Les antécédents de l'Islam

Charles Renouvier
«Notre intention est de rattacher de cette manière frappante l'islamisme à sa source réelle et foncièrement unique, et d'expliquer la place que nous lui donnons dans notre analyse des croyances religieuses, avant de nous être occupés du christianisme, ou même des éléments de préparation qu'on peut lui trouver, pour ce qu'il possède en propre, dans le judaïsme. Il n'aurait jamais existé au monde telle chose que la prédication de Jésus et ses conséquences, le mahométisme ne laisserait pas de pouvoir exister à côté du judaïsme, après s'être produit au sein de la race sémitique parente, à une époque quelconque.»
Si Mahomet, né en 570, quelques années après la mort de l'empereur d'Orient, Justinien, était venu au monde mille ans plus tôt, sous le règne du roi de Perse Artaxercès Longue-Main, on ne voit pas ce qu'il aurait manqué d'essentiel dans le milieu natal et les autres circonstances de cet homme extraordinaire pour entreprendre et accomplir la révolution religieuse dont il fut l'auteur en Arabie; ou même à ses deux grands lieutenants Abou-Bècre et Omar, après lui, pour réunir toutes les tribus arabes en un seul corps de nation. L'état moral de ces tribus, l'ordre d'idées où elles se mouvaient, leurs coutumes, n'avaient varié en rien de grave durant ce long intervalle; car elles étaient arrêtées de temps immémorial à un même degré de civilisation presque patriarcale; leurs traditions en font foi; et leurs cultes divers, idolâtres, avaient été, de tout temps aussi, dominés par un concept universel remontant à de communes origines sémitiques monothéistes. D'une autre part, nous verrons que leurs dispositions mentales, à l'égard du surnaturel, étaient, dès avant l'époque de Mahomet, comme celle des Juifs de toutes les époques, du genre de celles qui appellent et attendent les manifestations prophétiques, les révélations religieuses. Tout indique entre eux et la race parente des Hébreux une similitude à cet égard dont l'origine doit remonter au commun berceau.

Ainsi, à considérer la question du coté du peuple, il serait impossible de dire pourquoi la mission de Mahomet, — en supposant donnés le génie, le caractère et le mode de formation de l'esprit et des croyances du Prophète, tels qu'ils ont été, — aurait eu, en se déclarant dans la première moitié du IVe siècle avant notre ère, une issue différente de celle que l'histoire a dû enregistrer si longtemps après dans la première moitié du VIIe de notre ère. Le génie et le caractère étant des accidents mystérieux, auxquels on ne connaît point de loi, il ne reste plus qu'à se demander si l'état des religions de l'Orient avec lesquelles les Arabes pouvaient avoir contact pendant la seconde moitié du Ve avant notre ère était tel qu'il put fournir à un prophète arabe, s'il s'en était alors produit un, des éléments d'information et de culture à peu près semblables à ceux qui se trouvèrent à la portée d'un homme de la Mekke six cents ans après Jésus-Christ. On peut, croyons-nous, répondre affirmativement.

La différence fondamentale entre la prophétie de Mahomet et le christianisme consiste dans la négation de la filiation divine de Jésus et de la doctrine des hypostases. Mahomet accordait à Jésus le titre de prophète, c'est-à-dire le même qu'à Noé, Abraham, Moïse, Élie, à beaucoup d'autres, et à lui-même, qui ne s'arrogeait nullement la première place parmi eux. Sa grande attache dogmatique était à l'unité absolue de dieu, telle que la posaient les Juifs. Or, à l'époque où nous imaginons que la venue d'un Mahomet aurait déjà été possible, non seulement le retour des Juifs à Jérusalem était accompli (535), la Loi promulguée par Esdras (458), mais le second Temple était fondé avec l'autorisation du Grand Roi, favorable comme tous les siens, à la religion israélite (445). Le dernier des prophètes juifs dont nous ayons un écrit (sous le nom de Malachie: Maléaki, mon messager) n'éprouvait plus le besoin de rappeler le Peuple au culte exclusif de Jéhovah: il pouvait borner son zèle, outre la prédication morale accoutumée, à attaquer les prêtres au sujet du rituel des sacrifices dans le temple: en un mot le pur monothéisme était établi dans toute sa rigueur. Les relations des Arabes envers les Juifs, en ce même temps, comme de tout temps, ne peuvent être mises en doute, mais il y a plus: des hommes des deux races ont pu se rencontrer à Babylone, en une commune affliction. On lit dans un historien arabe, à propos d'un prophète de cette nation, Anzhala, dont une certaine tribu méconnut la mission, et qu'elle fit périr:

«À cette même époque (désignée parce qui suit), les Israélites, sourds à la voix d'Abrakhia (Baruch) et d'Érémia (Jérémie) s'étaient attiré le courroux céleste par leur impiété et leurs crimes. Dieu suscita Bokht-Nassar (Nabuchodonosor II) pour châtier en même temps les Arabes et les Israélites. Un des ordres qu'il donna à ce prince par des visions et par la bouche d'Abrakhia et d'Érémia, fut d'aller ravager l'Arabie. Bokht-Nassar en parcourut les différentes parties, mettant tout à feu et à sang. Il anéantit les tribus coupables du meurtre des prophètes.

