À la recherche du législateur perdu

Marc Chevrier
Une grande question a hanté la philosophie politique contemporaine: est-il encore possible de ressusciter la figure d'un législateur rationnel qui, imperméable à l'intérêt particulier, veille au bien public? Deux auteurs ont tenté de sauver la figure du législateur du péril du relativisme et du désenchantement. Friedrich von Hayek, qui en renouant avec le constitutionnalisme libéral, a essayé de démontrer que les chambres élues, constituées suivant une division des pouvoirs appropriée, peuvent être encore le lieu d'une rationalité bien tempérée. John Rawls, qui s'inspirant de l'utopie du contrat social, a voulu nous convaincre que si nous pouvions momentanément faire abstraction de nos intérêts individuels, il nous serait possible de convenir de principes de justice universels. Bien que l'un se réclame du néolibéralisme et l'autre, de la social-démocratie, tous deux ont en commun de souscrire à l'idéal démocratique. Même si dans Droit, législation et liberté (1), son oeuvre maîtresse, Hayek s'emploie à faire une critique virulente de la démocratie contemporaine, tombée à son avis sous le joug de l'intérêt particulier, il propose en contrepartie un modèle revu et corrigé de la législation démocratique.

Depuis Platon, la philosophie s'est attachée à se demander quelles sont les qualités que le législateur doit posséder, et surtout quelle science. Avec les Lumières, cependant, le législateur a cessé d'être personnifié par le Prince. Il ne suffisait plus que le législateur fût bon et sage, encore fallait-il qu'il fût légitimement choisi. Il importait alors plus aux penseurs politiques de définir les conditions d'exercice du pouvoir législatif que de disserter sur le contenu irréductible des lois.

De ces réflexions, combinées avec les essais et les avatars du parlementarisme dans le monde, nous est venu un modèle de gouvernement, qui tend aujourd'hui à s'imposer par-delà l'Occident: le gouvernement démocratique. Selon ce modèle, le pouvoir législatif est du ressort d'un corps élu, composé de députés devant subir à intervalles réguliers le test de l'approbation populaire. La légitimité de ces élus ne ferait pas de doute. Puisqu'ils ont été désignés comme représentants de leurs électeurs par un mode de scrutin qui généralement déclare vainqueur celui qui remporte la pluralité des suffrages, ils sont censés incarner la volonté populaire. Ils recevraient ainsi de leurs électeurs, à chaque élection, le mandat de traduire cette volonté en législation.

Ce modèle de gouvernement repose sur de nombreuses suppositions. Si les députés reçoivent le droit de légiférer de la légitimité que leur confère l'élection au suffrage universel, c'est que la volonté populaire parle toujours clairement, s'exprime plutôt qu'elle n'est construite ou induite. La communication des idées entre l'électorat et les élus étant efficace, libre et se faisant sans exclusion de personne, il s'ensuit que le député, et partant, le corps législatif tout entier, peut représenter l'électorat. Le lien de représentation s'exercerait d'autant mieux que la volonté populaire s'exprimerait de manière suffisamment cohérente et précise, si bien que les élus n'auraient d'autre choix que de donner suite aux instructions intimées par le peuple. Ensuite, aucune force politique étrangère ne viendrait s'immiscer dans les délibérations du corps législatif. Bien que la rationalité ne réside dans aucun de ses membres, elle transpirerait du corps lui-même, en tant que rassemblement de personnes éclairées qui en leur qualité de citoyen délibèrent en vue d'adopter la meilleure loi.

Sitôt qu'on confronte ce modèle avec la réalité, la magie du gouvernement démocratique semble aussitôt s'estomper. La science politique nous montre que la volonté populaire est loin d'être une et cohérente. Souvent contradictoire et indécise, elle apparaît morcelée et diffuse. Même si les systèmes électifs sont fondés en théorie sur l'idée de représentation, il s'en faut de beaucoup qu'ils le soient en fait. Déjà, dans son Contrat social, Jean-Jacques Rousseau observait que la représentation de la volonté du souverain, c'est-à-dire du peuple, est une impossibilité. De tous les organes de l'État, le corps législatif serait le moins libre qui soit. Soumis à l'exécutif, soit par le contrôle d'une majorité parlementaire, soit par des contrepoids puissants, que l'on retrouve dans les régimes présidentiels, il est devenu dans nombre de démocraties constitutionnelles une chambre d'enregistrement et de promulgation des volontés de l'exécutif. Plus personne ne peut espérer non plus que les corps législatifs soient le lieu du triomphe de l'intérêt général. Étant le théâtre d'échanges de bons procédés et de calculs politiques dictés par l'intérêt électoral, ils entrent en rapport constant avec les démarcheurs et les groupes organisés, dont la force de frappe et de persuasion surpasse celle de l'électorat, anonyme et très lâchement organisé.

