Polythéisme et morale religieuse dans la Grèce antique

Charles Renouvier
Si l'on veut apprécier avec justesse des mythes si remarquables, en tirer des conséquences pour l'intelligence de l'esprit hellénique, il faut se garder d'y introduire un système, qui n'y est pas, de philosophie de l'histoire; mais il faut y voir un tableau de la vie humaine dans les différentes phases et les différentes mœurs qu'on peut en imaginer ou y observer. Il faut y voir ensuite le jugement moral que porte le poète, ou qui résulte encore mieux de ses vues. Il tranche avec toutes les doctrines de l'antiquité orientale. L'absence même d'une théologie qu'on puisse dire profonde y tourne au bénéfice de la raison pratique et sert à préserver le penseur des dogmes absolutistes. Au lieu de la conception brahmanique d'une nature universellement émanante et absorbante, dont le caractère de personnalité ne peut s'affirmer sérieusement, faute du plus essentiel attribut de la personne, et dont les philosophies et les religions de l'Inde nous ont si bien montré les corollaires, on a chez les Grecs, en ce qui touche l'univers, l'idée moins dangereuse d'un développement qui part du moins pour aller au plus, l'idée de l'évolution. Le point d'origine reste indéterminé malgré les images confuses par lesquelles on cherche à le représenter. Les dieux et les hommes, quoique enveloppés dans le cours universel, ne le sont pas à titre égal; ils n'échangent pas leurs rôles dans un cercle sans fin de transmigrations d'âmes; mais les premiers sont par nature les Immortels; les mortels doivent obéir. Les fables, dont le sens primitif est perdu, qui ont cours sur leur nature et leurs relations n'empêchent pas que l'enseignement religieux ne porte que leurs commandements sont justes, et qu'il y a des sanctions pour la piété et l'impiété, pour l'observation et la violation des lois. Ce qu'il y a d'indéterminé dans cette théologie, qui, sans devenir dogmatique, s'est mise en désaccord avec ses origines de mythologie physique, a été favorable à un développement de la morale pure, séparée de la religion, tantôt utilitaire et un peu abaissée, tantôt déjà rationnelle et presque stoïque, telle qu'on l'aperçoit chez Hésiode et dans les fragments qui nous sont parvenus des poètes gnomiques, Solon, Théognis et quelques autres de l'âge suivant. Leur esprit souvent morose, à tendances pessimistes, ne se place que mieux au point de vue d'une morale naturelle où il entre de l'observation et de l'analyse, où le sentiment du libre arbitre et la notion du devoir sont sensibles. La poésie dramatique, dans l'époque qui suit, est manifestement plus fataliste, mais conserve toujours une grande liberté de jugement et des habitudes sentencieuses. Le seul fait du précepte célèbre: Connais-toi, inscrit au mur du temple le plus sacré de la Grèce, révèle un peuple psychologue absolument unique dans l'antiquité. Ce mot est sa devise.

Mais la croyance des penseurs à l'évolution favorisa les théories du genre physiologique, qui furent celles des premiers philosophes (école d'Ionie). Bientôt après, d'autres méthodes se firent jour, mais la spéculation, avec n'importe quelle méthode, et pour la même raison persistante, eût presque toujours pour issue le panthéisme. La religion populaire ne participait point de cet esprit, car il y a plus d'éloignement du polythéisme que du monothéisme au panthéisme. Le premier n'est arrivé au troisième, en théologie, qu'en passant par le second. Mais l'évolutionnisme régnait sur la philosophie, et, s'il avait le mérite d'échapper à la doctrine de l'absolu et de l'émanation, il excluait, d'une autre part, celle de la création et, par conséquent, de la personnalité divine comme conscience et volonté unique et première, et de l'entrée du mal dans le monde par l'acte de la volonté libre de l'être créé. Ce sont là les deux vérités dont la connaissance a manqué à l'hellénisme. On est obligé d'en faire abstraction pour rendre justice aux mérites du polythéisme formulés par celui de nos auteurs contemporains qui les a le mieux sentis et exprimés le plus éloquemment. Il faudrait, dans la comparaison que cet écrivain institue entre le polythéisme et le monothéisme, donner à ce dernier terme un sens qui n'est pas nécessaire, le sens de la théologie absolutiste, soumettant la conscience et la raison à la volonté arbitraire du Créateur. Et il faudrait ôter au premier ce principe de l'évolution qui devait conduire la philosophie des Grecs, à la fin de son long développement, dans le néoplatonisme, à un état qui la rapprochait des spéculations brahmaniques.