«D'autres tribus arabiques se soumirent au conquérant ou furent vaincues et réduites en captivité. Bokht-Nassar les transporta en Chaldée et les établit sur les bords de l'Euphrate. Elles finirent par s'y mélanger avec la population indigène, les Nabat ou Anbat (Nabatéens)
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Une expédition semblable est rapportée, sous la forme d'un événement à venir, dans le livre de Jérémie (chapitre XLIX, V. 28 sq.), et attribuée cette fois à un général du roi Nabuchodonosor Ier. Ésaïe, deux siècles auparavant, menaçait la gloire de Kédar (tribu arabique) au nom de l'Éternel (XXI, 16-17). Enfin le livre des Juges (VI, 33; VII, 12; VIII, 24-26) nous montre plus anciennement Israël en guerre, sous Gédéon, avec des Madianites, des Amalécites, des Ismaélites, et tous les fils de l'Orient, — toutes peuplades arabes, — et c'est par une caravane d'Ismaélites que dans la légende (Genèse, XXXVII, 25), Joseph, vendu par ses frères, est conduit en Égypte. Le contact est donc incessant entre ceux des Abrahamides que la Bible fait descendre d'Isaac et ceux qu'elle fait descendre d'Ismaël. Rien n'est plus vraisemblable que de supposer à ces deux branches sémitiques un fond commun de haute tradition et bien des coutumes similaires. Mais ce qui nous intéresse particulièrement ici, c'est de pouvoir établir que des Arabes contemporains de la transportation des Juifs à Babylone, à plus forte raison ceux du temps de la fondation du second Temple, étaient dans les conditions voulues pour recevoir la communication de la doctrine monothéiste pure, s'il se fût trouvé un génie de leur nation capable de l'embrasser et de s'y dévouer avec le courage et l'enthousiasme d'un Mahomet.

Les deux points les plus considérables qui, après le monothéisme absolu et la proscription des images, ont caractérisé la prophétie de Mahomet, et que l'on pourrait croire n'avoir pu être empruntés qu'au christianisme, sont l'angélologie et la résurrection du corps. Mais depuis que la lumière s'est faite pour nous sur le mazdéisme et sur la religion des Perses, une source persane de ces deux croyances transmises au monde arabe doit nous paraître probable, autant qu'elle est certaine en ce qui concerne les Juifs, plus complètement soumis, mais non pas les seuls, aux mêmes influences, sous les rois Achéménides. Elles seraient donc, en Arabie, antérieures au christianisme, indépendantes du christianisme, qui n'aurait eu qu'à aider peut-être à leur développement, cinq ou six siècles après. N'oublions pas de remarquer que le commerce par caravanes a entretenu de constantes communications de tout temps entre l'Arabie et la Perse; que les informations d'idées étaient donc inévitables. Or, et ceci est un fait important pour notre thèse, l'état religieux des tribus arabiques, au début de la prophétie de Mahomet, dénotait, comme nous le verrons tout à l'heure, une action du christianisme assez faible pour n'équivaloir à rien de plus que ce qui devait être déjà représenté par la connaissance plus ancienne du mazdéisme en ce qui touche les anges, l'esprit du mal et son antique révolte contre Dieu, latin du monde et le jugement dernier.

La question de l'origine de ces dogmes, chez les Arabes, peut paraître plus douteuse pour la résurrection des corps que pour l'angélologie. La raison en est que le mazdéisme ancien, dans l'Avesta, ne présente pas le retour à la vie des férouers des êtres, et la restauration finale, sous le même aspect où la doctrine des Pharisiens et de l'Évangile nous fait envisager la résurrection des morts au jour du jugement. Mais, de peuple à peuple et de religion à religion, les croyances ne se transmettent pas sans altération et adaptation. Il est bien certain que les Juifs ont tenu de la religion persane le dogme de la rébellion des anges et de l'un d'entre eux essentiellement; et cependant tout en personnifiant peu à peu dans leur Satan, l'esprit du mal, ils ont écarté le système franchement dualiste des mazdéens, ce qui était an amendement capital. De même, les Pharisiens
2, en tirant d'une semblable source leur croyance à une destinée finale, rémunératrice des justes, donnèrent à la doctrine plus vaste de la fin des âges et du triomphe d'Ahoura Mazda avec les bons, la forme limitée de la reprise des corps par les justes, dans un autre monde, et des supplices réservés aux méchants. Plus tard, sans doute, cette dernière elle-même s'approcha du genre millénaire, et dut s'entendre de la résurrection des corps pour le dernier jugement, lors de la venue du Messie sur la terre. La secte des Pharisiens était, au rapport de l'historien Joseph, antérieure à la guerre des Macchabées, et pouvait, par conséquent, remonter au IIIe siècle avant notre ère. L'origine de la doctrine de la résurrection, probablement plus ancienne encore, dut coïncider avec l'affaiblissement des idées populaires sur la dépendance immédiate du bonheur temporel et de la piété. Le prophète Malachie (Ve siècle) annonce une rétribution prochaine en des termes qui dénotent à la fois l'existence de plaintes générales sur la justice de Dieu et l'abandon de l'ancienne croyance à son exercice journalier. Il faut, selon lui, s'attendre à une apparition de Jéhovah (ou de son messager?) pour mettre ordre aux crimes régnants, épurer le peuple, en retrancher la partie corrompue 3. Cette espérance, qui n'est qu'à demi messianique, et l'opinion d'ordre plus général de la rétribution des morts ressuscités, dans un autre monde, existèrent peut-être parallèlement, jusqu'à ce que peu à peu se fût formée la complète croyance messianique, qui fut celle du christianisme primitif et dans laquelle les idées de fin du monde et de dernier jugement se mêlèrent à celle d'un règne temporel du Messie. La forme la plus universelle de la foi résurrectionniste devait convenir seule à Mahomet, les croyances millénaires et socialistes ne paraissant avoir été jamais du nombre de celles que les Arabes ont partagées avec les Juifs.

