coupe même de la musique en morceau de forme définie, conservée jusque dans Le Vaisseau fantôme, est abandonnée dans Tannhäuser et remplacée uniquement par la division en actes et en scènes. La forme musicale devient complètement libre, et les anciennes subdivisions en airs, récitatifs, morceaux d’ensemble, etc., font place à la « mélodie infinie ». L’orchestre qui, jusqu’alors, avait été réduit, dans l’opéra, au rôle secondaire d’accompagnement, prend la prépondérance et la symphonie continue qu’il est désormais chargé de dérouler forme une trame sur laquelle circule la déclamation notée des acteurs, en même temps qu’elle exprime les divers sentiments, latents ou apparents, avec une intensité d’expression qui fait d’elle, en quelque sorte, l’âme harmonieuse du drame.

Tannhäuser ne réalise pas encore de façon absolument rigoureuse la doctrine wagnérienne, mais il y achemine franchement. On y trouve encore des morceaux dont la forme ne diffère pas sensiblement de celle de l’opéra, par exemple le septuor, le grand final du second acte, etc.; bien des parties lyriques, comme le chant d’amour de Tannhäuser, ou bien la marche des nobles, d’une instrumentation si éclatante, évoquent au souvenir des compositions antérieures : l’influence de Weber, notamment, est sensible et a été avouée par l’auteur même. Mais, dans l’ensemble, l’œuvre est d’une grande hauteur d’inspiration. L’ouverture, la scène du Venusberg, sont des chefs-d’œuvre de musique instrumentale, et le troisième acte tout entier réalise en toute sa plénitude l’idéal de la conception wagnérienne.

Aussi, tout cela était si nouveau le 19 octobre 1845, jour où Tannhäuser fut représenté pour la première fois à Dresde, cela dépassait de si haut la faculté de compréhension d’un public que rien encore n’avait préparé, que l’œuvre fut accueillie avec froideur, et que, dès ce moment, commença dans la presse cette opposition contre laquelle Wagner eut à lutter presque jusqu’au bout de sa carrière. Il n’en fut pas découragé, et il poursuivit son œuvre sans s’arrêter. À peine avait-il achevé d’écrire Tannhäuser, avant même que l’œuvre fût mise à l’étude, il ébaucha le plan d’un ouvrage à tendance satirique, qu’il ne devait achever que seize ans plus tard : Les Maîtres Chanteurs. Mais il ne tarda pas à écarter cette idée et revint à un sujet mieux en rapport avec celui qu’il venait de traiter : il entreprit la composition de Lohengrin, qui fut achevée dans l’année 1847.

Lohengrin a pour sujet une légende française du moyen âge, le Chevalier au cygne. Les analogies de la situation essentielle avec celle de Psyché sont frappantes, et Wagner a pu dire avec raison que le drame est une action intérieure qui se passe dans le cœur d’Elsa. La couleur générale est surtout mystique et chevaleresque, avec des coins de vie populaire. La tendance de Wagner s’affirme de plus en plus nettement dans cette œuvre; les influences anciennes disparaissent; l’ensemble est d’une homogénéité et d’une pureté d’inspiration admirables.

Le peu de succès de Tannhäuser et l’opposition de plus en plus manifeste contre Wagner et ses tendances firent que Lohengrin ne fut pas admis aussitôt aux honneurs de la représentation. Toute l’année 1848 et les premiers mois de 1849 se passèrent sans que l’auteur pût tirer l’œuvre de ses cartons, autrement que pour quelques exécutions fragmentaires. Peut-être cependant allait-on se décider à la mettre en répétitions, quand survinrent de graves événements qui, agitant l’Allemagne et l’Europe presque entière, vinrent apporter une perturbation considérable dans la vie de Richard Wagner.

