Essentiel
Hugo: L'art n'est pas susceptible de perfectionnement
«La beauté de l’art, c’est de n’être pas susceptible de perfectionnement. Un chef-d'œuvre existe une fois pour toutes. Le premier poète qui arrive, arrive au sommet. Vous monterez après lui aussi haut, pas plus haut. Le chef-d’œuvre d'aujourd’hui sera le chef-d’œuvre de demain. Shakespeare change-t-il quelque chose à Sophocle? Cornélia dépasse-t-elle Antigone? L'art n’est pas susceptible du progrès intérieur. De Phidias à Rembrandt, il y a marche et non progrès. Les fresques de la Chapelle Sixtine ne changent rien aux métopes du Parthénon. Les chefs-d'œuvre ont un niveau, le même pour tous, l’absolu. Cette quantité d’infini qui est dans l’art est extérieure au progrès... elle ne dépend d’aucun perfectionnement de l’avenir...
[...] La poésie ne peut décroître. Pourquoi? Parce qu’elle ne peut croître. Le génie est toujours dans son plein: toutes les pluies du ciel n’ajoutent pas une goutte à l'océan... Comme la mer, la poésie dit chaque jour tout ce qu’elle a à dire, puis elle recommence avec cette variété inépuisable qui n’appartient qu'à l’unité.
[...] La science est autre. Le relatif qui la gouverne s’y imprime, et cette série d’empreintes successives constitue la certitude mobile de l’homme. En science, des choses ont été chefs-d’œuvre et ne le sont plus. La machine de Marly a été chefs-d'œuvre.
[...] La science cherche le mouvement perpétuel: elle l’a trouvé, c’est elle-même... Tout remue en elle, tout change, tout fait peau neuve... La science va sans cesse se raturant elle-même... Elle est l’asymptote de la vérité: elle approche sans cesse et ne touche jamais.
Hippocrate est dépassé; Archimède, Paracelse, Vésale, Copernic, Lavoisier sont dépassés. Pascal savant est dépassé, Pascal écrivain ne l’est pas.»
VICTOR HUGO, William Shakespeare. in Œuvres complètes de Victor Hugo, t. II, Paris, J. Hetzel, 1882
Walter Benjamin: l'oeuvre d'art à l'ère de la reproduction mécanisée
«A la reproduction même la plus perfectionnée d'une oeuvre d'art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve.
[...]Le hic et nunc de l'original forme le contenu de la notion de l'authenticité, et sur cette dernière repose la représentation d'une tradition qui a transmis jusqu'à nos jours cet objet comme étant resté identique à lui-même. Les composantes de l'authenticité se refusent à toute reproduction, non pas seulement à la reproduction mécanisée.
Ces circonstances nouvelles peuvent laisser intact le contenu d'une oeuvre d'art - toujours est-il qu'elles déprécient son hic et nunc. S'il est vrai que cela ne vaut pas exclusivement pour l'oeuvre d'art, mais aussi pour un paysage qu'un film déroule devant le spectateur, ce processus atteint l'objet d'art - en cela bien plus vulnérable que l'objet de la nature - en son centre même : son authenticité. L'authenticité d'une chose intègre tout ce qu'elle comporte de transmissible de par son origine, sa durée matérielle comme son témoignage historique. Ce témoignage, reposant sur la matérialité, se voit remis en question par la reproduction, d'où toute matérialité s'est retirée. Sans doute seul ce témoignage est-il atteint, mais en lui l'autorité de la chose et son poids traditionnel.
On pourrait réunir tous ces indices dans la notion d'aura et dire : ce qui, dans l'oeuvre d'art, à l'époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c'est son aura. Processus symptomatique dont la signification dépasse de beaucoup le domaine de l'art.
