La vie de Dion - 2e partie
plaise, lui répondit Platon en souriant, que nos sujets de conversation à l'Académie soient assez stériles pour que nous ayons le temps d'y parler de vous! » C'est ainsi que Platon fut renvoyé; cependant ce que ce philosophe lui-même en a écrit n'est pas entièrement con
forme à ce récit. Dion fut indigné de la conduite de Denys; et, peu de temps après, informé de la violence dont il avait usé envers sa femme, il prit contre lui les dispositions les plus hostiles. Platon fit entendre à Denys ce grief de Dion , mais en termes obscurs et presque énigmatiques. Il s'agissait de la femme de ce dernier. Après qu'il eut été chassé de Sicile, Denys en renvoyant Platon le chargea de demander secrètement à Dion s'il consentirait que sa femme fût mariée à un autre; car il courait un bruit, soit véritable, soit forgé par ses ennemis, que ce mariage n'avait pas été du goût de Dion, et que la société de sa femme ne lui plaisait pas.
XXIII. Platon ne fut pas plutôt de retour à Athènes, qu'après avoir instruit Dion de tout ce qui s'était passé en Sicile, il écrivit au tyran une lettre intelligible sur le reste à tout le monde, mais où l'article seul du mariage ne pouvait être entendu que de lui. Il mandait à Denys qu'à la première ouverture qu'il en avait faite, Dion lui avait déclaré qu'il serait très irrité contre Denys, s'il se permettait de le faire. Les espérances de réconciliation qui subsistaient encore empêchèrent Denys de rien entreprendre contre sa sœur, et il lui permit de demeurer avec le fils qu'elle avait eu de Dion ; mais lorsque tout espoir fut évanoui et que Platon eut été renvoyé d'une manière odieuse, Denys força sa sœur Arété, femme de Dion, d'épouser Timocrate, un de ses amis. Il n'imitait point en cela la douceur de son père envers Polyxénus, mari de Thesta, sœur du tyran. Ce beau-frère, devenu l'ennemi de Denys et craignant sa vengeance, s'enfuit de Sicile. Denys fit venir sa sœur et se plaignit de ce qu'ayant su la fuite de son mari, elle ne l'en avait pas prévenu. Thesta, sans témoigner ni étonnement ni crainte : « Denys, lui dit-elle, me croyez-vous donc une femme si timide et si lâche, que, sachant la fuite de mon mari, je n'aie pas eu le courage de m’embarquer avec lui et de partager sa fortune? Mais je ne l’ai point su ; car j'aurais bien mieux aimé être appelée la femme de Polyxénus banni , que la sœur du tyran !» Denys ne put refuser son admiration à la liberté courageuse de Thesta : aussi les Syracusains, charmés de sa vertu, lui conservèrent, après le renversement de la tyrannie, les ornements et les honneurs de la dignité royale; et, après sa mort, tout le peuple accompagna son convoi. Je n'ai pas cru cette digression inutile.
XXIV. Le retour de Platon à Athènes décida Dion à la guerre. Ce philosophe s'y opposait par égard pour l'hospitalité qui l'unissait à Denys et à cause de sa vieillesse : mais Speusippe et les autres amis de Dion partageaient ses sentiments et le pressaient d'aller rendre la liberté à la Sicile, qui lui tendait les bras et qui le recevrait avec ardeur; car Speusippe, pendant le séjour qu'il avait fait avec Platon à Syracuse, avait beaucoup fréquenté les habitants de cette ville et s’était assuré de leurs dispositions. Ils avaient d'abord craint lui parler ouvertement, dans la pensée que le tyran se servait de lui pour les sonder; mais quand ils eurent pris confiance en lui, il leur entendit dire à tous unanimement qu'ils désiraient fort le retour de Dion ; qu'il pouvait arriver sans vaisseaux, sans infanterie, sans cavalerie, et monter sur le premier vaisseau marchand qu'il trouverait, pour venir prêter son nom et son bras aux Siciliens contre Denys. Dion, encouragé par le rapport que Speusippe lui fit de ces dispositions, leva secrètement des troupes étrangères, et par des personnes interposées, afin de cacher ses projets. Un grand nombre de philosophes et d'hommes d'état secondèrent son entreprise ; entre autres Eudémus de Cypre, dont la mort a été l'occasion du dialogue d Aristote sur l’âme, et Timonides de Leucade, qui attirèrent dans son parti le devin Miltas de Thessalie, collègue de Dion dans l'Académie. De tous les Siciliens que le tyran avait bannis et qui n'étaient pas moins de mille, il n'y en eut que vingt-cinq qui l'accompagnèrent à cette expédition; tous les autres l'abandonnèrent, retenus par la crainte.