Ce constat fait, nous nous retrouvons devant un étrange paradoxe, qui se nomme l'état de droit. D'une part, conduits au scepticisme par l'analyse empirique, nous sommes aujourd'hui bien loin de penser que le processus décisionnel des corps législatifs se plie à la seule rationalité. Les lois ne seraient que des énoncés de volonté qui sont la résultante de tractations complexes entre divers acteurs du jeu politique, qui s'échangent des gains étrangers par leur nature au travail législatif proprement dit. D'autre part, le système juridique continue d'entretenir le mythe d'un législateur rationnel et omniscient, dont les décrets, d'une cohérence et d'une signification sans faille, s'imposent à l'État comme à la population. Le droit positif érige le corps législatif en détenteur premier du pouvoir de faire des normes générales. Le législateur peut tout faire, sauf à atteindre aux droits et libertés et à la Constitution. Le droit positif institue le rationalisme comme philosophie du pouvoir et comme instrument d'organisation de la société. Bref, le droit, dans son ciel étoilé de belles abstractions, s'est monté une puissante machine. Le politique, lui, s'est chargé de la livrer aux intérêts particuliers.

Il y a de fortes raisons de douter que dans une démocratie constitutionnelle comme le Canada les parlements soient le lieu central d'exercice du pouvoir législatif. Cette affirmation pourrait surprendre. Le Canada possède une longue tradition de parlementarisme. Nul ne conteste dans le pays que le pouvoir de faire des lois est du ressort des Assemblées élues. Même la Constitution garantit au citoyen le droit de vote.

Au Canada, le principe démocratique trouve son articulation dans le régime parlementaire. Est appelé à former le gouvernement le parti qui possède le plus de représentants au Parlement. Tant et aussi longtemps qu'il conserve la confiance de la Chambre, le parti gouvernemental peut lui faire adopter les lois de son choix. Tantôt portés au pouvoir, tantôt renvoyés sur les banquettes de l'opposition, les partis se disputent les faveurs de la population tout en observant les règles du régime parlementaire, auxquelles ils doivent l'espérance de pouvoir accéder chacun à leur tour aux commandes de l'État.

Le régime parlementaire a fait ses preuves comme système de rationalisation du pouvoir. Il nous garde du despotisme, il minimise les risques d'une concentration excessive du pouvoir, en institutionnalisant la compétition entre les partis. Cependant, il est loin d'être sûr qu'à lui seul il suffise à instaurer un système politique qui associe de près les citoyens au gouvernement des affaires publiques, à favoriser le dialogue entre le citoyen et l'État. Le régime parlementaire est un rempart contre la tyrannie, mais point nécessairement contre le dirigisme. Ainsi, il apparaîtrait à tout observateur soucieux d'aller au-delà de la forme, que les corps élus au Canada, le Parlement et les législatures, ne sont pas vraiment les seuls à détenir les rênes du pouvoir législatif.

En fait, plusieurs acteurs se le partagent. Tout d'abord, l'exécutif, ou plus précisément le Cabinet, qui fort de l'appui d'une députation généralement majoritaire, s'assure le contrôle de la Chambre. Tombent sous sa gouverne le choix du menu législatif, le privilège de saisir la Chambre de projets de loi soigneusement élaborés hors ses murs et la marche des travaux. Dominé par l'exécutif, le corps élu est l'instrument dont il se sert pour promulguer ses décrets, selon une procédure certes contraignante mais non insurmontable.

Ensuite vient l'Administration qui, chargée de l'exécution des lois, se voit aussi confier le mandat de rédiger dans ses officines les projets de loi pour le Cabinet et de concevoir dans ses diverses directions des programmes législatifs entiers. Placée dans une position privilégiée, à laquelle même le député du parti gouvernemental aurait tout à envier, l'Administration partage en fait avec le Cabinet l'initiative des projets de loi. Elle planifie et administre la modification, l'harmonisation, voire la réforme des lois. Indéniablement, il appartient au Cabinet de disposer de tout projet préparé dans les coulisses de l'Administration, seulement, pour chaque projet de loi déposé à la Chambre, il est difficile d'établir quelle part revient à l'Administration, quelle autre au Cabinet.