Notre étude a pour objet les idées en leur distribution et leur filiation, qui ne s'accordent pas toujours avec les places qu'elles occupent dans la série chronologique, et qui peuvent observer d'autres rapports que ceux que l'ordre de succession indiquerait, dans les cas où un génie individuel est le producteur de grands faits moraux. Les prophéties et les révélations qui amènent des révolutions religieuses, et puis politiques à leur suite, sont éminemment de cette dernière espèce. En envisageant l'hypothèse anachronique suivant laquelle l'avènement de l'islam, en Arabie, aurait précédé de plusieurs siècles l'ère chrétienne au lieu de la suivre, et cela si tardivement; en montrant que les principaux éléments dogmatiques de l'avènement du mahométisme étaient dès longtemps préparés, que seul un Mahomet leur avait manqué, enfin que l'influence du christianisme n'y avait point été nécessaire, — quoique, le christianisme s'étant trouvé présent, il ait pu et dû ajouter son cœfficient à ceux qui déjà existaient et pouvaient suffire à l'œuvre, — nous n'avons pas voulu seulement faire une remarque curieuse, qui est de celles que l'esprit déterministe des historiens écarte partout avec mépris. Notre intention est de rattacher de cette manière frappante l'islamisme à sa source réelle et foncièrement unique, et d'expliquer la place que nous lui donnons dans notre analyse des croyances religieuses, avant de nous être occupés du christianisme, ou même des éléments de préparation qu'on peut lui trouver, pour ce qu'il possède en propre, dans le judaïsme. Il n'aurait jamais existé au monde telle chose que la prédication de Jésus et ses conséquences, le mahométisme ne laisserait pas de pouvoir exister à côté du judaïsme, après s'être produit au sein de la race sémitique parente, à une époque quelconque. Ou plutôt, — retournons les termes, — c'est le judaïsme, frère malheureux et dépouillé de son ancien patrimoine, qui serait ce qu'il est réellement aujourd'hui, dispersé, méprisé et toléré, parmi les établissements que le frère conquérant a fondés sur la terre de l'Inde au Maroc en passant par Jérusalem et Byzance. Étrange renversement que l'histoire a fait de la légende d'Ismaël et d'Isaac!

Cet ancien patrimoine des Juifs était lui-même une terre conquise par des tribus, très semblables aux tribus arabiques du temps de Mahomet, et réunies par l'autorité d'un autre prophète qui, dix-huit siècles avant lui, imposait le culte du Dieu unique et détruisait les images. La différence est que les tribus israélites, tombées dans l'anarchie à la mort de Moïse qui les avait reliées pour la conquête, furent toujours impuissantes, même sous les rois qu'elles finirent par se donner, guidées par des vues politiques, à pousser leur expansion au delà des limites de la Palestine, comme les tribus arabiques le purent au delà de celles de l'Arabie. Elles ne parvinrent qu'à se défendre dans cette terre que des prophètes, plus anciens encore que Moïse, leur avaient désignée, que celui-ci ou son successeur leur avaient donnée, et à la reprendre, pour quelques siècles seulement encore, après l'avoir perdue. C'est que les grands empires contre lesquels Israël avait dû lutter, se succédant les uns aux autres — un seul fut son protecteur, — étaient dans leurs périodes de force, au lieu qu'ils se trouvaient tous en décadence à l'époque où Mahomet parut. Il est remarquable qu'aucun des prophètes juifs de la période des rois n'ait seulement essayé de se faire conférer par le peuple le pouvoir politique, de prendre lui-même la conduite des armées, et de puiser dans la foi religieuse, peut-être avec des perspectives nouvelles, la force d'accomplir cette œuvre d'expansion et de conquête que n'avaient pu se proposer Saül et David avec leurs bandes. Quelle qu'en soit la raison, il est résulté de là que l'œuvre de ces prophètes a été exclusivement spirituelle et morale et, pour l'humanité, d'un profit incomparable. Mais le prophète arabe, quoique animé très certainement de la passion religieuse avant tout, n'a obtenu la réforme des croyances et des mœurs, dans le primitif rayon d'action de l'islamisme, qu'au prix de l'introduction de ce principe de force brutale et de pouvoir absolu qui s'est retrouvé partout où se sont portées dans la suite les armes des musulmans. C'est le fruit de la guerre prise pour organe de la propagation de la foi.