XXV. Ses troupes, rassemblées clans l'île de Zacynthe, ne formaient que près de huit cents hommes , mais tous déjà connus par plusieurs guerres importantes, tous singulièrement fortifiés par de rudes exercices, supérieurs à tous les autres soldats par leur expérience et leur audace , très capables enfin d'enflammer le courage des troupes plus nombreuses que Dion espérait trouver en Sicile, et de les animer à combattre avec la plus grande valeur. Cependant, quand on leur annonça que c'était pour la Sicile et contre Denys que cet armement était destiné, ils furent saisis d'étonnement et perdirent courage. Cette expédition leur parut l'effet de la démence et de la fureur de Dion, qui, emporté par son ressentiment et faute de meilleures espérances, se jetait en aveugle dans une entreprise désespérée. Ils s’emportèrent contre leurs capitaines et contre ceux qui, en les enrôlant, ne leur avaient pas déclaré d'abord à quelle guerre ils voulaient les mener. Mais Dion, dans le discours qu'il fit, leur exposa tout ce que la tyrannie avait de faible, leur insinua que c’était moins comme soldats qu'il les conduisait à cette expédition que comme des capitaines destinés à commander les Syracusains et les autres peuples de la Sicile, qui depuis longtemps étaient disposés à la révolte. Alcimène, le premier des Grecs par sa naissance et par sa réputation, leur ayant parlé après Dion, ils consentirent à partir. On était alors au milieu de l'été; les vents étésiens régnaient sur la mer et la lune était dans son plein. Dion, ayant fait préparer un sacrifice magnifique pour Apollon, se rendit en pompe au temple de ce dieu , avec ses soldats couverts de toutes leurs armes. Après le sacrifice il leur donna un grand festin dans le lieu de 1'île où se faisaient les exercices. Ils furent très surpris de voir la quantité de vaisselle d'or et d'argent et la magnificence des tables sur lesquelles ils étaient servis; une telle opulence paraissait au-dessus de la fortune d'un particulier. Ils pensèrent alors qu'un homme d'un âge mûr, qui possédait de si grandes richesses, ne se serait pas jeté dans une entreprise si hasardeuse, s'il n'avait des espérances bien fondées, et si ses amis de Sicile ne lui fournissaient pas tous les secours nécessaires pour en assurer le succès.
XXVI. A la fin du repas, après les libations d'usage et les vœux solennels, la lune s'éclipsa. Ce phénomène n'étonna point Dion, qui connaissait les révolutions périodiques du soleil et de la lune sur l'écliptique, et qui savait que l'ombre qui couvre alors la lune est l'effet de l'interposition de la terre entre cette planète et le soleil; mais les soldats en étaient troublés, et il leur fallait quelque éclaircissement qui les rassurât. Le devin Miltas, se levant donc au milieu d'eux, leur dit de reprendre courage et de concevoir les meilleures espérances. « Par ce signe, ajouta-t-il, la divinité fait connaître que ce qu'il y a aujourd'hui de plus brillant souffrira quelque éclipse. Or, rien en ce moment n'a plus d'éclat que la tyrannie de Denys, et vous allez la faire éclipser dès que vous serez arrivés en Sicile. » Telle est l'explication que Miltas donna de l'éclipse au milieu de l'armée. Quant aux abeilles qu’on vit auprès des vaisseaux et dont un essaim alla se poser sur celui que montait Dion, le devin dit en particulier à lui et à ses amis qu'il craignait que ses actions, qui lui attireraient certainement beaucoup de gloire, après avoir jeté de l'éclat pendant peu de temps , ne finissent bientôt par se flétrir. On dit que les dieux envoyèrent aussi au tyran plusieurs signes extraordinaires. Un aigle enleva la pique d'un de ses gardes, et, après l'avoir portée très haut dans les airs, la laissa tomber dans la mer. L'eau de la mer qui baigne la citadelle de Syracuse fut douce et potable pendant un jour ; tous ceux qui en burent y trouvèrent cette douceur. Il naquit à Denys des cochons qui, bien conformés dans tout le reste, n'avaient point d'oreilles. Les devins, consultés sur ces divers prodiges, dirent que le dernier était un signe de désobéissance et de révolte; qu'il annonçait que les sujets du tyran n'écouteraient plus ses ordres. Ils expliquèrent la douceur des eaux de la mer du changement heureux que la situation triste et pénible des Syracusains allait éprouver. Ils déclarèrent enfin, sur le premier prodige, que l'aigle étant le ministre de Jupiter et la pique le symbole de la domination et de la puissance, c'était un signe que le plus grand des dieux se préparait à renverser, à faire disparaître la tyrannie. Voilà ce que rapporte Théopompe.