Il n’est pas douteux que l’artiste ait eu, depuis ses plus jeunes années, un tempérament révolutionnaire, une nature de révolté. Dans sa première autobiographie (écrite quand il n’avait pas trente ans), contant ses souvenirs de la révolution de 1830 (il avait treize ans alors), il écrit : « Du coup, me voici révolutionnaire et parvenu à la conviction que tout homme tant soit peu ambitieux ne devait s’occuper que de politique. » Quand, pendant son premier séjour en France, il écrivit sa nouvelle : Un musicien allemand à Paris, qui contient un récit à peine déguisé de son existence misérable, il déclara : « Ce que j’ai voulu y faire entendre, c’est un cri de révolte contre la condition de l’art à notre époque… J’entrai dans une nouvelle voie, celle de la révolte ouverte contre tout ce qui constitue, de notre temps, la manifestation publique de l’art. » De là à s’insurger contre l’organisation sociale qui détermine cette condition de l’art, il n’y avait qu’un pas, et Wagner le franchit lors de la révolution de 1848. Il comprit que sa réforme artistique était impossible dans le cadre de la société contemporaine : visant plus loin, d’ailleurs, il était de ceux qui attendaient d’une révolution la régénération de l’humanité; il s’associa donc avec ardeur à ceux qui la tentèrent. Il se borna d’abord à vouloir réformer le mode d’existence du théâtre, et formula le premier l’idée du théâtre populaire. Puis, abordant résolument la question sociale, il prononça au Vaterlandsverein de Dresde (le 14 juin 1848) un discours dans lequel il exposa ses idées sur la réforme : suppression des privilèges de la noblesse, armement du peuple, abolition de l’argent, institution d’un régime d’associations échangeant les produits de leur activité et coopérant librement à l’entretien et au bonheur de la communauté : au reste, en même temps que l’établissement du suffrage universel, suppression du parlement et maintien de la royauté : « À la tête de l’État libre, le roi sera ce qu’il doit être dans sa signification la plus noble et la plus haute : le premier de son peuple, le plus libre des hommes libres. » Puis il écrivit un drame : Jésus de Nazareth, qui lui fut un prétexte à développer ses propres idées sur la régénération de l’humanité et la substitution aux lois humaines de la loi d’amour. Enfin il prit une part personnelle au soulèvement révolutionnaire qui agita la ville de Dresde dans les premiers jours de mai 1849. Intimement lié avec Roeckel, son ancien collègue à la direction musicale du théâtre et l’un des chefs du parti libéral, ayant été mis par ce dernier en relations avec Bakounine, il assista aux réunions dans lesquelles ce soulèvement fut concerté, ainsi qu’aux assemblées du gouvernement provisoire. Enfin, le 6 mai, jour où l’armée prussienne vint rétablir l’ordre antérieur, il excita et guida à travers les rues de Dresde des détachements de gardes communales, et il monta en observation sur la haute tour de l’église de la Croix pour renseigner le gouvernement provisoire sur la marche de l’ennemi. Le mouvement populaire ayant été réprimé, Wagner s’éloigna de la ville. Il se rendit d’abord à Chemnitz, puis à Weimar, où il fut reçu par Liszt. Son rôle dans l’insurrection avait, en somme, été secondaire, et il put espérer d’abord qu’il ne serait pas inquiété; mais il fut détrompé bientôt en apprenant qu’un mandat d’amener avait été décerné contre lui le 16 mai : craignant les risques d’une condamnation qui pouvait être disproportionnée avec la gravité des actes commis, il résolut de s’enfuir d’Allemagne, et se rendit en Suisse. Il fut condamné par défaut à l’emprisonnement, peine qui, en 1851, fut commuée en celle du bannissement hors de la Confédération germanique; en 1860, ce bannissement fut limité au territoire du royaume de Saxe; enfin, en 1862, Wagner put rentrer librement à Dresde, où d’ailleurs il ne séjourna plus.

