Théories des Idées et de la création du temps chez Platon

Charles Renouvier
Platon, génie très complexe, mathématicien et poète, apte aux analyses psychologiques et ouvert à la spéculation la plus hardie, en même temps que maître en l'art suprême de laisser une ombre de sage incertitude se projeter sur les hautes régions du savoir que Socrate avait déclarées inaccessibles, Platon a marqué de la forte empreinte de ses idées une grande partie de la philosophie et de la religion des âges suivants. Rendons-nous d'abord compte des points sur lesquels il a été le continuateur de la méthode socratique: continuateur, mais poussant bien au delà, certainement, de ce que le maître eût jamais osé l'application confiante des principes induits de ses analyses morales. Si nous prenons plusieurs de ses dialogues, et non des moindres, nous y voyons ces principes offerts au lecteur à l'état d'élaboration, sans conclusions nettes: c'est l'image de la science qui se cherche et ne s'est pas encore trouvée, si ce n'est pourtant que la dialectique s'y montre victorieuse des thèses négatives et immorales que l'auteur formule en les prêtant aux sophistes, adversaires de Socrate. Au reste l'identité de la vertu comme science et de la vertu pratique est admise par Platon comme elle l'était par Socrate, et c'est là qu'est le germe d'une doctrine politique a priori. Dans le dialogue de la République, nous trouvons, en effet, le philosophe parfaitement édifié sur les définitions et sur l'harmonie des vertus, sur la justice dans l'État et dans l'homme, plein de confiance dans les applications des principes absolus à la politique, demandant pour celui qui en possède la science, — c'est le philosophe lui-même, — l'autorité nécessaire pour les appliquer et fonder la cité juste. Platon est donc le père du socialisme autoritaire fondé sur la raison (non sur la religion), lequel a reparu à toutes les époques où, l'esprit humain s'élevant à la conception d'un ordre social supérieur à la coutume, des penseurs ont cru à la possibilité de soumettre les hommes à l'empire de l'idéal moral, tels qu'ils le concevaient eux-mêmes.

Dans le milieu où Platon vivait, il n'a pas cru possible un avenir qui a pu paraître moins invraisemblable à de lointains successeurs, après que le monde avait vu la paix romaine, quoique passagère, et reçu l'enseignement de la charité chrétienne, quoique infructueux. Il n'a donc pas conçu sa cité comme pacifique, il l'a organisée militairement et pour la défense contre l'étranger, non comme une institution qui du s'étendre à l'universalité des hommes. Il a été infiniment loin de supposer les hommes naturellement portés au bien et aptes à entrer spontanément dans l'organisme social, même le plus parfait; il a entendu qu'ils fussent formés et conduits par l'éducation aux places et aux fonctions pour lesquelles les désignent leurs différents caractères natifs; il a reconnu leur solidarité, non leur égalité; il a prétendu les classer dans une hiérarchie ayant pour chefs, directeurs et éducateurs les philosophes, et dans laquelle aucune distinction ne serait faite entre les attributions des deux sexes, parce qu'il n'y en a aucune entre leurs aptitudes sociales, mais seulement entre les degrés, le sexe faible étant partout inférieur; il a enfin supprimé résolument la famille, antagoniste de l'État, et admis la communauté des femmes et des enfants, avec des règlements sévères et minutieux imposés aux relations sexuelles, afin de placer la génération sous de bonnes conditions et de mettre obstacle à la connaissance des liens familiaux. Platon ne s'est nullement dissimulé la difficulté de persuader à ses lecteurs que le système de la communauté fût le meilleur, ou qu'il fût seulement possible 1. Moins utopiste que manieur de grandes idées n'a-t-il voulu que donner la théorie de ce qui ne serait réalisable qu'à la condition de refaire la nature humaine à l'aide d'un système d'éducation qui aurait lui-même le moyen de partir d'une tabula rasa des sentiments et des coutumes? chose impossible. Il est permis de le croire. On n'en a pas moins là son idéal de société, qui dépend de son idéal de la nature humaine envisagée dans l'unité. Platon donne en toutes choses la préférence à l'universel sur l'individuel.