XXVII. Les soldats de Dion s'embarquèrent sur deux vaisseaux de charge, suivis d'un troisième d'une grandeur médiocre, et de deux galères à trente rames. Outre les armes dont ces troupes étaient couvertes , Dion avait encore sur ces navires deux mille boucliers, une grande quantité de traits et de piques, avec des provisions très abondantes, afin qu'elles ne manquassent de rien pendant la traversée; car ils devaient, dans tout le cours de leur navigation , être à la merci des vents et des flots, parce que, avertis que Philistus était à l'ancre, sur les côtes de l’Iapygie, pour les attaquer au passage, ils craignaient d'approcher de la terre. Après douze jours de navigation par un vent doux et frais, ils se trouvèrent le treizième au cap de Pachyne ,en Sicile. Là , le pilote leur conseilla de débarquer promptement, s'ils ne voulaient pas, en s'éloignant des côtes et abandonnant le cap, s'exposer à être violemment agités en pleine mer durant plusieurs jours et plusieurs nuits qu'il leur faudrait attendre le vent du midi, dans la saison de l'été où l'on était alors. Mais Dion, qui craignait de descendre à terre si près des ennemis et qui préférait d'aborder plus loin, doubla le cap de, Pachyne. A l'instant le vent du nord, se déchaînant avec violence sur la mer, souleva les flots et éloigna les vaisseaux de la Sicile: c'était le lever de l'Arcture. Les éclairs et les tonnerres, accompagnés de torrents de pluie, excitèrent une si furieuse tempête, que les matelots effrayés ne reconnaissaient plus leur route. Bientôt ils s'aperçurent que les vaisseaux, poussés par les vagues, étaient portés vers l'Afrique contre 1’île de Cercine, à l'endroit où la côté, hérissée de rochers, les menaçait du plus grand danger. Déjà ils touchaient au moment d'être jetés et brisés contre ces roches , lorsque les matelots, faisant avec leurs perches les plus grands efforts, parvinrent, non sans peine, à s'éloigner de la côte. Enfin la tempête s'apaisa et ils rencontrèrent un petit bâtiment qui leur apprit qu'ils étaient aux têtes de la grande Syrte. Le calme qui survint, et pendant lequel ils voguaient au hasard, augmentait leur découragement, lorsqu'ils sentirent de la côte quelques légers souffles du vent du midi; changement auquel ils s'attendaient si peu, qu'ils avaient peine à le croire. Ce vent ayant pris peu à peu de la force, ils déployèrent toutes leurs voiles; et, après avoir adressé leurs prières aux dieux, ils gagnèrent la haute mer, et, s'éloignant des côtes d'Afrique, cinglèrent vers la Sicile.
XXVIII. Une navigation rapide de quatre jours les conduisit dans le port de Minoa, petite ville de Sicile , de la dépendance des Carthaginois. Le commandant de la place, nommé Synalus, Carthaginois de nation, hôte et ami de Dion, était alors dans la ville; et comme il ignorait que ce fût la flotte de Dion, il voulut s'opposer à la descente des soldats; ils l'exécutèrent pourtant les armes à la main, mais sans tuer personne; car Dion le leur avait défendu, par égard pour ses liaisons avec le commandant: ils mirent aisément en fuite les troupes de Synalus; et entrèrent avec elles dans la ville, dont ils se rendirent les maîtres. Mais après que les deux commandants se furent reconnus et salués, Dion rendit la ville à ,Synalus, sans y avoir causé aucun dommage; Synalus nourrit les soldats de Dion et lui donna tous les secours dont il put avoir besoin. Mais rien ne l'encouragea plus, lui et ses troupes, que l'événement heureux de l'absence de Denys; il s'était embarqué peu de jours auparavant avec quatre-vingt vaisseaux, et avait fait voile pour l'Italie. Aussi, quoique Dion exhortât ses soldats à se refaire des maux qu'ils avaient soufferts dans une si longue et si pénible navigation, ils s'y refusèrent; et, voulant saisir une occasion si favorable, ils pressèrent Dion de les mener à Syracuse.
XXIX. Laissant donc à Minoa les armes qu'il avait de trop, avec tous ses bagages, qu'il pria Synalus de lui renvoyer quand il en serait temps, Dion marcha droit à Syracuse. En chemin, deux cents chevaux d’ Agrigente, du quartier d'Ecnomus, vinrent les premiers le joindre, et furent bientôt suivis de ceux de Géla. Le bruit de sa marche étant porté rapidement à Syracuse, Timocrate, celui qui avait épousé la femme de Dion, sœur de Denys, et que le tyran avait mis à la tête des partisans qui lui restaient dans la ville, envoya en toute diligence un courrier en Italie, avec des lettres qui apprenaient à Denys l’arrivée de Dion. Pour lui, il s'occupa de prévenir les troubles et les mouvements qui pouvaient naître de la disposition à la révolte où étaient tous les esprits; disposition que la crainte seule et la défiance les empêchaient de manifester. Il arriva au courrier envoyé à Denys par Timocrate un accident bien extraordinaire. Après être abordé en Italie et avoir traversé la ville de Rhège, il hâtait sa marche vers Caulonie, où était le tyran, lorsqu'il rencontra un homme de sa connaissance qui portait une victime qu'on venait d'immoler ; il en reçut de lui une portion, et poursuivit sa route. Après avoir marché une partie de la nuit, la fatigue l'obligea de s'arrêter pour prendre quelque repos; il se coucha dans un bois qui touchait au chemin; un loup attiré par l'odeur, vint enlever les chairs de la victime, que le courrier avait attachées avec la valise où étaient les lettres. Cet homme, à son réveil, ne trouvant plus sa valise, et l'ayant cherchée inutilement dans les environs, n'osa pas se présenter devant le tyran sans les lettres; il s'enfuit et ne reparut plus, en sorte que Denys n'apprit que par d'autres, et beaucoup plus tard, la guerre qui se faisait en Sicile.