Il ne faudrait pas croire que la prophétie de Mahomet ait été sans précédents, quand on l'envisage au point de vue exclusivement religieux. Nous avons vu plus haut un historien arabe, vivant au moyen âge, mais collecteur des anciennes légendes de sa nation, parler des prophètes de ce pays qui furent contemporains des Baruch et des Jérémie. À côté d'Anzhala, de la tribu de Wabar, nommé à cet endroit, Ibn Khaldoun désigne un prophète d'une autre tribu, celle des Hadhouras, en ces termes: «Ils (les Hadhouras) habitaient une contrée du Yaman appelée Rass. Pour les retirer de l'idolâtrie où ils étaient plongés, Dieu fit paraître parmi eux un prophète chargé de leur annoncer la vérité; c'était Choaïb, fils de Dhou-Madham. Ses frères le traitèrent d'imposteur et le tuèrent
4.» Ibn Khaldoun, s'exprimant ainsi, sept ou huit siècles après Mahomet, tient un langage que ses ancêtres et ceux de Mahomet, les plus lointains pour notre connaissance, ont toujours compris, et que les Arabes du moment où nous sommes comprennent parfaitement aussi. Les ancêtres de cette race aux habitudes essentiellement généalogiques, si l'on peut ainsi parler, remontent d'une manière qu'on juge sérieuse jusqu'au premier siècle de notre ère environ. Elles s'étendent ensuite à la haute antiquité par des mentions de tribus rattachées à de primitifs ancêtre mythiques, et par des légendes dont quelques-unes semblent avoir rapport à la domination des Hyksos en Égypte et, bien plus anciennement encore, à la dynastie arabe de la Chaldée. Une de ces légendes, pleine de miracles divins, met en scène certains Adites — tribu fabuleuse issue de Ad, héros partout ailleurs inconnu, analogue au Nemrod de la Bible, — et qui sont des géants impies, idolâtres, élevant des constructions sur les hauts lieux. Là se place une prophétie:

«L'arrogance et l'impiété des Adites étant parvenue au dernier degré, disent les auteurs légendaires, Dieu suscita parmi eux un prophète nomme Hoûd... Pendant cinquante années que dura sa mission, Hoûd appela en vain ses frères à la connaissance d'un Dieu unique. Alors une horrible sécheresse affligea le pays. Les Adites envoyèrent trois d'entre eux à la vallée de la Mekke, qui était dès cette époque un lieu révéré pour offrir des sacrifices et demander de l'eau au ciel.» Là, l'un des envoyés «conduisit des victimes sur le sommet d'une montagne et les immola. Trois nuages parurent aussitôt au-dessus de sa tête, et une voix céleste lui cria: «Choisis pour ta nation celui que tu voudras.» Il choisit le plus gros et le plus noir, pensant qu'il était chargé de pluie. Le nuage partit à l'instant et se dirigea vers la contrée des Adites. De son sein sortit un ouragan terrible qui les fit tous périr, à l'exception du petit nombre de ceux qui avaient cédé aux conseils de Hoûd et renoncé à l'idolâtrie. Des trois envoyés, celui qui avait fait le sacrifice fut également frappé de mort; les deux autres furent épargnés, parce qu'ils avaient cru à la parole de Hoûd
5.» On voit que le culte des hauts lieux, qui était ordinairement l'astrolâtrie, est taxé d'impiété dans la légende arabe, comme par toute la suite des prophètes hébreux. L'interdiction en est liée à la doctrine monothéiste. Alors même que l'on voudrait voir dans la légende arabe un emprunt fait aux légendes du peuple voisin, il faut songer que de tels emprunts ne sont possibles qu'à la condition d'une certaine conformité dans les manières de sentir et dans la position des questions religieuses. Il ne faut pas oublier non plus qu'en matière de constatation d'idées et de croyances, la légende est de l'histoire ancienne.