[...] Dès l'instant où le critère d'authenticité cesse d'être applicable à la production artistique, l'ensemble de la fonction sociale de l'art se trouve renversé. À son fond rituel doit se substituer un fond constitué par une pratique autre : la politique. »
*******
Propos et réflexions sur l'art
GEORGE STEINER
«C’est seulement par la foi dans la réelle présence de l’esprit vivant au coeur des grandes oeuvres d’art que l’on peut échapper au nihilisme. Je ne peux parvenir à aucune conception rigoureuse d’une possible détermination du sens ou de lexistence quelconque qui ne parie pas sur une transcendance, une présence réelle, dans l’acte et le produit de l’art sérieux, qu’il soit verbal, musical ou art des formes matérielles.» (Le sens du sens, Vrin, 1988)
MARCEL PROUST
«Il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore! — pour les sots.» (À la recherche du temps perdu)
PAUL CÉZANNE
«L’art est une harmonie parallèle à la nature.»
JOHN RUSKIN
Art religieux et art profane
«Tel est donc le grand fait qui domine toute distinction entre l'art moderne et l'art ancien : l'art ancien est religieux, tandis que l'art moderne est profane. Encore une fois, prenez patience. Je dis que l'art ancien était religieux : c'est-à-dire que la religion était son premier but, le luxe domestique et le plaisir ne venant qu'en second lieu. Je dis que l'art moderne est profane : c'est-à-dire que le luxe domestique et le plaisir sont ses premiers buts, la religion ne venant qu'en second lieu.
Or, vous savez tous que, lorsque la religion ne vient qu'en second lieu, elle ne vient pas du tout. Dieu tolère bien des choses, dans le coeur humain, mais il en est une qu'Il ne tolère pas : c'est un rang secondaire. Celui qui n'offre à Dieu qu'un rang secondaire ne lui en offre aucun. Et il est une autre grande vérité que vous connaissez tous : c'est que celui qui fait de la religion son premier but, en fait son seul but, et ne peut travailler pour rien au monde que pour l'amour de Dieu.
C'est pourquoi je ne dis pas que l'art ancien soit plus religieux que l'art moderne. Ce ne peut être ici une question de plus ou de moins. L'art ancien était religieux, l'art moderne est profane, et la distinction qui les sépare est aussi nette que celle qui sépare le jour de la nuit.» (Les trois âges de l'art)
Essentiel
Hugo: L'art n'est pas susceptible de perfectionnement
«La beauté de l’art, c’est de n’être pas susceptible de perfectionnement. Un chef-d'œuvre existe une fois pour toutes. Le premier poète qui arrive, arrive au sommet. Vous monterez après lui aussi haut, pas plus haut. Le chef-d’œuvre d'aujourd’hui sera le chef-d’œuvre de demain. Shakespeare change-t-il quelque chose à Sophocle? Cornélia dépasse-t-elle Antigone? L'art n’est pas susceptible du progrès intérieur. De Phidias à Rembrandt, il y a marche et non progrès. Les fresques de la Chapelle Sixtine ne changent rien aux métopes du Parthénon. Les chefs-d'œuvre ont un niveau, le même pour tous, l’absolu. Cette quantité d’infini qui est dans l’art est extérieure au progrès... elle ne dépend d’aucun perfectionnement de l’avenir...
[...] La poésie ne peut décroître. Pourquoi? Parce qu’elle ne peut croître. Le génie est toujours dans son plein: toutes les pluies du ciel n’ajoutent pas une goutte à l'océan... Comme la mer, la poésie dit chaque jour tout ce qu’elle a à dire, puis elle recommence avec cette variété inépuisable qui n’appartient qu'à l’unité.
[...] La science est autre. Le relatif qui la gouverne s’y imprime, et cette série d’empreintes successives constitue la certitude mobile de l’homme. En science, des choses ont été chefs-d’œuvre et ne le sont plus. La machine de Marly a été chefs-d'œuvre.
[...] La science cherche le mouvement perpétuel: elle l’a trouvé, c’est elle-même... Tout remue en elle, tout change, tout fait peau neuve... La science va sans cesse se raturant elle-même... Elle est l’asymptote de la vérité: elle approche sans cesse et ne touche jamais.
Hippocrate est dépassé; Archimède, Paracelse, Vésale, Copernic, Lavoisier sont dépassés. Pascal savant est dépassé, Pascal écrivain ne l’est pas.»