XXX. Dion fut joint dans sa marche par les habitants de Camarine, et par un grand nombre de Syracusains répandus dans les campagnes et qui s'étaient révoltés contre le tyran. Les Léontins et les Campaniens gardaient, avec Timocrate, le quartier de Syracuse appelé l'Épipole : Dion leur ayant fait donner le faux avis qu'il allait commencer la guerre par le siége de leurs villes, ils abandonnèrent Timocrate pour aller défendre leurs concitoyens. Sur la nouvelle qu'en eut Dion, qui campait alors auprès de Macres, il fit partir ses troupes la nuit même, et arriva aux bords du fleuve Anapus, qui n'est qu'à dix stades de la ville; il s'y arrêta, fit un sacrifice sur le rivage, et adressa ses prières au soleil levant. Les devins lui promirent la victoire de la part des dieux; et ceux qui étaient présents, voyant Dion avec la couronne de fleurs qu'il avait mise pour le sacrifice, se couronnèrent tous, par un mouvement unanime et spontané. Ils n'étaient pas moins de cinq mille hommes, qu'il avait recueillis dans sa marche: ils avaient, à la vérité, de mauvaises armes, s'en étant fait de tout ce qui leur était tombé sous la main; mais ils suppléaient par leur courage à ce qui leur manquait à cet égard. Aussi Dion n'eut pas plus tôt donné l'ordre de partir, qu'ils coururent, transportés de joie, en poussant de grands cris et s'animant les uns les autres à secouer le joug de la tyrannie.
XXXI. Les plus honnêtes et les plus considérables d'entre les Syracusains qui étaient restés dans la ville, ayant pris des robes blanches, allèrent au-devant d'eux aux portes de Syracuse et le peuple courut se jeter sur les amis du tyran. Il enleva d'abord les prosagogides, gens détestables, ennemis des dieux et des hommes, qui, se répandant chaque jour dans la ville et se mêlant parmi les Syracusains, recherchaient tout avec curiosité et allaient rapporter au tyran ce qu'on avait dit et ce qu on avait pensé; ils furent les premiers punis par le peuple, qui les assomma sur-le-champ, Timocrate, n'ayant pas eu le temps de s'enfermer dans la citadelle avec la garnison, prend un cheval, sort de la ville, et, dans sa fuite, sème partout le trouble et l'effroi, en exagérant à dessein les forces de Dion, pour ne pas paraître avoir abandonné la ville sur de légers motifs de crainte. Dans ce moment, Dion parut à la vue des Syracusains: il marchait à la tête de ses troupes, couvert d'armes brillantes, ayant à ses côtés Mégaclès son frère et l'Athénien Callippus, tous deux couronnés de fleurs, et suivis de cent soldats étrangers qui lui servaient de gardes; les autres marchaient en ordre de bataille, sous la conduite de leurs capitaines. Les Syracusains, ravis de les voir, les reçurent comme une pompe sacrée, digne du regard des dieux, et qui leur ramenait, après quarante-huit ans, la liberté et la démocratie, exilées de leur ville.
XXXII. Quand Dion fut entré dans la ville par les portes Ménitides, il fit apaiser le tumulte à son de trompe, et publier par un héraut que Dion et Mégaclès, qui étaient venus pour abolir la tyrannie, affranchissaient les Syracusains et les autres peuples de Sicile du joug du tyran. Comme il voulait haranguer la multitude, il monta le long de l'Achradine et trouva que les Syracusains avaient dressé partout , des deux côtés de la rue, des tables chargées de coupes, et préparé des victimes. A mesure qu'il passait devant eux, ils jetaient sur lui des fleurs et des fruits, et lui adressaient leurs prières comme à un dieu. Au-dessous de la citadelle, et du lieu appelé Pentapyle, était une horloge solaire fort élevée et très découverte, que Denys avait fait bâtir: ce fut là que Dion se plaça pour parler au peuple et l'exhorter à défendre sa liberté. Les Syracusains, charmés de l'entendre, et jaloux de lui témoigner leur reconnaissance , le nommèrent lui et son frère capitaines généraux, avec un pouvoir absolu; mais, de leur consentement, ou même à leur prière, ils leur donnèrent pour collègues vingt de leurs concitoyens, dont dix étaient du nombre de ceux qui, bannis par le tyran, étaient revenus avec Dion. Les devins regardèrent comme un présage heureux que Dion, en haranguant le peuple, eût sous ses pieds le bâtiment que Denys avait élevé avec une magnificence affectée; mais comme c'était une horloge solaire et qu'il y avait été nommé général, ils craignirent qu'il n'éprouvât dans son entreprise quelque revers de fortune. Dion se rendit ensuite maître de l'Épipole, délivra tous les prisonniers qui y étaient détenus, et l'environna de fortifications.