Aussi sa morale est-elle plutôt de dévouement que de justice. Son analyse de la justice n'est pas celle de la vertu qu'on entend le plus ordinairement sous ce nom et qui, en admettant l'existence d'un principe d'obligation entre les hommes, d'une part, et, de l'autre, celle des droits des uns qui correspondent aux devoirs des autres, consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû: suum cuique tribuit, comme le dit si bien la formule latine du jurisconsulte. Platon cherche le principe de la justice dans l'État, non dans la personne et dans les rapports des personnes; et, dans l'État même, il la voit dans la bonne organisation qui met chacun à sa place selon son talent, de telle sorte qu'il soit pourvu au bien de la chose publique en ses trois besoins principaux, auxquels il est donné satisfaction par les trois vertus dites prudence, courage, tempérance. Ces trois vertus mêmes, c'est donc relativement à sa République que Platon les comprend et les définit. La justice est une résultante produite par leur réunion et qui forme l'harmonie de l'État. Envisagée dans l'individu, elle ne peut plus alors consister pour lui qu'à remplir les fonctions qui lui sont propres, dans l'emploi qui lui est confié, et dans celui des ordres de citoyens où les magistrats l'ont classé. Il ne peut être question d'autres droits pour aucune personne que du droit de faire son devoir, comme nous disons quelquefois dérisoirement.

Cette morale de dévouement arrive progressivement dans certains des Dialogues à prendre une forme religieuse, surtout quand Platon considère l'homme en un milieu pervers et victime de l'injustice régnante, et non plus comme citoyen de sa république a priori qui est faite exprès pour que tous les hommes y soient forcément justes. Le bonheur réel de l'homme bon ou juste, et le malheur réel du méchant, même quand ce dernier obtient tous les succès qu'il souhaite dans la vie, et que l'autre subit toutes les afflictions, jusqu'au dernier supplice, sont représentés avec des traits de la plus haute éloquence, dans la République, et dans le Gorgias, qui est certainement un des plus beaux et rares ouvrages des littératures de tous les temps et de tous les peuples. Il est incontestable que le philosophe, en écrivant la partie psychologique et dialectique de ces dialogues, relative à l'opposition apparente de la justice et du bonheur pour les fins de l'homme, obtient par un appel aux plus nobles sentiments du cœur, en même temps qu'a l'instinct profond de l'ordre moral du monde et des exigences de cet ordre, une démonstration au moins esthétique de sa thèse. Il sait bien néanmoins que la théorie a besoin d'être appuyée sur le postulat d'un rétablissement futur de l'harmonie, là où elle est troublée, entre ces deux choses, la vertu et le bonheur, qui, après tout, ont leurs réclamations indépendantes l'une de l'autre, et toutes deux impossibles à méconnaître. De là les mythes qui donnent à l'argumentation un complément tiré des croyances religieuses. Platon les emprunte à la doctrine de l'immortalité, du jugement des âmes après la mort, des peines et des récompenses qui les attendent, et enfin de leurs retours à la vie après de longs intervalles sous des formes animales variées.

On a le droit de se poser la question, sinon de la sincérité, au moins de la conviction propre de Platon en ce qui touche les métensomatoses, qui peuvent n'avoir été pour lui que des hypothèses d'ordre courant chez les pythagoriciens et dans les mystères, et dont il se serait servi pour signifier quelque chose de ce qui pourrait être, plutôt que pour définir ce qui est réellement. Il importe, en effet, de noter ici que le philosophe qui bannit, comme on sait, de sa République, les poètes, c'est-à-dire les conteurs de mythes, — car c'est ce qu'il entend, — ne reproche aux mythes que de donner au peuple des idées fausses et dangereuses des dieux, de les présenter comme auteurs d'actions condamnables, et comme susceptibles de revêtir des formes diverses, tandis que Dieu est parfait et doit être regardé comme auteur de tout bien sans mélange d'aucun mal, Mais la pensée de Platon n'est nullement d'interdire les mythes moraux, les mensonges utiles sur des matières édifiantes. Il admet que le sage politique trompe le peuple pour son bien. Ceci est une conséquence naturelle de sa méconnaissance du vrai caractère de la justice.