La dispersion du pouvoir législatif ne s'arrête pas là. Depuis la première moitié du l9e siècle, les Américains ont fait l'expérience du gouvernement des juges. Depuis 1982, la découverte de ce que les juges peuvent au Canada, au nom de la primauté de la Constitution, priver une loi de ses effets, nous a frappés de stupeur. D'aucuns y ont vu un progrès pour la démocratie, car désormais les droits et libertés échapperaient à l'absolutisme des parlements grâce à la vigilance des juges. Si énorme que fût la tâche qui leur incombait, les juges ne l'ont pas refusée. Pour s'être longtemps cantonnés au rôle d'interprètes scrupuleux des lois, ils n'ont pas craint, s'autorisant de l'enchâssement d'une Charte des droits dans la Constitution, de faire le procès des lois litigieuses et d'examiner, outre leur validité formelle, leur légitimité sociale au vu des valeurs du jour. Devrait une loi se briser sur l'écueil de la Constitution, ils n'hésiteraient pas à donner au législateur des "indications" sur les moyens de la renflouer. En somme, petit à petit, les juges semblent être en voie de s'ériger en réviseurs des lois, et de s'intégrer au processus législatif, à l'étape de l'adaptation a posteriori des lois aux m?urs et intérêts d'une société pluraliste.

La redistribution du pouvoir législatif entre plusieurs acteurs n'explique pas à elle seule son éclatement. En fait, la combinaison d'un principe du droit positif voulant que le législateur puisse disposer à sa guise de ses pouvoirs - la souveraineté du parlement - et du bipartisme majoritaire a permis l'émergence de ce qu'on appelle la législation déléguée. En effet, dans notre système juridique, le législateur peut remettre au gouvernement, à un organisme de l'État, à un ministre, bref à toute personne de son choix, morale ou physique, le pouvoir d'édicter des normes qui ont valeur de loi. Il ne se conçoit plus aujourd'hui de loi qui ne comporte des dispositions habilitant le gouvernement ou toute autre personne à faire des règlements pour faciliter la mise en oeuvre de cette loi.

La législation déléguée diminue d'autant plus la stature et le rôle des parlements qu'elle soustrait à la délibération publique nombre de mesures qui, loin de regarder seulement le détail des lois, en affectent aussi le principe. L'univers de la législation est percé de failles béantes, où la redevabilité démocratique cesse de jouer ou se raréfie tel l'oxygène en altitude. Se greffe au pouvoir des Assemblées élues une pléiade de petits législateurs en puissance, diversement soumis au verdict populaire et à l'obligation de rendre compte. Outre qu'elle est souvent inaccessible et illisible par sa complexité et son manque de cohérence, la législation déléguée est problématique en ce qu'elle constitue une forme de détournement du pouvoir législatif. Si le droit positif actuel accorde sa bénédiction à ce phénomène, une conception saine et étendue de la démocratie ne le saurait.

Les juristes parlent du législateur comme d'un être qui domine de sa science tout le domaine de la jurisphère. Une étude attentive du processus législatif montrerait au contraire que l'Assemblée élue ressemble plutôt à une passoire, d'où fuit le pouvoir législatif en tous sens. L'éparpillement du pouvoir législatif entre plusieurs acteurs et l'inflation de la législation déléguée concourent à miner la démocratie; ils faussent le jeu de la redevabilité des décideurs devant leurs commettants. Les suffrages des citoyens exercent un contrôle de plus en plus diffus sur les détenteurs du pouvoir législatif. Les lois, les règlements produits au fil des sessions législatives et de la succession des gouvernements, sont tombés sous l'emprise d'un appareil étatique où les lumières de la démocratie pénètrent peu ou prou.

Plusieurs amis d'Europe ont fait le constat que la construction de l'Europe n'est pas allée de pair avec la démocratisation des institutions communes. L'empire de Bruxelles est né de la croissance d'une bureaucratie supraétatique dirigée par des organes exécutifs intergouvernementaux, à peine redevables de leurs actions devant les parlements nationaux et le Parlement de Strasbourg. D'où l'idée que les institutions européennes sont grevées d'un déficit démocratique. Cette observation, je crois, vaut aussi pour cerner de manière générale le rapport entre le pouvoir législatif et le souverain, c'est-à-dire la population. La chaîne de la redevabilité démocratique est brisée; sa fracture est visible sur le plan national comme sur le plan international. Il s'agit maintenant de la réparer.