XXXIII. Sept jours après, Denys entra, par mer, dans la citadelle; et le même jour on apporta sur des chariots les armes que Dion avait laissées en dépôt à Synalus; il les distribua à ceux des Syracusains qui n'en avaient pas; ceux à qui il ne put en donner s'armèrent le mieux qu'il leur fut possible, et ils montrèrent tous la plus grande ardeur. Denys envoya d'abord en particulier des ambassadeurs à Dion, afin de le sonder; mais Dion lui ayant répondu qu'il devait s'adresser aux Syracusains, devenus un peuple libre, le tyran leur fit porter par ces mêmes ambassadeurs les propositions les plus favorables: il leur promettait une diminution considérable d'impôts et une exemption de service, excepté dans les guerres qu'ils auraient eux-mêmes approuvées. Les Syracusains reçurent avec dérision ces promesses; et Dion répondit aux ambassadeurs que Denys n'eût plus à traiter avec les Syracusains tant qu'il n'aurait pas abdiqué la tyrannie. « Cette démarche faite, ajouta-t-il, je l’aiderai volontiers, par égard pour notre ancienne liaison, à lui faire accorder ce qui sera juste, et même à obtenir tous les avantages qui dépendront de moi. » Denys parut content de ces offres et envoya de nouveaux ambassadeurs pour demander qu'il vînt dans la citadelle quelques Syracusains, avec qui il traiterait des intérêts communs et des sacrifices respectifs que chacun pourrait faire. On y envoya des députés dont Dion avait approuvé le choix: aussitôt le bruit se répandit, de la citadelle dans la ville, que Denys allait déposer la tyrannie, moins par égard pour Dion que pour l'amour de lui-même. Mais ce n'était, de la part du tyran, qu'une ruse et une feinte pour surprendre les Syracusains; car il retint prisonniers les députés, et le lendemain dès la pointe du jour, ayant fait boire avec excès ses soldats étrangers, il les envoya brusquement attaquer la muraille que les Syracusains avaient élevée autour de la citadelle.
XXXIV. Cette attaque imprévue et l'audace de ces Barbares, dont les uns abattaient avec un grand bruit la muraille, tandis que les autres tombaient rudement sur les Syracusains, effraya tellement ceux-ci, qu'il n'y en eut pas un qui osât résister, et que les troupes étrangères de Dion soutinrent seules le choc des ennemis. Elles n'eurent pas plus tôt entendu le tumulte, qu'elles volèrent au secours des Syracusains, sans trop savoir d'abord ce qu'elles devaient faire, parce qu'elles n'entendaient pas les ordres qu'on leur donnait, troublées par les cris des Syracusains, qui en fuyant se jetaient au milieu d'elles et y portaient le désordre. Dion, enfin, voyant qu’il était impossible de se faire entendre, leur montre d'action ce qu'il faut faire; il fond le premier sur les Barbares; et comme il n'était pas moins connu des ennemis que de ses amis mêmes, il attire autour de lui le combat le plus vif et le plus terrible. Les soldats de Denys le chargent tous avec des cris effroyables; et quoique, appesanti par l'âge, il fût moins propre à des combats si vigoureux, il y supplée par sa force et son courage, soutient l'assaut de ceux qui fondent sur lui, et en taille plusieurs en pièces. Mais enfin il est blessé à la main d'un coup de pique; sa cuirasse résiste à peine à la multitude de traits et de coups de piques qu'il reçoit à travers son bouclier: frappé sans relâche par les javelines qui se brisent contre lui, il est renversé par terre. Ses soldats l'enlèvent aussitôt, et il leur laisse Timonide pour les commander; mais, montant tout de suite à cheval, il court par toute la ville, arrête les fuyards, et prenant avec lui les soldats étrangers qui gardaient l'Achradine, il mène ces troupes fraîches et pleines d'ardeur contre les Barbares, qu'elles trouvent fatigués et rebutés de l'essai qu'ils viennent de faire. Ils avaient espéré qu'au premier assaut ils emporteraient la ville d'emblée; et voyant, contre leur attente, qu'ils avaient affaire à des hommes aguerris et pleins de vigueur, ils commencèrent à reculer vers la citadelle. Dès que les Grecs les voient plier, ils tombent sur eux avec plus de raideur; et les ayant bientôt mis en fuite, ils les obligent de se renfermer dans leurs murailles. Les Barbares ne tuèrent à Dion que soixante-quatorze hommes, et ils perdirent un grand nombre des leurs.
XXXV. Les Syracusains, pour récompenser les troupes d’une victoire si brillante, leur distribuèrent cent mines par tête, et les soldats donnèrent à Dion une couronne d'or. Cependant il vint de la part de Denys des hérauts apporter à Dion des lettres des femmes du palais. Il y en avait une avec cette adresse : A mon père. On la crut d'Hipparinus, car c'était le nom du fils de Dion, quoique l'historien Timée prétende qu'il s'appelait Arétéus, du nom d'Arété, sa mère; mais sur cela il faut, ce me semble, en croire plutôt Timonide, l'ami et le compagnon d'armes de Dion. Les autres lettres furent lues en présence des Syracusains: elles ne contenaient que des prières et des supplications de la part des femmes. Quand ou en vint à celle qu'on croyait d'Hipparinus, les Syracusains ne voulaient pas qu'elle fût décachetée et lue publiquement; mais Dion s'obstina à l'ouvrir: elle était de Denys; et quoique adressée à Dion, elle était réellement écrite pour les Syracusains. Sous la forme de prière et d'apologie, elle n'était au fond qu'une calomnie adroitement dirigée contre Dion: il lui rappelait avec quel zèle il avait contribué autrefois à l'établissement de la tyrannie; il y joignait des menaces terribles contre les personnes qui lui étaient les plus chères, sa sœur, sa femme et son fils, et la terminait par des supplications et des gémissements sur son sort. Mais rien n'offensa tant Dion que la prière qu'il lui faisait de ne pas abolir la tyrannie, et de la garder pour lui; de ne pas rendre la liberté à des hommes qui le haïssaient et qui conservaient du ressentiment des maux qu'il leur avait faits; de les tenir au contraire dans sa dépendance, afin de ménager à ses amis et à ses proches une entière sûreté.