«Dans le monothéisme, écrit Louis Ménard
1, la loi, c'est la soumission absolue à la toute-puissance divine. L'homme ne pourrait trouver sa route dans le sable sans bornes; mais la colonne de feu le guide, et du milieu des éclairs la loi descend...Dans le polythéisme chaque être est une force indépendante qui a sa loi en lui-même, et c'est de l'action libre de ces forces et du concours de ces lois que résulte l'harmonie du monde. Les Dieux sont les gardiens de ces lois éternelles, mais ils ne pourraient ni les changer ni les détruire, car ces lois sont la nature et l'essence propre des choses, leur part spéciale, leur destinée. La morale, la loi de l'homme, est une des formes particulières de ces lois immuables. L'homme la connaît par une révélation spontanée de sa conscience, en même temps qu'il se connaît lui-même, car elle n'est pas distincte de lui: elle est sa condition normale, et consiste dans le libre et harmonieux développement de toutes ses énergies. C'est en vivant selon sa propre nature qu'il accomplit sa destinée et concourt pour sa part à l'harmonie universelle.

«Cette idée de l'harmonie universelle, du cosmos, comme l'appelèrent depuis les philosophes, idée républicaine qui est particulière à la religion des Grecs, a pour conséquence naturelle une morale essentiellement politique et sociale. Les Grecs ne supposent jamais l'homme en dehors de la société; leurs traditions ne leur parlent pas d'un premier homme, parce qu'il ne semblait pas possible qu'à aucune époque l'homme eût pu vivre seul. L'éducation, qui est une introduction à la morale sociale et à la vie politique, fait de l'enfant un homme et de l'homme un citoyen. Elle assure la santé de l'âme par celle du corps. La gymnastique donne au corps la force et la beauté; la robuste jeunesse prélude par les salutaires fatigues de la palestre, aux rudes travaux de la guerre et à la défense de la patrie, et, par cette gymnastique de l'esprit, que les Grecs nommèrent la musique, à la pratique des vertus viriles et à l'exercice du droit qui est la liberté. Chacun de ces nobles exercices a quelque Dieu pour inventeur...

«Mais en même temps qu'une force libre, qui est sa volonté, l'homme sent en lui une règle, qui est sa conscience; loi infaillible qui soumet la volonté, comme les Dieux domptent les Titans. Cette lumière intérieure lui montre dans chacun de ses semblables une force libre comme la sienne, un droit égal à son droit. De même que les lois éternelles maintiennent l'ordre du monde par l'équilibre des forces, ainsi la loi morale limite le droit de chacun, qui est la liberté, par le respect du droit d'autrui, qui est le devoir, au nom de l'égalité, qui est la justice. Dikè, dont le nom signifie proprement le partage égal, a pour attribut la balance. D'après la mythologie grecque, qui enveloppe toujours dans les mêmes symboles le monde humain et le monde extérieur à l'homme, les Heures, les Saisons qui partagent l'année, qui conduisent les chars célestes et raniment tour à tour les fleurs et les fruits, se nomment Dikè, Eunomia et Irènè, c'est-à-dire la justice égale, l'ordre et la paix. Elles sont filles de Thémis, aussi bien que les Moïres, les conditions propres, les causes finales des êtres. Thémis, c'est la règle immuable, la loi absolue; c'est elle qui invoque dans l'Olympe l'assemblée des dieux: au ciel comme sur la terre, la loi n'est que l'accord des forces libres, l'union des volontés.

«Thémis est la loi des dieux, l'expression collective et générale des rapports dans la nature; Dikè sa fille est la loi des hommes, la forme particulière des rapports entre des êtres égaux. La connaissance de cette loi est la Morale; fruit spontané de la conscience humaine; c'est elle, comme le dit Hésiode, qui distingue l'homme entre tous les animaux. Elle a pour principes le droit et le devoir... Droit et devoir sont des termes corrélatifs qui n'expriment que le double aspect d'une même idée. Les deux formes du droit, la liberté et l'égalité, ou, comme disent les Grecs, l'autonomie et l'isonomie, correspondent aux deux formes du devoir, le courage et la justice... Assise auprès de Zeus, Thémis l'entretient sans cesse: c'est l'intelligence qui consulte et médite la loi. Aux côtés de Zeus se tiennent la force et la puissance, auxiliaires de la justice: ainsi la force est sanctifiée en devenant la protectrice du droit. Arès, le courage guerrier, est appelé par Homère le soutien de la loi.

«Le polythéisme a pour principe l'indépendance des forces; dans l'univers et dans les sociétés humaines, l'ordre est le concert des volontés libres; le droit social a pour base le droit individuel; l'autorité de la loi s'appuie sur le consentement de chacun. La cité, la république, πόλις, est une société volontaire qui a pour conditions normales l'autonomie et l'isonomie, c'est-à-dire l'ordre dans la liberté et dans l'égalité. La loi n'est pas imposée par une volonté plus forte à une volonté plus faible, pas même par la puissance divine à la faiblesse humaine; c'est un accord libre et spontané entre égaux. L'expression, le signe extérieur de cet accord, de ce pacte volontaire, est le serment, mot redoutable qui inspire aux dieux comme aux hommes une religieuse terreur; car, d'après Hésiode, les Dieux eux-mêmes, s'ils se parjuraient, seraient rejetés de la société de leurs égaux. Cette parole, qui sonne étrangement pour des oreilles modernes, s'explique par le double caractère des Dieux, qui sont à la fois des lois immuables et des forces libres. Sous ce dernier aspect, ils sont les gardiens des lois, et doivent s'y soumettre eux-mêmes. Les Grecs auraient craint d'ôter à la loi son caractère absolu en la confondant avec une volonté arbitraire, fût-ce une volonté divine... Or le serment est comme un résumé de la loi elle-même, puisque la loi est l'expression d'un rapport fixe, rapport qui, entre des êtres libres, prend la forme d'un pacte juré. Le serment qui garantit la durée des accords, qui relie même les morts aux vivants et l'avenir au passé, est sous la garde des graves Déesses, filles de la Nuit, des Euménides, bienveillantes au bon, terribles au méchant, qui punissent dans ce monde et dans l'autre le meurtre et le parjure, les plus grands de tous les crimes, car toute société repose sur le respect de la vie humaine et de la foi jurée.»