Avec une nation de ce caractère ainsi bien établi, et si tenace dans ses mœurs, invariable en son état social, nous devons supposer que, quand notre ignorance nous force de franchir une longue suite de siècles, pendant lesquels nous ne savons rien de sa vie religieuse, cette vie s'est passée tout entière dans un balancement analogue à celui d'Israël entre l'adoration d'un dieu unique et les cultes variés, sabéens, ou même fétichistes, mais avec une prédominance bien plus marquée et constante de ces derniers, une poussée moindre et plus rare de l'esprit monothéiste. Quand nous arrivons au moment où le peuple arabe va sortir de la légende et entrer dans l'histoire par ses annales, — moment si tardif qui est précisément celui de Mahomet, — nous trouvons, dans les légendes dont s'accompagne encore l'apparition du Prophète, la preuve d'une attente populaire analogue à celle qu'avait constatée pour la Judée la partie des Évangiles relative à l'enfance de Jésus. La principale de ces légendes atteste chez ses auteurs, — grande anomalie, si on ne regardait qu'à l'ordre des temps — un esprit plus semblable à celui des Israélites du temps de Jephté que des premiers chrétiens dont saint Luc a recueilli les imaginations naïves. Abdelmottalib, grand-père de Mahomet, n'avait pour toute progéniture qu'un seul fils, insuffisant à le protéger contre les insultes de familles rivales. «Il fit serment que s'il se voyait jamais entouré de dix enfants mâles il en immolerait un à Dieu devant la Caaba. Après qu'il eut fait ce vœu imprudent, le ciel lui accorda successivement douze fils et six filles». Le récit, très intéressant pour la connaissance des idées régnantes ou des souvenirs encore vivants à l'époque où il fut écrit, se continue par la consultation des sorts de l'idole Hobal, pour la désignation de la victime à sacrifier. Le sort qui se tirait à l'aide de certaines flèches sur lesquelles on traçait des noms, tombe sur Abdallah, celui de ses fils qu'Abdelmottalib aimait le plus:
    Faisant violence à sa tendresse, Abdelmottalib emmène Abdallah près des idoles Içaf et Naïla, lieu ordinaire des sacrifices, saisit le couteau, et lève la main pour l'égorger. Mais des Coraychites (tribu de la Mekke) accourent et retiennent son bras. «Que vas-tu faire, lui disent-ils, quel funeste exemple tu vas donner à la nation ! Songe combien de pères ne manqueront pas de vouloir t'imiter et de venir immoler leurs enfants.» Sur cette observation le sacrifice est suspendu, et les Coraychites décident de consulter une arrafa (une devineresse qui est le medium d'un génie) sur le moyen de dégager le père de son vœu, D'après le conseil de cette femme on prit dix chameaux, — c'était l'amende à payer ordinairement pour un meurtre, — et l'on demanda au sort de prononcer entre l'immolation d'Abdallah et le sacrifice de ces animaux. Le sort se montrant contraire à Abdallah, on ajouta dix chameaux, et l'on recommença l'épreuve. On doit, en pareil cas, recommencer autant de fois qu'il est nécessaire, avec pareille offrande en plus à chaque fois, jusqu'à ce qu'enfin le sort se rencontre favorable, et que la compensation passe pour acceptée. Il ne fallut pas moins de cent chameaux pour la libération d'Abdallah; ce prix devint dès lors celui du sang humain, ajoute la légende. Mahomet, plus tard, le confirma.

    Au moment où le père se retirait tenant son fils par la main, «une femme, qui se trouvait près de la Caaba et sur son passage, s'approcha d'Abdallah, dont elle voyait le visage tout rayonnant, et lui dit à l'oreille: «Je te donnerai autant de chameaux que l'on vient d'en sacrifier pour toi, si tu veux m'accorder sur le champ un tête-à-tête». Cette femme était une fille de Naufal... fils de... fils de... Elle avait souvent entendu répéter à son frère Waraca, homme versé dans la connaissance des Écritures, qu'un prophète devait naître bientôt parmi les Arabes. L'éclat extraordinaire qu'elle remarquait sur le visage d'Abdallah lui paraissait un signe indiquant que c'était de lui que sortirait ce prophète, et elle désirait en être la mère. Mais Abdallah lui répondit: «Je ne puis quitter mon père en ce moment.» Le même jour, Abdelmottalib demanda et obtint Amina, fille de Vahb, en mariage pour son fils Abdallah.

    Le lendemain Abdallah rencontra la sœur de Waraca, et, lui trouvant un air de réserve qui contrastait avec la vivacité de sa proposition de la veille, il lui dit: «Est-ce que tu n'es plus dans les mêmes conditions qu'hier? — Non, répondit-elle, je ne désire plus rien de toi. La lumière qui resplendissait sur ton visage a disparu.» L'apôtre d'une religion nouvelle qui devait changer la face de l'Arabie, Mahomet, venait d'être conçu dans le sein d'Amina
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Après la légende, sortie toujours d'un milieu populaire, mais qui révèle des réalités à sa manière, si nous passons à nos informations touchant la partie cultivée de la nation arabe, l'attente d'un prophète nous est confirmée. Là, ce sont des hommes qui réfléchissent sur la situation morale de leur pays, resté idolâtre alors que de tous côtés les Juifs et les chrétiens les pressent, vivent parmi eux, les sollicitent, — les chrétiens surtout — d'embrasser leurs croyances. Ils répugnent pourtant à acheter, pour ainsi dire, la foi au prix d'une sorte d'apostasie nationale: scrupule, naturellement très fort, sous l'empire des idées antiques en matière de religion. Ce même Waraca, fils de Naufal, que nous venons de voir, en un rôle légendaire, monter la tête à sa sœur d'une si étrange façon en lui annonçant la venue prochaine du prophète de la Mekke, est un personnage historique, dont la vie nous est connue. Il puisa son espérance messianique dans la lecture des livres juifs, et se vit à la fin conduit au christianisme. On rapporte que pendant l'une des fêtes célébrées à la Caaba, il s'entretenait à l'écart avec trois de ses compatriotes. Ils se communiquaient leur dégoût du culte des idoles: «Tout ceci n'est qu'erreur, disaient-ils, cherchons la vérité, cherchons la pure religion d'Abraham notre père; et pour la trouver, quittons, s'il le faut, notre patrie, et parcourons les pays étrangers.» Trois de ces hommes, y compris Waraca lui-même, ne parvinrent pas apparemment à se satisfaire sur la religion d'Abraham, et se firent plus tard chrétiens, l'un d'eux, même, après avoir été séduit quelque temps par la prédication de Mahomet. Le quatrième, nommé Zayd, se livra à une recherche active de cette antique religion, combattit avec ardeur le culte et les mœurs de sa nation, prêcha l'unité de Dieu, souffrit la persécution, et, errant de contrées en contrées, fut assassiné pendant qu'il revenait à la Mekke, attiré par la renommée de la mission commençante du Prophète 7. À l'époque où cette mission était déjà accomplie, à la veille de la mort de Mahomet, il s'éleva, dans certaines tribus éloignées de Médine, des prophètes rivaux dont l'un même en appela aux armes. C'étaient, paraît-il, des imposteurs, usant de prestiges grossiers 8. Nous ne rapportons ces faits que comme dernier éclaircissement d'une certaine similitude entre les dispositions populaires des Arabes de ce temps et celles des Juifs d'une époque reculée. Nous disons reculée, parce que l'attente du Messie, chez eux, était déjà devenue, au temps dont nous parlons, une foi formaliste au lieu d'une foi vivante.