XXXVI. La lecture publique de cette lettre, au lieu de faire admirer aux Syracusains, comme ils le devaient, la fermeté et la grandeur d'âme de Dion, qui sacrifiait à la justice et à l'honnêteté les liens les plus forts de la nature et du sang, leur inspira des soupçons et des craintes; ils en prirent occasion de le croire dans la nécessité de ménager le tyran, et ils jetèrent les yeux sur d'autres chefs pour les mettre à leur tête. La nouvelle du retour d'Héraclide les fortifia dans cette pensée. Héraclide était un des bannis de Sicile : il avait du talent pour la guerre, et s'était fait connaître dans les armées par les emplois qu’il y avait eus sous les tyrans; mais c’était un esprit mobile, léger en tout, et sur la stabilité duquel on pouvait encore moins compter lorsqu’il s’agissait de prééminence et d’honneurs. Un différend qu’il avait eu dans le Péloponnèse avec Dion lui fit prendre le parti d’aller avec une flotte particulière contre le tyran; et en arrivant à Syracuse avec sept galères et trois autres vaisseaux, il trouva Denys assiégé pour la seconde fois dans la citadelle, et les Syracusains pleins de confiance. Son premier soin fut de s'insinuer dans les bonnes
grâces du peuple, et il avait naturellement ce qu'il fallait pour attirer, pour exciter une populace qui veut toujours être flattée. Il gagna donc facilement à son parti la multitude, à qui la gravité de Dion commençait à déplaire; elle la regardait comme inconciliable avec l'esprit de gouvernement; et, dans cette disposition d'audace et de licence où la victoire l'avait mise, elle voulait être conduite d'une manière démocratique, avant d'être un peuple libre.
XXXVII. Ayant donc convoqué une assemblée de leur propre autorité, ils nommèrent Héraclide amiral. Dion, s'étant rendu à l'assemblée, se plaignit du commandement qu'on venait de donner à Héraclide, et déclara que c'était lui ôter le pouvoir qu'ils lui avaient confié; qu'il n'était plus général en chef si un autre que lui commandait sur mer. Ces représentations forcèrent les Syracusains, quoique à regret, de dépouiller Héraclide de la charge dont ils venaient de le revêtir. Dion, après avoir reçu cette satisfaction, mande chez lui Héraclide, lui fait quelques légers reproches sur le tort qu’il avait eu de vouloir, contre la bienséance et l'utilité publique, rivaliser avec lui d'honneur dans une conjoncture difficile, où la moindre division pouvait tout perdre. Il convoque ensuite lui-même une nouvelle assemblée, nomme Héraclide amiral, et conseille au peuple de lui donner des gardes comme il en avait lui-même. Héraclide, dans tout ce qu'il disait, dans tout ce qu'il faisait publiquement, s'étudiait à plaire à Dion; il avouait les obligations qu'il lui avait, l'accompagnait partout avec l'air le plus soumis, et exécutait ponctuellement ses ordres; mais, en secret, il travaillait à corrompre la multitude, à soulever ceux qui désiraient des nouveautés; et par ses intrigues il suscita tant de troubles, qu'il mit Dion dans le plus grand embarras. Celui-ci proposait-il de laisser sortir Denys de la citadelle par un traité, on l'accusait de vouloir épargner le tyran et de chercher à le sauver. Voulait-il, pour ne pas indisposer le peuple, continuer le siége, on lui imputait de prolonger à dessein la guerre, afin de faire durer son commandement, et de tenir ses concitoyens sous sa dépendance.
XXXVIII. Il y avait à Syracuse un homme nommé Sosis, fort connu par son audace et par sa méchanceté, et qui regardait comme la perfection de la liberté de ne mettre aucune borne à sa licence. Il ne cessait de tendre des piéges à Dion: un jour, s'étant levé en pleine assemblée, il fit les reproches les plus outrageants aux Syracusains de ce qu'ils ne voyaient pas qu’en se délivrant d'une tyrannie marquée par l'ivresse et l'emportement, ils s'étaient donné un maître vigilant et sobre. Après cette déclaration publique de sa haine contre Dion, il sortit de l'assemblée; et le lendemain on le vit courir dans la ville, la tête et le visage pleins de sang, et paraissant fuir des gens qui le poursuivaient. Il se précipite dans cet état au milieu du peuple assemblé sur la place, dit que les soldats étrangers de Dion ont voulu le tuer, et montre une blessure qu'il avait à la tête. Il excite par ses plaintes l'indignation de bien des gens, qui, s'élevant contre Dion, l'accusent de tyrannie et de cruauté, et lui reprochent d'ôter aux citoyens la liberté de parler, en leur faisant craindre les plus grands dangers et la mort même.