Il songea d’abord à se fixer à Paris, puis, renonçant à ce projet, il revint en Suisse et s’établit à Zurich, où il vécut les dix dernières années de son exil. Des amis généreux et dévoués eurent souci de veiller à ses besoins matériels : libéré de toute attache, ayant brisé tout lien avec la société et conquis sa pleine indépendance, il se recueillit d’abord, et eut pour premier soin d’éclaircir ce qu’il trouvait encore de confus en lui-même. Il employa donc les premiers mois de son séjour en Suisse à la composition d’écrits théoriques, la plupart concernant l’art, d’autres traitant de questions plus générales. Il écrivit et publia coup sur coup : L’Art et la Révolution (1849), L’Artiste de l’avenir (1849), L’Oeuvre d’art de l’avenir (1849), L’Art et le Climat (1850), Le Judaïsme dans la musique (1850), L’État et la Religion (1850), Opéra et Drame (1851), Communication à mes amis (1851). Enfin il entreprit la composition de sa tétralogie L’Anneau du Nibelung.

La productions de sa première période attestaient une tendance mystique, tour à tour idéaliste et pessimiste, dont la signification exacte reste un peu indécise. Avec 1848 se produit une évolution au cours de laquelle, sous l’influence de la philosophie de Feuerbach, il glorifie la nature, la vie, l’amour, marque une hostilité très accentuée contre les idées ascétiques et chrétiennes, professant que Dieu n’est que l’homme idéalisé par la croyance populaire, que la vraie religion est le culte de l’humanité, que l’homme n’a d’autre fin que lui-même, d’autre loi que le besoin; il affirme que la nécessité, base de l’amour de soi-même, et l’amour, sont deux sentiments compatibles et coexistants nécessairement. La société moderne est fondée sur l’égoïsme; mais la révolution viendra et régénérera le monde, inaugurant pour l’humanité, dès cette vie terrestre, une vie de haute félicité. C’est sous l’influence de ces pensées que Wagner écrivit, non seulement ses ouvrages théoriques et philosophiques, mais le poème de L’Anneau du Nibelung, drame philosophique au premier chef. Cependant, au cours même de la composition de cette œuvre, une nouvelle tendance, manifestée en plusieurs endroits du poème, se révéla spontanément en lui, et, ayant lu pour la première fois, en 1854, Le Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer, il y reconnut l’expression la plus complète de sa propre pensée; il découvrit ainsi que l’artiste en lui avait devancé le philosophe. Il accepta toutes les conséquences de cette doctrine, concluant à la nécessité, pour l’homme, d’abjurer tout désir temporel, et enseignant que l’humanité ne peut arriver à la rédemption, à la félicité, que par la voie douloureuse du renoncement.

Telles sont les idées à la base de toutes les conceptions et réalisations des œuvres appartenant à la deuxième partie de sa vie.

Dans les écrits concernant sa réforme artistique, Wagner procède suivant la méthode qui consiste à montrer d’abord le mal et le détruire, et à reconstruire après. C’est ainsi qu’il agit dans son livre le plus important, Opéra et Drame. Il commence par faire le procès de l’opéra, qui doit être considéré, dit-il, non comme un art, mais comme un simple produit de la mode, genre artificiel, n’ayant pas d’origine naturelle, c’est-à-dire populaire, mais né de l’arbitraire de l’art aristocratique. Il observe que la base de l’opéra est la musique, et, comparant cette conception à celle d’une construction pour laquelle on s’adresserait d’abord au sculpteur et au tapissier sans s’inquiéter de l’architecte, il formule sa critique essentielle par ces mots : « L’erreur dans l’opéra consiste en ce qu’on a fait d’un moyen de l’expression (la musique) le but, et du but de l’expression (le drame) un moyen », complétant ailleurs sa pensée par cette autre phrase : « Cette forme de l’expression voulait déterminer par elle-même l’idée du drame. »