La recherche de la religion d'Abraham par les âmes religieuses s'appuyait sur les plus constantes et probablement les plus anciennes légendes de la nation arabe. Mahomet partit de ces légendes, ainsi que l'auraient voulu faire les Waraca et les Zayd, et il osa se donner à lui-même cette religion que d'autres désiraient qu'on leur révélât. Ceux-ci étaient des hommes instruits, tandis qu'il est douteux qu'il sût lire et écrire, quoique auteur du premier livre écrit de sa nation. Ce livre lui était lu ou dicté par l'ange Gabriel, et il le récitait. Récitation, lecture, c'est le sens propre du mot Coran. Il ne prétendait point y exposer une religion nouvelle, mais, au contraire, rappeler les hommes à la religion éternelle révélée par Dieu lui-même. «Dieu a établi pour vous, leur dit-il, et c'est l'ange qui parle, une religion qu'il recommanda à Noé; c'est celle qui t'est révélée, ô Mohammed! c'est celle que nous avions recommandée à Abraham, à Moïse, à Jésus, en leur disant: Observez cette religion, ne vous divisez pas en sectes.» — «Abraham, lit-on dans un autre endroit, n'était ni juif ni chrétien; il était pieux et livré entièrement à Dieu, et il n'associait point d'autres êtres à Dieu. Ceux qui tiennent le plus de la croyance d'Abraham sont ceux qui le suivent. Tel est le prophète et les croyants. Dieu est le protecteur des fidèles 9

La descendance commune des Israélites et des Arabes, — que ceux-ci prétendaient faire remonter jusqu'à Abir (Heber) et de là à Sem, — s'affirmait d'une manière plus précise par la légende d'Abraham, dont ils avaient une version en propre. La naissance d'Ibrahim, l'ami de Dieu, selon la légende arabe, avait été annoncée par les devins à Nemrod, roi de Babylonie, qui prit vainement des mesures pour la rendre impossible. Ibrahim nourri miraculeusement dans une caverne et parvenu en peu de temps à l'âge d'homme sortit la nuit pour la première fois. L'aspect du ciel étoilé éveilla dans son âme l'idée de Dieu. Il vit une étoile plus brillante que les autres, et se dit: Celle-là sera mon Dieu. Mais l'étoile s'éteignit à l'horizon, et il se dit: Non, ce n'est point là le Seigneur. Il en fut de même pour la lune. Le soleil se montra à l'orient et Ibrahim pensa qu'il voyait Dieu. Mais le soleil aussi se coucha, et il reconnut que ce n'était point là le Dieu qu'il cherchait. Sa mère le mena à la cour de Nemrod, sous un nom d'emprunt, mais ce roi que tous adoraient dans sa grandeur et sa puissance lui parut trop laid pour être la divinité. Alors il se mit à parcourir le pays en brisant les idoles dans les temples et appelant les hommes au culte de l'être invisible qui a fait toutes choses. On l'accusa devant Nemrod, qui lui demanda: Qu'est-ce que ton dieu? Mon Dieu, répondit-il, est celui qui donne la vie et la mort. C'est moi, dit Nemrod, qui donne la vie et la mort, et il se fit amener deux condamnés; il tua l'un de sa main et ordonna
qu'on mit l'autre en liberté. Eh bien! reprit alors Ibrahim, mon dieu fait lever le soleil à l'orient; fais, toi, qu'il se lève à l'occident. Nemrod reste confondu. Il cherche vainement à faire mourir Ibrahim.