XXXIX. Malgré le tumulte et les mouvements séditieux qui agitaient cette assemblée, Dion s'y rendit pour se justifier; il fit connaître que Sosis était frère d'un des gardes de Denys, et que c'était à l'instigation de son frère qu'il avait cherché à exciter le trouble et la sédition dans Syracuse, parce que le tyran ne voyait de salut pour lui que dans les dissensions et les défiances réciproques des habitants. D'un autre côté, les chirurgiens qui visitèrent la plaie de Sosis reconnurent qu'elle n'avait qu'effleuré la tête, et ne pouvait être l'effet d'un coup violent, car les blessures faites avec l'épée sont plus profondes dans le milieu: celle de Sosis, légère dans toute sa longueur, avait d'ailleurs plusieurs têtes, parce qu'elle avait été faite à plusieurs reprises, la douleur l'ayant forcé de s'arrêter et de recommencer ensuite. Il vint en même temps des personnes connues, qui apportèrent un rasoir à l'assemblée, et déclarèrent qu'ils avaient rencontré dans la rue Sosis tout ensanglanté, et criant qu'il fuyait les soldats étrangers de Dion qui venaient de le blesser; qu'ils s'étaient mis aussitôt à la poursuite de ces soldats, mais qu'ils n'avaient vu personne, et que, près de là , ils avaient trouvé ce rasoir sous une roche creuse d'où ils avaient vu sortir Sosis. Son affaire allait déjà fort mal, lorsque ses propres domestiques vinrent fournir de nouvelles preuves, en déposant que Sosis était sorti seul de sa maison avant le jour avec ce rasoir dans sa main. Tous les calomniateurs de Dion se retirèrent alors de l'assemblée; et le peuple, ayant condamné Sosis à mort, se réconcilia avec Dion. Cependant les soldats étrangers lui furent toujours suspects, surtout depuis que la plupart des combats contre le tyran se donnaient sur mer.
XL. Mais après que Philistus fut arrivé de l'Iapygie avec plusieurs galères qu'il amenait à Denys, les Syracusains, voyant que ces troupes étrangères n'étaient propres qu'à des combats de terre, et qu'elles devenaient inutiles pour cette guerre, crurent qu'elles allaient être sous la dépendance de leurs soldats qui combattaient sur mer, et que leurs vaisseaux rendaient les plus forts. La victoire navale qu'ils remportèrent sur Philistus ayant encore augmenté leur fierté, ils se montrèrent cruels et barbares envers cet ennemi. Éphore, il est vrai, dit que Philistus, lorsqu'il vit sa galère prise, se donna lui-même la mort; mais Timonide, qui, depuis le commencement de cette guerre, combattit toujours auprès de Dion, raconte dans une lettre au philosophe Speusippe, que la galère de Philistus ayant échoué contre terre, il fut pris en vie par les Syracusains, qui d'abord lui ôtèrent sa cuirasse, le dépouillèrent de tous ses vêtements, et, sans respect pour sa vieillesse, lui firent mille outrages. Ils finirent par lui couper la tête, et livrèrent son corps à leurs enfants, qu'ils obligèrent de le traîner le long de l'Achradine, et d'aller ensuite le jeter dans les Carrières. Timée, ajoutant encore à l'indignité de ce traitement, dit que ces enfants, ayant pris le cadavre par la jambe boiteuse, le traînèrent dans toutes les rues de la ville, pendant que les Syracusains en faisaient mille plaisanteries, et s'amusaient de voir traîner ainsi par sa jambe celui qui avait dit que Denys aurait tort de prendre un cheval léger à la course pour s'enfuir de la tyrannie, et qu'il devait s'en laisser tirer par la jambe plutôt que de la quitter volontairement. Cependant Philistus rapporte ce mot comme dit à Denys par un autre que lui.
XLI. Mais Timée, se faisant un prétexte, d'ailleurs assez fondé, du zèle et de la fidélité de Philistus pour maintenir la tyrannie, a rempli son histoire d'imputations calomnieuses contre lui. Ceux qui eurent à souffrir des injustices du tyran peuvent être excusables d'avoir assouvi leur colère sur un cadavre insensible; mais que, dans un temps si éloigné, des historiens à qui Philistus n'a fait aucun tort, et qui au contraire ont profité de ses écrits, se permettent de lui reprocher, avec une raillerie insultante, des malheurs dans lesquels la fortune peut précipiter les hommes même les plus vertueux , c'est une injustice dont le soin de leur réputation aurait dû seul les garantir. Éphore ne montre pas plus de sagesse dans les louanges qu'il donne à Philistus: quelque talent qu'ait cet historien pour colorer de prétextes spécieux les actions les plus injustes, pour donner à des mœurs dépravées des motifs raisonnables, pour trouver des discours capables d'en imposer, il ne pourra jamais détruire l'idée qu'on a que Philistus fut le plus grand partisan de la tyrannie, l'admirateur le plus passionné du faste, de la puissance, des richesses et des alliances des tyrans. Celui donc qui s'abstient, et de louer les actions de Philistus, et de lui reprocher ses malheurs, est un historien fidèle et impartial.