Le drame doit être purement humain. Sa matière est le mythe, le poème primitif et anonyme du peuple, dans lequel les relations humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle, montrant ce que la vie a de vraiment humain, d’éternellement compréhensible. Il est l’œuvre commune à laquelle tous les arts doivent collaborer : musique, poésie, peinture, plastique, mimique, geste, etc. La pénétration de ces divers éléments doit être absolue; aucun ne doit être subordonné. La musique, notamment, ne doit pas entrer comme un simple élément à côté d’autres : de par son essence, elle est l’art purement humain; ce qu’elle exprime est éternel et idéal; elle ne sera donc pas seulement la collaboratrice, ni la rivale, mais la mère du drame. On voit par là que Wagner s’écarte résolument du principe de Gluck, qui voulait réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie : et, de fait, sa réforme, tout en faisant logiquement suite à celle de l’auteur d’Alceste, est autrement profonde et fondamentale. C’est à la symphonie beethovenienne, et non pas aux anciennes formes de l’opéra, que Wagner emprunte l’élément musical de son drame. La symphonie est pour nous, dit-il, la révélation d’un autre monde : le but à poursuivre est donc la fusion intime de la mélodie beethovenienne et de la poésie, celle-ci précisant les impressions troublantes et vagues de la musique. Mais il faut que la pénétration soit intime : c’est pourquoi le poète et le musicien doivent ne faire qu’un : un seul et même cerveau, un seul et même génie.

Le premier ouvrage dans lequel Wagner ait fait l’application intégrale de ces théories si hardies et si neuves fut son immense épopée de L’Anneau du Nibelung, l’œuvre dramatique et musicale la plus étendue, assurément, qu’un cerveau humain ait jamais conçue. Ce Festspiel scénique comprend une suite de quatre drames musicaux divisés en trois journées et un prologue : Das Rheingold (L’Or du Rhin), en quatre tableaux (non divisé en actes), Die Walküre (La Walkyrie), Siegfried et Götterdämmerung (Le Crépuscule des Dieux), ces derniers chacun en trois actes. Le sujet, tiré des chants de l’Edda, avait sollicité l’attention de Wagner dès avant son départ pour l’exil, car il écrivit un poème de La Mort de Siegfried en novembre 1848. Au commencement de 1851, il y joignit Le Jeune Siegfried. Enfin, dans l’automne de cette même année, il conçut le plan définitif de la tétralogie, dont ces deux poèmes, notablement remaniés, formèrent les deux dernières parties. Sa préoccupation philosophique se traduisit dans la composition de cette œuvre avec plus de vivacité encore que sa tendance esthétique : on peut s’en faire une idée en lisant les lettres qu’il écrivit alors à son ancien compagnon de luttes, Roeckel. L’idée fondamentale, autant qu’elle peut être résumée en quelques mots, est que l’humanité est maudite depuis qu’elle a connu le besoin de l’or, et qu’elle doit trouver sa rédemption dans l’amour. Les personnages de ce drame symbolique sont les dieux de l’antique mythologie germanique et scandinave, représentant une humanité primitive et supérieure; Wotan est leur roi; autour d’eux évoluent tour à tour les filles du Rhin, les nains (Nibelungen) et les géants, se disputant l’or et le disputant aux dieux; les Walkyries, filles de Wotan, et parmi elles la plus vaillante, Brünhilde; puis les hommes, Siegmund, Sieglinde, et leur fils, le héros Siegfried, qui n’a jamais connu la peur, enfin les familles ennemies des Wälsungen et des Gibichungen. Musicalement, l’œuvre est conçue dans la forme d’une symphonie librement développée, sur laquelle les voix des acteurs posent leur déclamation notée, et dont les thèmes ont chacun une signification correspondant à quelque idée du drame, les uns en exprimant une pensée fondamentale, d’autres représentant quelque trait de la physionomie d’un personnage. C’est ainsi que nous percevons tour à tour les motifs de la Destinée, de la Mort, du Renoncement d’amour, de la Rédemption par l’amour; puis le thème de la nature ou des éléments primordiaux (Ur Melodie), celui de l’Anneau, la fanfare de l’Or du Rhin, le motif du Walhalla; et encore les thèmes de l’Épée, de la Lance, de la Chevauchée, du Feu (ou de Loge, dieu du feu), et les deux thèmes distincts de Siegfried, l’un joyeux, l’autre héroïque, etc. Tous ces motifs conducteurs (leit-motiv), toujours d’une signification et d’un relief très accusés, se combinent, se transforment, se succèdent en formant un réseau ininterrompu, et la symphonie qui les développe, le sens parfaitement précis de chaque thème étant compris et admis au préalable, devient comme un discours musical d’une intensité en même temps que d’une clarté remarquable. Si l’on se place au point de vue de la technique et du progrès des formes purement musicales, l’on devra constater qu’avec L’Anneau du Nibelung, Wagner est parvenu à un degré auquel personne n’avait atteint précédemment, degré qui n’a pas été dépassé et ne semble pas pouvoir l’être. L’harmonie a été enrichie par lui d’agrégations jusqu’alors inusitées; l’orchestration est parvenue à une splendeur de coloris, un éclat, une variété de tons vraiment incomparables. Par contre, certaines parties sont d’une longueur de développement qui lassent l’attention. Mais de nombreuses scènes forment des tableaux tour à tour poétiques et grandioses, à la réalisation desquels concourent tous les éléments mis en œuvre, et où la voix ne se borne pas toujours au simple rôle de déclamation : telle est, par exemple, la scène initiale de l’œuvre, qui se déroule dans les eaux du Rhin, où les trois filles du Rhin gardent, en chantant, l’or immaculé; telle encore l’entrée des dieux au Walhalla; puis la scène d’amour, poétiquement passionnée, de Siegmund et Sieglinde; la Chevauchée des Walkyries, et la scène admirable où Wotan entoure de flammes le rocher sur lequel Brünhilde attendra le héros prédestiné qui doit venir l’éveiller; la scène où Siegfried forge, en chantant, l’épée invincible, et celle où, dans la forêt, il lutte victorieusement contre le dragon Fafner et comprend le chant des oiseaux; la traversée du feu par Siegfried et le réveil de Brünhilde; puis, dans la tragédie finale du Crépuscule des Dieux, la mort de Siegfried, avec le funèbre cortège qui escorte sa dépouille; le sacrifice volontaire de Brünhilde, ses clameurs sublimes de désespoir et d’exaltation, et la catastrophe finale, l’incendie du Walhalla, qu’accompagne une resplendissante symphonie.