La suite de la légende arabe rapporte, avec des variantes de la légende biblique, la rivalité de Sara et d'Agar, la naissance d'Ismaël, son abandon dans le désert. Ismaël est recueilli et adopté par une tribu arabique. Abraham reste en rapport avec ce fils et c'est à lui, non à Isaac, que s'applique la légende du sacrifice, devenue un fondement moral de l'islam à plus juste titre encore que de la religion d'Israël:

«lsmaël grandit parmi les Amalica. Il avait sept ans lorsque Abraham vint pour l'immoler, suivant l'ordre qu'il avait reçu de Dieu. Le démon voulut empêcher Abraham d'obéir. Tandis que le père résigné conduisait son fils à l'endroit où le sacrifice devait s'accomplir, Satan, sous une figure humaine, se présenta trois fois devant Abraham, et essaya de le détourner de son dessein. Trois fois Abraham le repoussa à coups de pierres. Enfin, il levait le couteau sur Ismaël; mais l'ange Gabriel, arrêtant son bras, lui permit, au nom du Seigneur, de racheter le sang de son fils par l'immolation d'un bouc.»

C'est en Arabie et c'est au lieu même où devait s'élever la Mekke, qu'Abraham, instruit par une révélation divine, avait conduit et abandonné Ismaël avec sa mère, les remettant aux soins de Dieu. C'est aussi là qu'il vint pour sacrifier son fils. C'est là enfin qu'il éleva lui-même, avec l'aide d'Ismaël, le temple de la Caaba, sur les fondements de celui qu'Adam, le premier croyant, avait construit autrefois sur la terre, et qui est situé précisément au-dessous de l'endroit que son prototype occupe dans le ciel, afin que les anges y accomplissent les cérémonies de l'adoration.

La pierre noire de la Caaba, qui était blanche alors, fut apportée par l'ange afin de marquer le point où commencent les fourrées des croyants. L'ange ordonna le culte. Abraham, avant de retourner en Syrie, «monta par l'ordre de Dieu sur la montagne d'Abou-Coubays, et fit retentir dans les airs cette invitation adressée à tous les hommes présents et à venir: «Ô peuples, accourez à la Maison de votre Dieu!» La voix du patriarche fut entendue de toutes les créatures, et des millions d'âmes, destinées à la grâce d'accomplir le pèlerinage répondirent: «Lebbeyk Allahoumma: Nous voici, Seigneur
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Quelle que soit l'époque de la composition de cette légende, elle représente à la fois l'adoption et l'adaptation de la légende biblique par les Arabes de la Mekke. Elle n'exclut point, ou plutôt même, elle donne à supposer comme vraisemblable une communauté d'antiques traditions vagues, capables de favoriser le rapprochement et de permettre, en tels ou tels temps, la formation d'une secte de croyants d'une religion épurée, franchement monothéiste, qui se serait présentée comme celle des anciens prophètes de race sémitique: Abraham et Moïse. À l'époque de Mahomet, une telle secte existait sous le nom de El-Hanifiya, la véritable religion
11. Ses adhérents se prétendaient dépositaires de certains volumes (çohof) qu'Abraham lui-même avait reçus des mains de Dieu. On croit que le Coran renferme des sentences tirées de ces livres d'Abraham et de Moïse 12 qui peuvent très bien avoir été d'une composition plus ancienne qu'on n'est tout d'abord tenté de le supposer quand on est mis en présence de prétentions semblables; car le Pentateuque aussi a bien été regardé par les Juifs d'une époque tardive comme l'œuvre de Moïse, et on n'en conclut pas qu'il a pour auteur des hommes de l'époque où cette attribution lui fut donnée, et des faussaires.

Mahomet prenait ce titre de Hanyfe qui désignait avant lui la secte des vrais croyants. De même que l'idée théologique qui distinguait les Hanyfes était l'unité de Dieu, de même, l'idée morale était la soumission absolue à la volonté de Dieu, l'abnégation de la volonté personnelle. Ce dernier principe est proprement l'Islam, et le sacrifice d'Abraham en est le parfait symbole. Mahomet descendait, disait-on, d'Ismaël et, par conséquent, avait eu deux de ses ancêtres voués à Dieu en sacrifice: Ismaël, autrefois, puis son propre père Abdallah, dont on a vu plus haut la légende. Le Coran rapporte le sacrifice d'Ismaël en ces termes (le passage fait suite au récit d'un acte de violence d'Abraham contre le culte idolâtrique, et des persécutions que lui attirait son entreprise de la part des infidèles): «Je me retire, dit Abraham, auprès de mon Dieu, il me montrera le sentier droit. Seigneur, donne-moi un fils qui compte parmi les justes. Nous lui annonçâmes la naissance d'un fils d'un caractère doux. Lorsqu'il fut parvenu à l'âge de l'adolescence, son père lui dit: Mon enfant, j'ai rêvé comme si je t'offrais en sacrifice à Dieu. Réfléchis un peu, qu'en penses-tu? — O mon père! fais ce que l'on te commande; s'il plaît à Dieu, tu me verras supporter [mon sort] avec fermeté. Et quand ils se furent abandonnés tous deux à la volonté de Dieu, et qu'Abraham l'eut déjà couché, le front contre terre, nous lui criâmes: 0 Abraham! Tu as cru à ta vision, et voici comment nous récompensons les vertueux. Certes, c'était une épreuve décisive. Nous rachetâmes [son fils] par une hostie généreuse. Nous laissâmes subsister pour lui jusqu'à la postérité ces mots: Que la paix suit avec Abraham. C'est ainsi que nous récompensons les vertueux 13.