XLII. Après la mort de Philistus, Denys envoya dire à Dion qu'il lui abandonnerait la citadelle et lui livrerait les armes et les troupes qu'il avait à sa solde, avec l'argent nécessaire pour les entretenir pendant cinq mois, si, par un traité, on voulait lui permettre d'aller vivre en Italie des revenus d'une contrée du territoire de Syracuse, appelée Gyate, pays riche et fertile, qui s'étendait depuis la mer jusqu'au milieu des terres. Dion ne reçut pas ces propositions et les renvoya aux Syracusains, qui, espérant prendre Denys en vie, chassèrent ses ambassadeurs. Le tyran alors remit la citadelle à l'aîné de ses fils, Apollocrate; et lui-même, profitant d'un vent favorable, embarqua sur ses vaisseaux les personnes qui lui étaient les plus chères, avec ce qu'il avait de plus précieux, et mit à la voile sans être aperçu par Héraclide. Cet amiral, voyant que ses concitoyens mécontents l'accablaient de reproches, leur détache un démagogue nommé Hippon, qui appelle le peuple au partage des terres, en disant que l'égalité des biens est la base de la liberté, comme la pauvreté est la source de la servitude. Héraclide, en appuyant les discours d'Hippon , et excitant contre Dion qui les combattait des mouvements séditieux, persuada aux Syracusains de décréter ce partage, de supprimer la paie des soldats étrangers, et de nommer d'autres généraux, afin de se délivrer de l'austérité de Dion. Les Syracusains, croyant pouvoir se délivrer en un instant de la tyrannie, cette longue et funeste maladie, et se gouverner, avant le temps, comme un peuple libre, prirent les plus fausses mesures et conçurent de l'aversion pour Dion, qui, comme un habile médecin , voulait les assujettir encore à un régime exact et sage.
XLIII. Lorsqu'ils furent assemblés pour élire de nouveaux magistrats (on était alors au milieu de l'été ), il survint tout à coup des tonnerres affreux et des signes effrayants qui durèrent quinze jours sans interruption, et qui, frappant le peuple d'une terreur religieuse, l'empêchèrent de procéder à ces élections. Quand le calme parut rétabli, les orateurs assemblèrent de nouveau le peuple; et, pendant qu'ils nommaient leurs magistrats, un bœuf qui traînait un chariot, et pour qui le bruit de la foule n'était pas nouveau, s'étant ce jour-là irrité contre son conducteur, secoua le joug et courut au théâtre, où il écarta le peuple, qui prit la fuite dans le plus grand désordre. Du théâtre, l'animal se jeta dans le quartier de la ville qui fut depuis occupé par les ennemis, bondissant et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage. Les Syracusains, ne tenant aucun compte de cet accident, nommèrent vingt-cinq magistrats, du nombre desquels fut Héraclide. Ils firent ensuite proposer secrètement aux soldats étrangers d'abandonner Dion et de s'attacher à eux, en leur promettant de leur donner tous les droits de citoyen; mais ils rejetèrent leurs offres et gardèrent à Dion la fidélité et l'affection la plus entière. Ils le prirent au milieu d'eux, et, lui faisant un rempart de leurs corps et de leurs armes, ils le conduisirent ainsi hors de la ville, sans faire du mal à personne; mais reprochant à tous ceux qu'ils rencontraient leur perfidie et leur ingratitude. Les Syracusains, méprisant leur petit nombre, et prenant pour crainte leur réserve à ne pas les attaquer, se fiant d'ailleurs sur leur propre multitude, coururent sur eux, ne doutant pas qu'il ne leur fût aisé de les défaire dans la ville et de les massacrer tous.
XLIV. Dion, réduit à la nécessité que lui imposait la fortune, ou de combattre contre ses concitoyens, ou de mourir avec ses soldats, tendait les mains aux Syracusains et les conjurait de la manière la plus pressante de se retirer, en leur montrant la citadelle pleine d’ennemis qui, placés sur les murailles, considéraient avec joie tout ce qui se passait. Mais quand il vit que rien ne pouvait arrêter la fougue impétueuse du peuple, et que la ville, semblable à un vaisseau battu de la tempête, était livrée au souffle orageux de ses orateurs, il défendit à ses soldats de charger les Syracusains: ils se bornèrent donc à jeter
de grands cris et à faire retentir leurs armes, comme s'ils allaient fondre sur eux. Les Syracusains en furent si effrayés, qu'il n'y en eut pas un seul qui osât tenir ferme, et qu'ils se dispersèrent dans toutes les rues, quoique personne ne les poursuivît; car Dion ne les vit pas plus tôt prendre la fuite, qu'il fit avancer ses soldats pour aller au pays des Léontins. Les chefs des Syracusains, devenus l'objet des railleries de toutes les femmes, et voulant se laver d'une fuite si honteuse, armèrent de nouveau leurs troupes , et se mirent à la poursuite de Dion. Ils l'atteignirent au passage d'une rivière, et commencèrent à le harceler avec leur cavalerie; mais lorsqu'ils virent qu'au lieu de supporter comme auparavant leurs insultes avec une douceur paternelle, il n'écoutait plus que sa colère, et que, faisant tourner tête à ses soldats, il les mettait en bataille, ils prirent la fuite avec plus de honte encore que la première fois, et regagnèrent promptement Syracuse après avoir perdu quelques uns des leurs.
Plutarque, Les vies des hommes illustres, traduction Ricard, Furne et Cie Librairies-éditeurs, Paris, 1840