Wagner travailla à la composition de L’Anneau du Nibelung, sans s’en laisser distraire, jusqu’au milieu de l’année 1857. Il avait alors achevé le poème et mené la partie musicale jusqu’à la fin du second acte de Siegfried. Comprenant qu’il n’avait aucun espoir d’arriver avant qu’il fût longtemps à la représentation d’une œuvre si hors de proportions avec les productions habituelles des théâtres lyriques, il s’arrêta là, et entreprit d’écrire un autre ouvrage de dimensions moindres : ce fut Tristan et Iseult, dont il composa le poème dans l’été de 1857, et dont la musique fut achevée en 1859. Alors, après dix années d’un labeur et d’une concentration d’esprit de tous les moments, il éprouva l’impérieux besoin de rentrer dans la société active et d’entendre sa musique. L’Allemagne lui était toujours fermée : c’était, à la vérité, le seul pays où il aurait pu assister à la représentation de ses premiers ouvrages, qui s’y répandaient de plus en plus. Liszt, qui fut le bon génie de cette partie de sa carrière, avait donné la première représentation de Lohengrin à Weimar, le 28 août 1850, jour de la naissance de Goethe, et l’œuvre avait obtenu un véritable succès, si bien que toutes les grandes scènes allemandes l’admirent à leur répertoire, et que l’auteur put dire : « Je serai bientôt le seul Allemand qui n’aura pas entendu Lohengrin! » Bref, en septembre 1859, il se décida à quitter sa retraite de Zurich, et commença à mener une existence errante, qui dura près de quatre années, et pendant laquelle il connut, avec quelques rares succès, des jours de la détresse la plus profonde.

