Droit

Le droit varie à ce point dans l’espace et dans le temps qu’il est impossible de lui donner une définition qui convienne à toutes les situations tout en conservant un degré suffisant de précision. Si l’on tente de surmonter cette difficulté en proposant un droit idéal, une essence du droit, le résultat n’est guère plus satisfaisant. Si par exemple, on fait entrer l’idée de justice dans une telle définition, on aura contre soi, dans les démocraties libérale du moins, la plupart des juristes. Ces juristes sont en effet partisans du droit positif, lequel se distingue du droit antérieur, grec, romain ou chrétien par son refus de faire entrer l’idée de justice dans sa définition.

Dans le contexte créé par les pays phares en cette matière, définir le droit équivaut à définir le droit positif et à choisir comme maître monsieur Hans Kelsen, le penseur allemand qui a le plus contribué à discréditer toutes les autres conceptions du droit. L’adjectif positif ne s’oppose pas ici à négatif, mais à transcendant ou à divin. L’idée de justice, même quand elle se réduisait à la modeste justice particulière des anciens juristes, se rattachait à une lointaine idée platonicienne de justice et par là à Dieu.

Le droit positif est l’affaire de l’homme et exclusivement de l’homme, d’un homme qui, une fois pour toutes, s’en est remis à l’État pour se protéger contre lui-même et qui a renoncé à chercher au-delà de cet État ce qui pourrait constituer le fondement de son droit. Le fondement du droit positif c’est par définition l’État. Le droit positif c’est l’ensemble des documents juridiques officiels, lois, règles de procédure et jugements ayant reçu la sanction de l’État. Cet ensemble est l’objet des sciences et des techniques juridiques enseignées dans les universités.

Comment, se demandera le citoyen ordinaire, en est-on venu à dissocier ainsi le droit de la justice? Et pourquoi dans ces conditions continue-t-on de donner le nom de Justice au ministère responsable du droit? On pourrait lui répondre qu’il se passe des choses semblables dans l’esthétique contemporaine d’où le mot beauté a été banni, de même que dans l’éthique où de fluctuantes valeurs ont remplacé l’idée de Bien. Ce n’est plus Dieu, c’est l’homme qui est le centre et le fondement de tout. Le mot justice sur le fronton des ministères n’est dans ce ce contexte qu’une concession symbolique du passé.

L’idée de droit positif ne doit pas masquer un autre aspect du droit d'aujourd’hui; ce droit est un pouvoir, l’un des trois pouvoirs constituant l’État, les deux autres étant le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. La séparation de ces trois pouvoirs est l’un des dogmes fondateurs des démocraties libérales. Le droit en tant que pouvoir englobe les lois, les professions et les institutions : tribunaux, facultés de droit.

Le droit est aussi un pouvoir à l’intérieur de la société civile où il est en concurrence, avec le pouvoir économique, le pouvoir médiatique, le pouvoir religieux et ce qu’on pourrait appeler le pouvoir socio-culturel, entendant par là les pressions exercées par la société en tant qu’entité distincte de l’État.

Essentiel

Les droits de l’homme, disions-nous, sont l’unique rempart contre les abus de pouvoir des États. Parce qu’ils sont identifiés à la culture occidentale et rejetés dans nombreuses cultures, leur caractère universel ne va pas de soi et ils n’inspirent pas partout le même respect. Ce n’est toutefois là que la plus manifeste de leurs limites. Il en est d’autres moins manifestes et tout aussi fondamentales.

Les droits de l’homme ont leurs racines dans le droit naturel. Les lois non écrites qu’invoquaient Antigone faisaient partie de ce que les anciens appelaient déjà le droit naturel, jus naturalis. Dans la chrétienté, on appellera droit naturel le prolongement juridique de cette loi naturelle qui était aussi la base de la morale. Dans ces usages anciens du mot droit naturel, la référence à une justice supérieure, loin d’être exclue allait de soi pour la plupart des grands auteurs et le mot nature désignait une réalité créée par Dieu certes, mais enracinée dans des lieux et des temps déterminés. C’est de l’observation de cette réalité autant que de la considération de son origine que l’on tirait le droit naturel.