VICTOR HUGO, William Shakespeare. in Œuvres complètes de Victor Hugo, t. II, Paris, J. Hetzel, 1882
Walter Benjamin: l'oeuvre d'art à l'ère de la reproduction mécanisée
«A la reproduction même la plus perfectionnée d'une oeuvre d'art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve.
[...]Le hic et nunc de l'original forme le contenu de la notion de l'authenticité, et sur cette dernière repose la représentation d'une tradition qui a transmis jusqu'à nos jours cet objet comme étant resté identique à lui-même. Les composantes de l'authenticité se refusent à toute reproduction, non pas seulement à la reproduction mécanisée.
Ces circonstances nouvelles peuvent laisser intact le contenu d'une oeuvre d'art - toujours est-il qu'elles déprécient son hic et nunc. S'il est vrai que cela ne vaut pas exclusivement pour l'oeuvre d'art, mais aussi pour un paysage qu'un film déroule devant le spectateur, ce processus atteint l'objet d'art - en cela bien plus vulnérable que l'objet de la nature - en son centre même : son authenticité. L'authenticité d'une chose intègre tout ce qu'elle comporte de transmissible de par son origine, sa durée matérielle comme son témoignage historique. Ce témoignage, reposant sur la matérialité, se voit remis en question par la reproduction, d'où toute matérialité s'est retirée. Sans doute seul ce témoignage est-il atteint, mais en lui l'autorité de la chose et son poids traditionnel.
On pourrait réunir tous ces indices dans la notion d'aura et dire : ce qui, dans l'oeuvre d'art, à l'époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c'est son aura. Processus symptomatique dont la signification dépasse de beaucoup le domaine de l'art.
[...] Dès l'instant où le critère d'authenticité cesse d'être applicable à la production artistique, l'ensemble de la fonction sociale de l'art se trouve renversé. À son fond rituel doit se substituer un fond constitué par une pratique autre : la politique. »
*******
Propos et réflexions sur l'art
GEORGE STEINER
«C’est seulement par la foi dans la réelle présence de l’esprit vivant au coeur des grandes oeuvres d’art que l’on peut échapper au nihilisme. Je ne peux parvenir à aucune conception rigoureuse d’une possible détermination du sens ou de lexistence quelconque qui ne parie pas sur une transcendance, une présence réelle, dans l’acte et le produit de l’art sérieux, qu’il soit verbal, musical ou art des formes matérielles.» (Le sens du sens, Vrin, 1988)
MARCEL PROUST
«Il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore! — pour les sots.» (À la recherche du temps perdu)
PAUL CÉZANNE
«L’art est une harmonie parallèle à la nature.»
JOHN RUSKIN
Art religieux et art profane
«Tel est donc le grand fait qui domine toute distinction entre l'art moderne et l'art ancien : l'art ancien est religieux, tandis que l'art moderne est profane. Encore une fois, prenez patience. Je dis que l'art ancien était religieux : c'est-à-dire que la religion était son premier but, le luxe domestique et le plaisir ne venant qu'en second lieu. Je dis que l'art moderne est profane : c'est-à-dire que le luxe domestique et le plaisir sont ses premiers buts, la religion ne venant qu'en second lieu.
Or, vous savez tous que, lorsque la religion ne vient qu'en second lieu, elle ne vient pas du tout. Dieu tolère bien des choses, dans le coeur humain, mais il en est une qu'Il ne tolère pas : c'est un rang secondaire. Celui qui n'offre à Dieu qu'un rang secondaire ne lui en offre aucun. Et il est une autre grande vérité que vous connaissez tous : c'est que celui qui fait de la religion son premier but, en fait son seul but, et ne peut travailler pour rien au monde que pour l'amour de Dieu.
C'est pourquoi je ne dis pas que l'art ancien soit plus religieux que l'art moderne. Ce ne peut être ici une question de plus ou de moins. L'art ancien était religieux, l'art moderne est profane, et la distinction qui les sépare est aussi nette que celle qui sépare le jour de la nuit.» (Les trois âges de l'art)