Il s’en fut d’abord à Paris, où il donna trois concerts (25 janvier, 1er et 8 février 1860), qui attirèrent très vivement sur lui l’attention du monde musical. Puis Tannhäuser fut donné à l’Opéra, sur l’ordre de Napoléon III. Le scandale auquel donnèrent lieu les trois représentations de cette œuvre (1ère représentation le 13 mars 1861) est resté mémorable dans les annales du théâtre. Il alla ensuite à Vienne, où Tristan et Iseult fut mis à l’étude, puis abandonné après un grand nombre de répétitions. Il entreprit des tournées de concert en Allemagne, en Autriche, en Russie, et, en dernier lieu, en fut réduit à poursuivre ses courses vagabondes, non plus dans un but artistique, mais bien plutôt pour fuir d’innombrables créanciers qui le traquaient de toutes parts. Ces années furent absolument perdues pour sa production, et il finit par tomber dans le plus sombre désespoir.

Mais il était dit que tout serait merveilleux dans la destinée de cet homme merveilleux. Subitement, comme par un miracle, il passa de l’état le plus précaire à la situation la plus exceptionnellement brillante. Le mauvais sort était vaincu.

Au même moment où Wagner errait à travers l’Europe, un jeune prince, héritier du trône de Bavière, était élevé dans un château isolé au milieu des Alpes, parmi des forêts romantiques et des lacs sur lesquels nageaient des cygnes (le pays se nomme Hohenschwangau, « le haut pays des cygnes »). Il était de nature impressionnable et rêveuse, manifestement artiste, maladive aussi. Le mysticisme chevaleresque de Lohengrin lui avait été à l’âme; il aimait à revêtir l’armure d’argent du héros wagnérien et à voguer ainsi sur le lac, à la clarté de la lune : il avait fini par se façonner entièrement à cette image.

Dans la préface de la deuxième édition d’Opéra et Drame, parue en 1863, Wagner, faisant appel au concours des protecteurs qui pouvaient assurer la représentation de son immense ouvrage, terminait ainsi : « Il serait facile à un prince allemand de soutenir mon entreprise. Ainsi se trouverait fondée une institution d’une portée infinie pour le développement de l’art en Allemagne; le prince assurerait à son nom une gloire impérissable. Ce prince se rencontrera-t-il? »

Il se rencontra. Louis II monta sur le trône de Bavière en 1864, et son premier souci fut de faire rechercher Wagner, qui s’efforçait alors de se soustraire à des poursuites importunes, et de l’appeler à lui. Voilà donc le proscrit, le fugitif, le désespéré d’hier, devenu tout à coup favori d’un roi. Ses premières œuvres furent sans retard mises à la scène au théâtre de Munich, et données dans les conditions d’exécution où on ne les avait encore vues nulle part. Enfin, Tristan et Iseult entra en répétitions; la direction en fut confiée à Hans de Bulow, et les deux rôles principaux eurent pour interprètes M. et Mme Schnorr, dont le premier incarna de façon admirable le personnage de Tristan : ce grand artiste ne put malheureusement le jouer qu’aux représentations de cette série, car il mourut peu de temps après avoir réalisé cette magnifique création. La première représentation eut lieu le 10 juin 1865.

Autant la tétralogie des Nibelungen offre de complexités extérieures, autant le nouvel ouvrage était simple dans sa conception générale. L’amour fatal de Tristan et Iseult en est le seul et unique thème, et aucun épisode étranger n’en vient jamais distraire l’attention. L’œuvre, poétique et musicale, fouille dans le cœur humain à une rare profondeur. Les thèmes d’amour que développe la symphonie sont d’une intensité, d’une âpreté d’accent, avec des agrégations d’harmonie jusqu’alors inconnues, et dont l’analyse fut un grand sujet d’étonnement pour les techniciens. Le sentiment dominant est profondément amer et pessimiste : les personnages se perdent parfois en des déductions philosophiques qui peuvent sembler peu compatibles avec le développement d’un drame passionnel si intense; mais les situations principales sont traitées en des scènes ou des tableaux de la plus grande beauté. Citons simplement, après le prélude instrumental, devenu classique, la scène du philtre, à la fin du premier acte, d’un mouvement et d’un accent prodigieux, la longue scène d’amour qui tient presque tout le second acte, notamment l’invocation à la nuit, où les amants chantent l’extase de l’anéantissement dans l’éternel sommeil, enfin le troisième acte tout entier, chef-d’œuvre d’art tragique, avec les chants tour à tour désolés et joyeux de la musette du berger, les plaintes et les accès de désespérance de Tristan, et l’extase d’Iseult expirant, transfigurée, sur le corps de l’aimé.