Toutes ces notions morales que les Grecs apprirent plus tard à définir par l'analyse de la conscience, ils les symbolisaient dans la poésie, identique alors avec la théologie, et ils les pratiquaient, dans le désordre de leurs discordes civiles et de leurs guerres sans fin, en ce sens au moins qu'ils les reconnaissaient comme éléments constitutifs des maximes autorisées de la bonne vie, et qu'ils en avaient fait des principes organisateurs de leurs institutions sociales. Ces institutions étaient le saint mariage, la propriété sacrée, le jugement fondé sur le serment, le commandement exercé sur des égaux consentants, et la loi jurée par tous qui commande également à tous. Les maximes étaient le respect en autrui de ce qu'on veut être respecté chez soi, la solidarité entre membres d'un même corps, la générosité, la pitié, le respect des suppliants. Cette dernière maxime s'appuyait sur un précepte de Zeus et donnait lieu à de nombreux mythes populaires; elle tempérait par un idéal de grâce divine la rigueur de la justice humaine, la loi du talion. On sait combien les poètes condamnent les haines implacables. Ajoutons encore le précepte du travail: du travail, dont Hésiode fait une grande vertu. Si la loi en eût été observée, si l'enivrement de la force et du danger, le goût des aventures n'eussent prévalu, l'esclavage ne serait pas devenu une institution des cités fondées sur le droit. Les civilisations libres de l'antiquité se seraient étendues sur la terre par la paix, non par la guerre, et elles n'auraient pas péri par la guerre, qui menace aujourd'hui d'un sort pareil les civilisations libres des modernes. Mais apparemment c'est trop demander aux hommes, de vouloir qu'ils séparent l'héroïsme du meurtre et du brigandage, ou parviennent par une autre voie que celle de l'héroïsme à l'exaltation de la personnalité, à la conquête des droits individuels et au sentiment de la vertu. La liberté a suscité la race des héros du sein des races d'argent et d'airain, pires peut-être que la race de fer qui a succédé à ces demi-dieux, et à laquelle nous aussi nous appartenons, «entourés de quelques biens et de beaucoup de maux, » comme le bon Hésiode.

En somme, ce n'est rien exagérer que de rapporter à l'hellénisme et à lui seul, comme l'a fait Louis Ménard, l'origine des notions morales pures et de tout ce que l'humanité a connu depuis en fait de doctrine de la raison pratique, indépendante de la religion; et il est également vrai que les Grecs ont lié ces notions à leurs anciens mythes, ou, pour mieux dire, qu'ils ont adapté à ces notions, qui sont leur œuvre et leur mérite, tout ce qu'il leur a été possible d'interpréter, un sens moral de ces mythes primitivement physiques, devenus souvent répugnants depuis que la nature de leur symbolisme s'était obscurcie. Mais ils n'ont pas été capables, si l'on nous permet cet apparent jeu de mots, de pratiquer cette raison pratique qu'ils avaient découverte, et il est douteux qu'il soit jamais donné aux hommes d'en approcher que de très loin. L'histoire des Grecs, ainsi d'ailleurs que celle de leurs émules ou disciples, anciens et modernes, est un perpétuel démenti donné à leur idéal, et cela même dans les temps courts, suivis de chutes profondes, pendant lesquels ils en ont tenté la difficile ascension. Et ceux qui la tentent composent toujours une minorité infime du genre humain. La justice, l'union, la paix n'ont régné nulle part. Le Serment social, dont Louis Ménard parle admirablement, le plus souvent n'est pas juré. Quand il est juré il est violé. Il faudrait pour que la doctrine hellénique pure, le symbolisme moral, la théorie des vertus, s'étendissent à l'explication à la fois religieuse et rationnelle du monde, que le monde fût cette harmonie réelle des forces dont parle Louis Ménard, au lieu qu'il est la guerre, par un grand côté, et que, de tous ses désordres, le désordre du cœur de l'homme est le pire. L'hellénisme ne pénètre pas le mystère de la création et n'a pas le sentiment de l'indignité de la créature.


Note
1. Louis Ménard, La morale avant la philosophie, chap. III

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