Ce n’est pas de ce droit naturel qu’ont été tirés les droits de l’homme, mais de celui qui a pris forme au XVIIIe siècle autour d’un être humain défini par la raison plus que par son corps qui le rattache au monde animal et par son âme qui le rattache à Dieu. Le droit dit naturel s’appuie désormais sur des fondements rationnels, autonomes et laïcs. Le texte suivant tiré d'un ouvrage de l’économiste François Quesnay illustre bien à la fois l’esprit du nouveau droit naturel et le fait que les droits de l’homme en découlent :

«Un enfant, dépourvu de force & d'intelligence, a incontestablement un droit naturel à la subsistance, fondé sur le devoir prescrit par la nature au père & à la mère. Ce droit lui est d'autant plus assuré que le devoir du père & de la mère est accompagné d'un attrait naturel, qui agit beaucoup plus puissamment sur le père & plus particulièrement sur la mère, que le motif du précepte qui établit le devoir. D'ailleurs ce devoir est dans l'ordre de la justice, car le père & la mère ne font que rendre à leurs enfants ce qu'ils ont reçu eux-mêmes de leurs père & mère ; or unprécepte qui se rapporte à un droit juste oblige tout être raisonnable.

Si on me demande ce que c'est qu'un droit juste, & si je réponds à la raison, je dirai que c'est ce que l'on connoît appartenir à quelqu'un, ou à soi-même, à titre de règle naturelle & souveraine, reconnue évidemment par les lumières de la raison.

Si le père & la mère de l'enfant meurent, & que l'enfant se trouve, sans autre ressource, abandonné à son impuissance, il est privé de l'usage de son droit naturel, & ce droit devient nul. Car un attribut relatif est nul quand son corelatif manque. Les yeux sont nuls dans un lieu inaccessible à la lumière.» 1

Nous ne dirions pas aujourd’hui que le droit de l’enfant est annulé par la mort de ses parents. Un attribut relatif n’est pas nul à nos yeux quand son corélatif manque. C’est qui fait à la fois la force et la faiblesse des droits de l’homme, la force car ils sont maintenus en toutes circonstances, la faiblesse car l’État qui les proclame et en garantit le respect n’est pas toujours en mesure de respecter ses engagements. Même les États les plus riches ne peuvent pas aujourd’hui assurer adéquatement à l’intérieur de leurs frontières la subsistance des enfants. Et quand pour des raisons économiques et politiques on réduit la taille des États, on multiplie les situations où se creuse l’abîme entre les droits proclamés et les promesses tenues. Les droits de l’homme étant l’ultime rempart, on perd confiance dans la société et dans l’État et l’on est tenté, rétrospectivement de considérer les proclamations de droits comme des mesures démagogiques semblables aux émissions de fausse monnaie. L’inflation est le résultat dans les deux cas. Si on a en vu le danger pour l’économie, on est loin d’en avoir fait autant pour le droit.

Voila pourquoi, dans le projet de constitution auquel elle a travaillé à Londres pendant la guerre de 1939-45, Simone Weil a proposé une liste des obligations envers l’être humain en lieu et place d’une charte des droits. Le risque de mensonge et d’inflation est nul dans ce cas et l’accent mis sur les obligations, plutôt que sur les droits oblige les personnes et les collectivités à se tourner vers des sources d’inspiration dignes de ce nom. L’accent mis sur les droits favorisent au contraire les revendications faciles car s’ils sont universels en principe, les droits sont en pratique subjectifs et perçus comme tels par les citoyens.

1- François Quesnay, Le droit naturel, 1965, édition électronique.

Enjeux

Karl Marx estimait que le droit en tant que pouvoir était un outil puissant contrôlé par la bourgeoisie dans le but de perpétuer l’ordre établi. Michel Villey, juriste et philosophe, et plus près de Saint-Thomas que de Marx en tant que philosophe, pensait la même chose:

«Désormais tout l'ordre juridique procède de l'Etat et se trouve enfermé dans ses lois. C'est le positivisme juridique, philosophie des sources du droit qu'acceptent la plupart des juristes et qui les dispense, en les soumettant à la volonté arbitraire des pouvoirs publics, de la recherche de la justice. Il est vrai que le « positivisme » revêt maintenant des formes nouvelles : de volontariste, il devient scientifique et sociologique. On nomme droit le mouvement spontané des institutions tel que le constaterait la sociologie. Selon les dires de l'Ecole de Francfort, il n'est pire appui au conservatisme. Notre droit se moque et s'éloigne de la justice. La science juridique s'est donné pour tâche de décrire le law as it is, le droit tel qu'il existe en fait (ce qui d'ailleurs ne signifie rien). Sa fonction fut de légitimer, sous le capitalisme libéral, d'excessives inégalités, qui se perpétuent en de nombreuses régions du globe, et, diversement accentué selon les pays et les époques, l'asservissement au Pouvoir.» 1

Si l’ordre juridique procède de l’État, ce dernier peut donc le modifier à sa guise pour qu’il serve mieux ses intérêts, quels qu’ils soient. On voit se profiler ici le spectre de Staline et d’Hitler. Ces deux chefs d’État ne se limitaient pas à dissocier la justice du droit, ils utilisaient cyniquement le droit pour pratiquer l’injustice. Leurs excès ont fait apparaître au XXe siècle la nécessité de tempérer le droit positif par un discours juridique présentant au une analogie avec l’ancien idéal de justice : les droits de l’homme.