Les drames musicaux de Wagner entraînent dès l’abord le spectateur en un tourbillon tellement irrésistible que parfois il a peine à s’y reconnaître : aussi ceux qui assistèrent aux premières représentations de Tristan demeurèrent indécis sur le caractère de l’impression ressentie, encore qu’il fût incontestable que cette impression eût été très vive. En même temps, un mouvement d’opinion s’était formé dans une partie du peuple en Bavière, et surtout dans l’entourage du roi, contre la situation privilégiée dont jouissait Wagner. Afin d’éviter d’inutiles difficultés, celui-ci s’éloigna, sans d’ailleurs perdre la faveur royale : il quitta Munich à la fin de 1865, et alla s’installer dans une villa sur les bords du lac des Quatre-Cantons, à Triebschen, près de Lucerne : il y vécut six années encore, dans le calme et le recueillement d’un travail qui, désormais, ne devait plus être troublé par les soucis matériels. Nous avons vu plus haut qu’après avoir terminé la composition de Tannhäuser, en 1845, il avait eu l’idée première des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, qu’il concevait comme une contre-partie comique au drame dans lequel il avait mis en scène la guerre des chanteurs de la Wartbourg. Il reprit cette idée après l’échec de Tannhäuser à Paris, et écrivit le poème pendant un séjour qu’il fit à Bieberich en 1861-62. La composition musicale, commencée pendant cette même période, avait été interrompue : il s’y remit en arrivant à Triebschen et l’acheva le 20 octobre 1867. L’ouvrage fut représenté pour la première fois à Munich le 21 juin 1868.

Les Maîtres Chanteurs sont une œuvre à part dans l’ensemble de la production de Wagner. C’est une comédie du plus haut style et parfois atteignant aux sommets les plus élevés du lyrisme, comprenant à côté de cela des scènes d’une bouffonnerie énorme. C’est aussi la seule œuvre de Wagner qui ait une base historique. L’action se déroule pour la plus grande partie au sein de la corporation des Maîtres chanteurs de Nuremberg dont la vie est reconstituée avec la fidélité d’un document; elle est dominée par la haute figure de Hans Sachs, le poète populaire qui a chanté la réforme de Luther. L’idée essentielle du drame est la lutte du génie libre et spontané (incarné par le jeune chevalier poète Walther de Stolzing) contre l’étroitesse et le pédantisme des règles d’école, que représente le personnage de Beckmesser, une création du plus haut comique. Eva, la fiancée promise au vainqueur, symbolise l’idéale poésie. La partition est peut-être la plus riche en matière musicale que Wagner ait écrite. De style tour à tour scolastique, lyrique, populaire, avec les combinaisons de la science musicale la plus ingénieuse et la plus approfondie, elle s’élève au plus haut degré de l’inspiration, et réalise la plus admirable beauté de la forme dans le dernier tableau, qui forme un hymne vraiment sublime à la gloire de l’art.

Cette dernière œuvre eut dès l’origine un succès plus franc que n’avaient obtenu les précédentes compositions de Wagner : le public musical commençait donc à se familiariser avec les formes de son art. Il retourna à Triebschen et y acheva la composition de la musique de L’Anneau de Nibelung (3e acte de Siegfried et Crépuscule des Dieux en entier). De cette même époque datent aussi les œuvres littéraires suivantes : Art allemand et Politique allemande (1865), De la direction musicale (1869), Beethoven (1870), Sur la destination de l'opéra 

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