Schumann Robert
«La vie de Schumann, comme celle de Nietsche, appartient aux psychiatres autant qu'aux romanciers. Ni les uns, ni les autres, cependant, n'en ont abusé, et on serait porté à croire que la vie du maître de Zwickau est trop uniforme, trop droite et trop grise pour tenter les romanciers. Liszt, le magicien aux gestes illustres, qui aima toutes les femmes et ses amis d'une passion égale, offre, en effet, une matière bien plus brillante et plus vibrante, sur quoi, d'ailleurs, le romancier Guy de Pourtalès a déjà bâti un livre plein de séduction.
Mais avec Schumann, avec Schubert de même, c'est plutôt le roman de la vie intérieure. Roman sans action bruyante, sans éclats foudroyants, roman du tourment intime. Pourtant, il n'a rien manqué à Schumann pour en faire un héros romantique tel que nous le concevons. Cet être doux, timide, taciturne, a connu l'amour malheureux, l'inquiétude, la maladie, la folie. Si le romantisme n'est pas que grandiloquence et impudeur, si c'est, aussi bien, « pureté dans la souffrance et amour du silence », Schumann devient un héros de premier plan.
C'est ainsi que nous le montre Alfred Colling, le dernier biographe de Schumann. Son livre nous fait pénétrer au plus profond de ce cœur tourmenté qui, dés l'adolescence ressent les premières morsures d'un mal qui le conduira à la folie et à la mort. Il nous aide à comprendre les circonstances douloureuses qui ont donné naissance aux oeuvres les plus curieuses, les plus belles, les plus folles et les plus émouvantes de la musique romantique. Il nous aide encore à deviner le sens intime de ces pages marquées des plus étranges soubresauts du cœur et de l'esprit.
Si Liszt, par exemple, a été l'homme de plusieurs femmes, Schumann, lui, l'a été d'une seule: Clara Wieck, la fille de son terrible maître. Car l'ébauche amoureuse avec Ernestine de Fricken n'a pas de suite. La pauvreté de la jeune fille lui fait peur et il y voit un obstacle à son avenir. Il rompt avec une certaine dureté, et on lui a souvent reproché ce manque de noblesse romantique. Mais qu'importe! Ainsi que le dit Alfred Colling, « le génie, pour donner sa mesure, exige parfois une certaine dureté de cœur ».
Mais Schumann n'a pas le cœur dur. Sa longue, sa patiente, sa fervente passion pour Clara Wieck, les mille obstacles qu'il dut vaincre pour l'épouser, montrent, au contraire, un cœur plein de richesse et capable des plus grands sacrifices. Si, par la suite, il lui arrive d'être jaloux des triomphes de Clara, qui est une merveilleuse pianiste à laquelle l'Europe fait fête, eh bien! on comprend qu'il avait le droit de souffrir d'être, lui, le créateur, méconnu. Sa Clara, il l'adore, il ne vit que pour elle. Elle l'aime aussi ardemment, et ce couple d'amoureux est un des plus touchants spectacles du monde.
Mais le mal, hélas! ébranle la santé et le génie de l'artiste. Il perd, les uns après les autres, les êtres qu'il aime, ses amis, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs et belles-sœurs qu'il chérissait. I1 n'est plus tranquille. Son esprit s'envole et s'égare vers des régions où des anges lui donnent une musique hallucinante, épuisante et mortelle. Aucun traitement n'agit, et les plus savants médecins n'y peuvent rien. C'est alors, après mille autres, le cri déchirant d'angoisse qu'il lance en se jetant dans le fleuve qui toute sa vie l'a attiré, le Rhin, d'où des mariniers le retirent, vivant encore.
La musique des anges devient de plus en plus terrible, et un son constant, une épouvantable vibration, habitent son être tout entier. Souffrances atroces! Pourtant, les anges s'évanouissent, quelquefois, les vibrations s'apaisent et disparaissent, et on espère que son amour et sa volonté vont triompher du mal. Il se souvient de sa chère Clara et de ses enfants. Il se souvient de l'ami adoré, Mendelssohn. Il revoit son Brahms bien-aimé. Il a soif de musique. Mais tout s'écroule de nouveau et « cette tragique aventure ne peut plus aboutir que dans la mort ».
Clara vient le voir, avec Brahms. Elle ne le reconnaît pas. « Il y a, sur son visage, toute la joie, toute la souffrance de la folie »... « Mais lui, il l'a reconnue. Il sourit. Son bras, lentement, très lentement, se soulève, monte autour d'elle. Et il parvient à enlacer sa femme dans une étreinte d'une tendresse chaste et inouïe »... « Clara voudrait l'arroser de ses larmes; elle ne peut pas pleurer, ses yeux brûlent d'un feu atroce et désespéré... » Le lendemain, après de douloureuses convulsions et une épouvantable lutte avec les anges, il meurt enfin.
Il a laissé une nombreuse correspondance qui nous éclaire sur ses tourments, mais sa musique évoque encore mieux que toute littérature le troublant conflit de sa joie et de son désespoir.»
Léo-Pol Morin, Musique, Montréal, Beauchemin, 1946