Laissons, pour le retrouver dans un autre chapitre, le sujet de l'éthique platonicienne, dont nous ne parlons ici que pour sa liaison avec la doctrine théologique de Platon, qu'on est obligé de distinguer de sa métaphysique et de rapporter, si le mot n'est pas trop fort, à sa politique. Là où, précurseur du monothéisme dans le monde hellénique, il combat les mythes polythéistes par des arguments assez semblables à ceux dont les Pères de l'Église useront cinq ou six siècles après lui, et d'ailleurs sans se faire plus qu'ils ne se feront la moindre idée du sens et de l'origine de la mythologie, il est parfaitement pénétré de la justesse de sa critique. La force et la franchise de ses accusations contre un système de croyances encore puissant, et qui avait servi de prétexte au procès de Socrate, est un sujet d'étonnement pour nous. Nous devons évidemment lui reconnaître la même sincérité, quand il proclame l'unité et la sainteté de l'idée divine, parce que l'essence de Dieu, pour tout philosophe théiste, comporte réellement ces attributs avec une signification qui reste vague et par conséquent inattaquable, tant que les questions de la personnalité et de la création ne sont pas formellement posées, et que la solution qu'on leur donne ne vient jeter aucun doute sur le véritable sens de l'affirmation monothéiste. Or il s'agit de savoir si Platon exprime une seule et même croyance philosophique, lorsque, dans sa République, il traite de la vérité suprême à connaître, qui est le but dernier de l'éducation qu'il imagine pour former le philosophe accompli, digne de gouverner la cité parfaite, ou lorsque, dans son Timée, se fiant, comme il le dit, à la pure vraisemblance, il raconte la fabrique du monde par Dieu, unique auteur de cet «animal un, qui renferme en lui-même tous les animaux, tant les mortels que les immortels», et puis la fabrique des mortels par les immortels, à qui Dieu leur père a confié le soin de cette formation. Dans la République, Platon présente comme les seuls et véritables sujets de l'existence réelle les Idées: les Idées, c'est-à-dire les types éternels, universels, abstraits des choses, puisqu'il compare très expressément leurs essences à celles des nombres dans l'arithmétique, ou des lignes dans la géométrie, et qu'il pose l'étude de ces deux sciences comme la plus importante étude pour initier l'apprenti philosophe à la connaissance e de ce qui est en soi. A la source de ces essences, les Idées, il pose quelque chose d'où tous les êtres intelligibles tirent leur intelligibilité, leur être, et leur essence, et qui est pourtant «très au-dessus de l'essence en dignité et en puissance». En d'autres termes, le principe de l'intelligible est inintelligible, indéfinissable, et c'est cela que Platon, par un étrange paradoxe, appelle le Bien, dont la justice et les autres vertus tirent leur origine et tous leurs avantages 2. L'opinion qu'on doit se former de la nature des choses sensibles, ou phénomènes, dans cette doctrine, est exprimée par la comparaison célèbre de la «caverne» de Platon. Les hommes sont dans une situation semblable à celle de prisonniers enchaînés dans une caverne, le dos tourné à la lumière, et ne voyant rien que des ombres projetées sur un mur auquel ils font face. Ces ombres portées sont celles de certaines figures qui passent derrière eux et qui sont éclairées par un feu situé à quelque distance. Si ces figures qui représentent des êtres humains ou des animaux émettent une voix, les prisonniers en entendent l'écho au fond de la caverne. Or le feu lointain est le Bien, soleil du monde intelligible; les figures sont les Idées; les ombres sont les phénomènes, que les hommes prennent pour des choses réelles; et si on faisait ceux-ci se retourner, ils seraient éblouis et prendraient pour des apparitions chimériques le peu qu'il leur serait donné d'apercevoir des Idées en sortant de l'obscure contemplation de leurs ombres. Tel est l'effet des révélations de la philosophie sur ceux qui n'y sont pas progressivement initiés 3.