Les droits de l’homme et les institutions internationales qui ont pour mission de les faire respecter, sont en ce moment le seul rempart contre les abus de l’État et de ses chefs. Antigone ne pourrait plus invoquer, sans s’exposer au ridicule, les lois non écrites d’une justice supérieure. Elle ne pourrait invoquer que les droits de l’homme, à condition que le droit sacré d'accorder une sépulture à un frère en fasse partie.

Là se trouve l’essentiel du débat sur le droit, mais cet essentiel ne doit pas nous faire oublier que les droits de l’homme ont renforcé le droit en tant que pouvoir, à un moment où tout était pour lui occasion de croissance. Nous avons déjà distingué le droit en tant que pouvoir dans l’État et le droit en tant que pouvoir dans la société civile. Pour ce qui est du premier, notons seulement que lorsque le droit s’étend et se complexifie, en raison par exemple des conventions collectives et des progrès techniques, comme la chose se produit partout aujourd’hui, il le fait au détriment des deux autres pouvoirs, le législateur et le fonctionnaire devant de plus en plus recours aux juristes pour préparer les lois et les appliquer. Il y a de toute évidence risque de totalitarisme juridique de ce côté.

La situation est la même du côté de la société civile. Quand les morales s’affaiblissent à force de se contredire, quand les moeurs traditionnelles se décomposent sous la pression des médias, des nouvelles technologies ou pour toute autre raison, il se crée un vide que seul le droit peut remplir. La règle de droit remplace d’un côté la règle morale, de l’autre la règle sociale. Dans une foule de cas, l’euthanasie et les nouvelles techiques de reproduction par exemple, où l’on devrait s’attendre à ce que le dernier mot appartienne à la morale, à la philosophie ou à la théologie, on s’en remet aux tribunaux. Et là où dans une société de type convivial, les voisins empêchent les parents de maltraiter leurs enfants, c’est un émissaire de l’État qui intervient au nom de la loi. Cet émissaire n’est pas nécessairement un policier ou un avocat, il peut être un travailleur social ; il n’en contribue pas moins par ses interventions à étendre l’empire du droit. Il y a donc danger de totalitarsime juridique du côté de la société civile également.

Pour le moment du moins ce totalitarisme n’est une menace ni pour la liberté, ni pour la sécurité, le droit servant plutôt à protéger l’une et l’autre, il est une menace pour la chaleur et la spontanéité des rapports humains, pour cette amitié naturelle entre citoyen qu’Aristote appelait la philia. Il est si l’on préfère une technicisation de la vie sociale et de la vie affective personnelle. Les droits de l’homme eux-mêmes sont un objet de la science juridique d’inspiration positiviste et les praticiens de cette science sont des techniciens du droit. Ce que déplorait déjà Jerold S. Auerbach, dans un article remarquable paru en 1976 sous le titre de A plague of Lawers. « La formation modernes des avocats a été axée sur la règle de droit et le mythe de l’égalité devant la loi. Reposant sur l’appui précaire (mais rassurant) de la métaphore du droit comme science, l’enseignement du droit depuis un siècle a renforcé l’inéquité sous prétexte de neutralité. Il a fait passer le processus avant le résultat ; la compétence avant la conscience ; la forme avant la substance.»2

Le philosophe Emmanuel Kant qui se soucia de moderniser le droit, c’est à-dire d’y introduire un peu plus de rationalité, prophétisa l’avènement d’un «état de choses qui, telle une communauté civile universelle pourrait se maintenir par lui-même comme un automate.»3 Créer cet automate et assurer son fonctionnement, n’est-ce pas la mission et le sens du droit positif ?


Notes

1- Michel Villey, Le droit et les droits de l'homme, Presses universitaires de France, Paris, 1983, p. 9.

2- Harper's, octobre 1976, p. 40

3- E. Kant «Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique», in La philosophie de l’histoire, trad. St. Piobetta, Gontier, 1964, p. 37.

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