Si nous réfléchissons aux traits caractéristiques de ce récit, nous pouvons en retirer toute l'instruction désirable sur la pensée première et fondamentale de l'islam. Premièrement, c'est par un songe que Dieu révèle sa volonté; la relation du croyant à Dieu est immédiate; il n'y a point de consultation des idoles, rien n'est demandé au sort: le croyant prie, Dieu répond par l'événement, car, tout est dans sa main, ou par un ordre donné directement à son serviteur, s'il lui fait cette grâce. Secondement, Dieu veut être obéi absolument, sans examen, quoi qu'il ordonne; c'est ce qu'exprime ici le double consentement du sacrificateur et de la victime; Dieu voit ensuite ce qu'il a à faire, il récompense la soumission et l'obéissance. Cette signification de l'islam était nécessairement présente à la pensée de tout musulman, et très vive, à cause de la simple et littérale identité du mot qui exprime la qualité du musulman (mouslim) et l'idée d'être livré à Dieu.

Nous remarquerons maintenant que la relation immédiate du croyant à Dieu (ou à son envoyé: un ange, par exemple) dans une vision ou dans un rêve, quand cette relation se complique du précepte de l'obéissance absolue est une inévitable source de fanatisme. L'illuminé prend pour la volonté de Dieu son propre vouloir, produit de son imagination et de sa passion, et emploie sans scrupule les moyens capables de la réaliser: la force autant qu'il peut en disposer. De là, ce qu'on est convenu d'appeler le fatalisme musulman, et qui n'est nommé ainsi qu'assez inexactement. En fait, on a rendu par ces mots l'impression causée sur les Occidentaux par les armées musulmanes, par l'ardeur des soldats et des chefs à accomplir la volonté de Dieu qui leur ordonnait de soumettre le monde à l'Islam et promettait le paradis à ceux qui seraient tués pour sa cause. Nous ne voyons pas que le dogme du prédéterminisme théologique soit on puisse être plus marqué dans la théologie musulmane que dans celle du christianisme. En tout cas, il ne l'est pas autant dans le Coran. Les docteurs musulmans n'ont trouvé une réponse ni meilleure ni pire que les docteurs chrétiens à cette objection que, si tout se fait par la volonté de Dieu, il faut que le mal aussi soit son œuvre; ils n'ont certainement pas plus insisté qu'eux sur la toute puissance divine. À peine est-il besoin de dire qu'on ne trouve dans le Coran rien de semblable à la doctrine déterministe de l'enchaînement invariable des causes, puisque ce livre est étranger à toute métaphysique et même à tout raisonnement. Il faut remarquer, au contraire, que l'enseignement du libre arbitre, par l'alternative posée du bien et du mal, et de la responsabilité de l'homme, s'y trouve à toute page.

En somme, il est clair qu'on a dit fatalisme quand il fallait dire fanatisme. L'origine du fanatisme a été le commandement de Dieu, transmis par son prophète, de soumettre à l'Islam toutes les nations de la terre. C'est du moins ainsi que le Coran a été compris par ses adhérents, malgré les préceptes de tolérance qu'on y trouve multipliés vis-à-vis des religions qui ne reconnaissent
pas le Prophète
14. Ces préceptes n'ont point été violés par les musulmans comme la «loi d'amour» l'a été par les chrétiens, outrageusement; ils ont en général respecté la foi consciencieuse, ignoré les conversions obtenues directement par la violence; mais ils ont combattu, conquis, opprimé et méprisé les «infidèles». C'est encore aujourd'hui leur loi et leur usage, partout où ils sont les plus forts.


Notes
1. Ibn Khaldoun, cité par Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. 1, p. 31.
2. Voyez, au sujet des Pharisiens, Joseph, Guerre des Juifs, II, 12, et Antiquités judaïques, XII, 9 et 18; XVIII, 2.
3. Malachie, III, 1-6.
4. Caussin. de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. 1, p. 31.
5. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. 1, p. 11-15. — Le Coran cite à plusieurs reprises Hoûd et les anciens Adites (VII, 63 sq.; XXVI,123 sq.).
6. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, p. 263-268.
7. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, p. 321-326,
8. Id., ibid., t. III, p. 309 sq.
9. Al-Coran, XLII, 11-12; III, 60.61;IV, 124 (trad. de Kasimirski).
10. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. 1, p. 161-170. Conf. Al-Coran, II, 260,VI, 74-79; XXI, 52-70.
11. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes, t. I, 323 et 360; III,191
12. Ce seraient les passages du Coran: LIII, 37-55 et LXXXVII, 1-5, 14-19. — Ces çohof paraissent avoir été conservés et traduits du chaldéen en arabe, sous le califat de Haroun al-Raschid. Des fragments de cette traduction ont été retrouvés et publiés (A. Sprenger, La vie et la doctrine de Mohammed, cité dans Barthélémy Saint-Hilaire, Mahomet et le Coran, p. 68).
13. Al-Coran, XXXVII, 97-110 (traduction de Kasimirski).
14. Al-Coran, II, 257; III, 18-19; v, 99; XXIX, 45; L, 44.

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