Les Idées de Platon ne sont nullement des formes de l'intellect divin, ainsi que les monothéistes des âges postérieurs se sont plu à les comprendre, mais bien, premièrement, des essences ou êtres en soi, non en autrui, et, secondement, qui relèvent, en cause première, non point d'une intelligence, mais du Bien, supérieur à toute intelligence. Quant au rapport des choses sensibles, aux Idées, si les phénomènes ne sont pas de simples illusions, — le symbole lui-même leur accordant le genre de réalité que peuvent réclamer des apparences, comme telles, — il reste à savoir de quel genre est le lien qui les rattache aux essences. Le terme qui représente ordinairement la relation demandée, c'est la participation; mais qu'est-ce, au juste, pour un objet changeant et périssable, que de participer à quelque chose d'invariable et éternel? C'est un problème qui subsiste et que rendent insoluble le caractère fictif de la conception, l'espèce de dédoublement des choses entre leur principe de réalité et leur principe d'apparence.

La théorie platonicienne des Idées est la source de la philosophie réaliste qui par elle-même ou par ses polémiques avec les doctrines rivales, conceptualisme et nominalisme, a rempli le Moyen Âge. La détermination du rapport des universaux, essences réelles, avec les êtres particuliers que l'on tient généralement aussi pour des êtres réels, cette croix des docteurs réalistes était le même problème: découvrir ce que signifie la participation de l'individu à l'universel. Au fond, en dépit de la répugnance des théologiens, ou de leurs croyances professionnelles, c'est un panthéisme déguisé qui s'offrait pour solution. Le monde se concevait mieux comme une dépendance nécessaire de l'essence universelle, ou une émanation, que comme le produit d'un acte créateur. Or, il y a bien plus loin de la théorie des Idées de Platon dans la République et ailleurs, au démiurgisme exposé dans le Timée, que du réalisme scolastique à la doctrine de la personnalité divine et de la création ex nihilo, parce que cette doctrine prend pour le lieu des Idées l'intelligence de Dieu, qu'elle met sous l'empire de sa volonté, au lieu de les poser en soi et de mettre Dieu lui-même dans leur dépendance pour faire passer la matière de l'état de chaos à l'état de monde. Ce Dieu, ce démiurge qui vient se placer entre cette matière préexistante, et ces Idées également préexistantes et capables d'ordonner par elles-mêmes l'univers, c'est le véritable de la tragédie antique.

Ainsi tout porte à penser que la partie du Timée qui concerne l'intervention de Dieu, et celle des dieux, qui lui fait suite, dans la production de l'univers, est avec la théorie des Idées dans un rapport analogue à celui que les Lois soutiennent avec la République, c'est une accommodation avec ce que Platon pensait que la religion commune de l'hellénisme, non plus les mœurs, comme tout à l'heure, mais les croyances exigeaient, ou ne pouvaient abandonner de l'ancienne tradition. Remarquons, pour prévenir la seule objection sérieuse qui nous paraisse pouvoir être faite à notre interprétation, que toutes les théories du Timée, d'origine pythagoricienne, qui regardent la nature des corps, la fabrique matérielle du cosmos et des corps mortels, la distinction des âmes matérielles d'avec l'âme immortelle, enfin tout ce qui est d'ordre physique et se conçoit sans l'action immédiate d'un Dieu, peut être laissé à Platon comme spéculation libre, indépendante de la fiction des démiurges. Comment admettre que de ces derniers il y en eût un de sérieux à ses yeux, quand parmi ceux auxquels il donnait des rôles démiurgiques en sous-ordre, il comprenait, à la suite des corps célestes, ces mêmes divinités mythologiques qu'il avait ailleurs tant maltraitées? Mais les termes dans lesquels il en parle trahissent de la façon la plus claire le caractère d'une concession qu'il croit devoir faire à l'opinion, pour l'objet qu'il se propose. Ces termes sont ironiques, de cette fine ironie qu'un auteur veut bien qui soit sensible aux lecteurs les plus intelligents, mais voilée pour les autres :

«Quant à l'origine des autres divinités» — de celles qui ne sont pas des astres — «il est au-dessus de nous de la dire et de la connaître; mais il faut en croire ceux qui en ont parlé autrefois, qui étaient, disaient-ils, des descendants des dieux, et qui sans doute connaissaient bien leurs ancêtres: on ne peut donc refuser d'ajouter foi aux enfants des dieux, quoique leur récit ne s'appuie pas sur des preuves convaincantes; mais puisqu'ils disent que c'est l'histoire de leur famille, nous devons les en croire suivant l'usage. Voici la généalogie de ces dieux, d'après leur témoignage, auquel nous nous conformons: La Terre et le Ciel engendrèrent l'Océan et Téthis; de ceux-ci naquirent Phorcys, Saturne, Rhée et leurs frères; de Saturne et de Rhée, Jupiter et Junon, et tous les frères qu'on leur donne, et que nous connaissons tous, ainsi que les descendants qu'ils eurent encore 4.»