Devant un problème aussi énorme, qui met en cause les fondements de nos institutions politiques et les structures qu'avec le temps nous avions cru éprouvées, il est possible de prendre deux attitudes. La première, que Hayek a brillamment illustrée, consiste à remonter à la source de nos traditions constitutionnelles et à revoir en entier la séparation des pouvoirs. Hayek croyait que l'aventure démocratique a fait fausse route en remettant, comme c'est le cas dans la plupart des régimes démocratiques d'aujourd'hui, à un seul et même corps la confection des lois et le gouvernement de l'État. À son avis, on devrait séparer ces deux activités et mettre la conception des lois à l'abri de l'influence des groupes d'intérêts et des pressions exercées par l'exécutif. Pour retrouver le législateur perdu, il faudrait que les citoyens puissent élire deux chambres, une Chambre gouvernementale, d'où seraient recrutés les plus hauts magistrats de l'État, qui seraient comptables de leur gestion des affaires publiques devant la Chambre; une Chambre législative, qui aurait pour fonction, et non la moindre, de faire les lois. S'il lui serait interdit de voter des mesures particulières, il lui incomberait toutefois d'établir des règles générales de conduite. Par exemple, habilitée à voter les principes de la taxation, elle ne toucherait pas au budget et à l'octroi des crédits, qui reviendraient à l'assemblée gouvernementale. Une cour constitutionnelle trancherait les conflits de compétence entre les deux chambres. Dans le système imaginé par Hayek, le gouvernement n'aurait aucune emprise sur la Chambre législative, ni pouvoir d'initiative. Il exécuterait les lois, sans en être le concepteur. L'électorat le jugerait sur sa capacité à gouverner les affaires publiques dans le cadre des lois adoptées par l'Assemblée législative.

L'autre attitude consiste à partir du constat que la dispersion du pouvoir législatif dans les démocraties constitutionnelles est un phénomène quasi irréversible. Après tout, le contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois a plus souvent grandi qu'entravé la démocratie. Aussi, s'il faut combler le déficit démocratique qui hypothèque les institutions politiques, il serait plus réaliste d'essayer d'assujettir tous les détenteurs du pouvoir législatif, quels qu'ils soient, à une forme appropriée de contrôle qui puisse rétablir la confiance et la communication entre les institutions et le citoyen. Cela ne veut pas dire qu'il faille nécessairement élire les juges. Que la démocratie ne s'exprime que par l'élection au suffrage direct n'est pas une vérité de toutes les saisons. Cependant, il faut convenir qu'il y a de nombreux acteurs institutionnels qui font, défont et refont les lois sans posséder pour autant la légitimité qu'il sied d'exiger des gouvernants dans une démocratie. Il y a plusieurs solutions envisageables: revoir le mode de nomination des juges, réformer les règles de la procédure parlementaire afin de libérer les élus de la régence de l'exécutif et de la discipline des partis, mieux distinguer et séparer les rôles respectifs des parlementaires, des ministres et des fonctionnaires, encadrer la législation déléguée et juguler son inflation, étoffer les contrepoids institutionnels, tels les vérificateurs généraux et les ombudsmen.

Dans une société où nous remettons d'emblée de lourdes responsabilités aux juges, sur la foi qu'ils sauront mieux que les élus arbitrer les conflits éthiques et sociaux, la question de l'indépendance et de l'intégrité de la magistrature revêt une grande importance. Si mal en point qu'il soit, le corps législatif, ce laissé pour compte des réformes, occupe encore aujourd'hui une position centrale dans l'élaboration de normes communes qui forgent l'appartenance du citoyen à une communauté nationale, qui coordonnent et supportent l'activité sociale, qui prélèvent et répartissent la richesse. De même que nous nous préoccupons aujourd'hui des conditions dans lesquelles les juges s'acquittent de leurs responsabilités accrues, de même y aurait-il lieu de porter nos regards vers les servitudes pesant sur le législateur. Peut-être y aurait-il, pour lui aussi, une certaine forme d'indépendance à revendiquer.

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