Enfin les procédés par lesquels les démiurges secondaires exécutent la mission de leur père le dieu des dieux sont si visiblement symboliques qu'on s'étonne que les historiens de la philosophie, — généralement peu philosophes, il est vrai, — n'aient pas vu que œuvre démiurgique tout entière n'est qu'un symbole, depuis l'opération du dieu suprême jusqu'à celle de ses délégués. L'intérêt de cette conception de Platon, pour l'histoire des dogmes, n'est par là nullement diminuée. Le dieu suprême, opérant sur une matière préexistante, à l'état chaotique, et prenant pour modèles, en son institution de l'ordre, les Idées, types éternels existant en eux-mêmes, forme les grands corps de l'univers, dieux nés, mais impérissables. Cette œuvre première est entièrement bonne. Ensuite Dieu confie aux dieux subalternes, c'est-à-dire aux astres animés, y compris l'Ame de la Terre et (ironiquement) aux fils de Kronos et de Zeus, l'œuvre seconde indigne de lui, mélangée de bien et de mal, dont l'espèce humaine fait partie. Telle est la conception. A dater de ce moment, si nous jetons un regard prolongé au loin sur la marche des doctrines, nous voyons, d'un côté, les néoplatoniciens, disciples réels de Platon, selon nous, quoique sans génie, développer la théorie des Idées par celle de l'émanation, et ne garder le ou les démiurges que comme des fictions religieuses, selon l'esprit du maître; et nous voyons, de l'autre, le dieu démiurge suprême, préparer dans le monde hellénique l'adhésion au dieu créateur, dieu plus sérieux et réellement un, qui devait lui venir d'une autre source. Celui-ci devait même répondre mieux que le premier à l'une des grandes pensées exprimées dans le Timée; car c'est au Créateur, dans le sens le plus fort de ce mot, et non à l'arrangeur des éléments, à l'auteur des étranges mixtures métaphysiques dont se forment des âmes, qu'appartient logiquement la production du temps. Le chaos éternel et éternellement mu suppose le temps, puisque sans le temps nul changement ne se peut penser, et Platon, en attribuant au démiurge la production du temps, pose sans y penser le commencement absolu des phénomènes. Le passage est des plus intéressants. Le démiurge a été mu par la bonté en son dessein de produire l'univers et «il a voulu que tout y devînt autant que possible semblable à lui-même

«Quand le mouvement et la vie de cette image produite des dieux éternels» (les dieux astraux) «parut aux yeux du père qui l'avait engendré, il admira son œuvre et, plein de joie, il conçut le dessein de la rendre encore plus semblable à son modèle. Ce modèle étant donc un animal éternel, il s'efforça de rendre tel le monde lui-même, autant qu'il était possible. Or, cette nature éternelle de l'animal intelligible, il n'était pas possible de la donner complètement à ce qui a commencé. Mais Dieu invente une image mobile de l'éternité, et en même temps qu'il met l'ordre dans le ciel, il forme, sur le modèle de l'éternité immuable dans l'unité, l'image de l'éternité marchant suivant le nombre, et c'est là ce que nous avons nommé le temps... Le temps est donc né avec le ciel, afin que, produits ensemble, ils périssent ensemble, s'ils doivent périr un jour, et il a été fait sur le modèle de la nature éternelle, afin qu'il lui ressemble autant qu'il est possible. Car de toute éternité le modèle est existant, et de tout temps, jusqu'à la fin, l'image est ayant été, étant et devant être 5.»

Cette théorie de la création du temps, — car cette fois c'est bien une création, ou, pour mieux dire, c'est la création, — est accompagnée dans le Timée d'une explication formelle sur le caractère de cette éternité, dont parle Platon, de laquelle on ne peut dire ni qu'elle a été, ni qu'elle sera, mais seulement qu'elle est, tous les termes qui énoncent l'avant ou l'après, ou quelque chose de relatif à ce qui change et tombe sous les sens, manquant d'exactitude en ce qui la concerne. Il est parfaitement clair qu'une telle idée de Dieu comme éternel ne peut sans contradiction s'appliquer au démiurge qui, débrouillant le chaos, doit se trouver par rapport à lui-même et non pas seulement par rapport à son œuvre, le cosmos, dans une situation d'avant et après, avant la mise en ordre et après la mise en ordre des choses. On ne modifie pas ce qui change sans le changer, et on ne le change pas sans changer soi-même, sans avoir des idées et des perceptions relatives à ce qu'on fait. C'est pourtant la pensée de Platon, semblerait-il, mais c'est plutôt une preuve nouvelle que le démiurge est un être fictif, et ses opérations un symbole de la génération du monde. Cette génération qui, envisagée sous le jour de la théorie des Idées, nous paraissait tout à l'heure devoir être du genre de ce qu'on appelle émanation, se présenterait plutôt maintenant comme l'acte de l'innommable Éternel donnant un commencement aux choses du temps. Ici donc Platon, en son Timée, au lieu d'introduire dans la philosophie, après Anaxagore et d'une façon mieux entendue, à ce qu'il croyait, cette doctrine du démiurge qui, par le fait, ne put jamais y prendre racine, se trouverait avoir été le premier auteur philosophe d'une doctrine de la création, destinée, quelques siècles plus tard, à tout conquérir avec l'appui d'une religion. Et cette doctrine, c'est avec la contradiction radicale doit les théologiens absolutistes l'ont chargée, qu'il l'a lui-même proposée. Nous ne disons pas conçue; car peut-être aurait-il reculé devant l'idée d'un être pour qui le temps n'existe pas, et qui fait le temps et le connaît, d'un être qui ne pense pas l'avant et l'après, et dont l'existence est pourtant coupée en deux par la création, et qui suit avec intérêt les destinées de ses créatures dans le cours de ce temps qu'il ignore, si, au fond, il n'avait pas cru, comme le firent ses futurs disciples d'Alexandrie, que la création était, comme la démiurgie, un acte symbolique, et que l'Être absolu, ou Un pur, ne connaissait pas l'Intelligence émanée de lui, ne devait pas la connaître, parce que cela l'abaisserait.

Notes
1. Voyez au début du Ve livre de la République (trad. V. Cousin): «Ce que j'ai à dire trouvera encore moins de créance dans les esprits que ce qne nous avons dit jusqu'à présent. On ne croira pas que la chose (la communauté) soit possible, et, la possibilité démontrée, on ne croira pas qu'elle valût grand'chose. J'hésite donc à dlre ma pensée: je crains, cher ami, qu'on ne la prenne pour un vain souhait... Lorsqu'on parle comme je le fais, avec doute et en cherchant encore, il est dangereux et on doit craindre, non de faire rire (cette crainte serait puérile), mais de s'écarter du vrai et d'entraîner avec soi ses amis dans l'erreur sur des choses où l'erreur est funeste. Et à la fin du livre VII: «Ils (les philosophes qui entreprendront la réforme de l'Étal) relègueront à la campagne tous les citoyens qui seront au-dessus de dix ans, et ayant soustrait de cette manière les enfants de ces citoyens à l'influence des mœurs actuelles, qui sont aussi celles des parents, ils les élèveront conformément à leurs propres mœurs et à leurs propres principes... — Sans contredit, je crois, Socrate (c'est l'interlocuteur de Socrate dans le dialogue, qui prend la parole), que tu as heureusement trouvé la manière dont notre projet s'exécutera, s'il s'exécute un jour.» On sait que Platon écrivit le dialogue des Lois, après celui de la République, dans la pensée de se rapprocher un peu du possible de ses institutions idéales.
2, Platon, La République, 1. VI.
3. Id., ibid, l. VII.
4. Le Timée, trad. de Th.-H. Martin dans ses Études sur le Timée de Platon, t. I, p. 111.
6. Le Timée, trad. de Th.-H. Martin, Études, etc., t. I, p. 86 et 101.


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