L'unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau

Gustave Lanson
Réfutation d'une certaine critique du philosophe qui le présente comme prisonnier de l'insoluble dilemne entre l'indivualisme exacerbé et le socialisme autocratique qui marquent les deux pôles de sa pensée sociale et politique.
Dans une page bien connue de ses Dialogues (Rousseau juge de Jean-Jacques), que j'ai citée dans mon Histoire de la littérature française, Rousseau défend l'unité de son système et expose l'idée qu'il s'en fait: toute son œuvre n'a été que le développement du plan conçu sous le chêne de Vincennes.

Il n'a pas convaincu la critique, et on ne lui a rien disputé plus âprement que cette prétention à l'unité systématique, à la cohésion logique des idées. M. Faguet, dans son Dix-huitième siècle, et toutes les fois qu'il en a eu l'occasion, M. Jules Lemaître, dans son récent ouvrage, l'ont assez fort malmené à cet égard; mais je ne connais pas de réquisitoire plus pressant, plus rigoureux, plus subtilement violent que les deux articles de M. Espinas dans la Revue Internationale de l'Enseignement supérieur (1895).

A lire ces éminents auteurs, Rousseau n'est plus qu'incohérence et contradiction. Le Contrat social est inconciliable avec le Discours sur l'inégalité, inconciliable avec la Nouvelle Héloïse. L'article Économie politique et l'Essai sur l'origine des langues sont contraires au Discours sur l'inégalité. La Lettre sur les spectacles s'encadre entre deux ouvrages dramatiques qui la démontent.

Rousseau est tour à tour un individualiste exaspéré ou un socialiste autoritaire. Il suppose l'homme naturel féroce après l'avoir proclamé bon. Il se prononce successivement pour l'éducation publique et pour l'éducation privée. Il déclare la société tantôt artificielle et tantôt naturelle, tantôt corruptrice et tantôt bienfaisante; il en fait tantôt un mécanisme et tantôt un organisme. Il lance l'anathème à la propriété, et bientôt après il la proclame sacrée. Il peint un athée vertueux, et punit de mort l'athéisme.

Sans cesse il détruit ses propres idées; il n'y a pas confiance; il rudoie et décourage ceux qui veulent les appliquer; et pour son compte, il les rétracte. Après avoir organisé le despotisme égalitaire de la démocratie, il se rejette tout d'un coup, éperdu, vers le despotisme arbitraire de la monarchie absolue.

Il n'y a chez lui qu'une rhétorique effrénée, une agitation désorientée et ahurissante. Ses ouvrages ne manifestent pas la méthode d'un penseur soucieux de s'accorder avec soi-même, mais une «technique de poète et de rhéteur» (Espinas). L'Emile est une «mystification prolongée» (Espinas), dont le faible cerveau de Kant a été dupe. Rousseau est un charlatan, ou un fou, tout au plus un pauvre être visionnaire, jouet de suggestions et de représentations incohérentes.

Ces critiques qui viennent d'écrivains pénétrants et de penseurs distingués sont troublantes, à coup sûr. Elles le seraient davantage si je ne me rappelais avec quelle facilité on déniche des contradictions dans les systèmes des philosophes les plus sérieux: l'insuffisance du langage humain, même employé par les plus grands esprits, nous facilite le petit jeu qui consiste à choquer formules contre formules, et nous permet de réussir, en les interprétant, à les rendre incompatibles.

L'exagération passionnée des attaques nous met en défiance, et au premier examen nous y apercevons de graves insuffisances de méthode. On réduit chaque ouvrage de Rousseau à une formule simple et absolue. Le Discours sur l'inégalité, c'est l'individualisme antisocial. Le Contrat, c'est le socialisme autoritaire. La Nouvelle Héloïse, c'est le régime patriarcal aristocratique, le Contrat, c'est le régime démocratique égalitaire. Ce petit travail fait, sans plus s'occuper des œuvres, on raisonne sur les formules qu'on leur a substituées, et par une opération de logique pure, on y fait sortir des contradictions. Mais n'y a-t-il rien de plus, ou d'autre, dans chaque ouvrage que dans la formule qu'on traite comme son équivalent exact?

Ou bien on travaille sur les concepts abstraits qui correspondent aux expressions de Rousseau, et l'on ne cherche pas à leur substituer les faits concrets ou les actions particulières dont elles sont le signe général. On transforme ainsi en absurdité saugrenue une remarque de sens commun 1.

Ou bien on isole des phrases, et l'on donne à ces traits arrachés de leur place, séparés de tout ce qui les limite et les éclaire, des sens outrés ou faux. Voyez, étudiez de près en vous reportant aux œuvres de Rousseau les pages 270-271 du volume de M. Lemaître, et demandez-vous si en réalité Rousseau rétracte son Contrat social. C'est également faute d'avoir tenu compte du contexte que M. Espinas 2 croit relever une contradiction au début du Discours sur l'inégalité: Rousseau commence par «écarter tous les faits»; il affirme ne pas présenter ses vues comme des «vérités historiques», et tout son discours prouve cependant qu'il entend bien nous enseigner qu’elles furent probablement les étapes successives de la civilisation. La contradiction disparaîtra si l'on remarque que, par prudence et par respect, Rousseau appelle faits et vérités historiques, le récit de la Genèse. Il se débarrasse de la Bible qui est pour le croyant l'histoire vraie de l'humanité, attestée par Dieu même; et il expose dans des «raisonnements hypothétiques», une esquisse évolutionniste de l'histoire humaine; il fait de l'anthropologie et de la sociologie conjecturales; il fait, ou veut faire de la science.

Ou bien on accepte, comme allant de soi, sans examen approfondi, toutes les positions de questions défavorables à Rousseau. L'Essai sur l'origine des langues est certainement en contradiction avec le Discours sur l'inégalité. Mais quelles preuves a M. Espinas pour placer celui-là chronologiquement après celui-ci, et tout près de lui? Quelques citations faites par Rousseau d'un ouvrage de Duclos paru en 1754. Quelle valeur a l'argument puisqu'on sait d'ailleurs que le texte de l'Essai a été remanié par Rousseau une ou deux fois au moins? Les citations de Duclos ont pu entrer seulement dans une de ces reprises. J'ai pour ma part lieu de croire sur certains indices positifs que l'Essai sur l'origine des langues date d'une époque où les vues systématiques de Rousseau n'étaient pas formées, et que sous son titre primitif (Essai sur le principe de la mélodie), il répondait à l'ouvrage de Rameau intitulé Démonstration du principe de l'harmonie (1749-1750) 3. Par sa matière et sa teneur, l'Essai sort du même courant de pensée qui se retrouve dans l'Essai de Condillac sur l'origine des connaissances humaines (1746), et dans la Lettre de Diderot sur les sourds et muets (1750-1751). Je placerais donc volontiers la rédaction de l'Essai de Rousseau, au plus tard, en 1750, entre la rédaction et le succès du 1er Discours.

L'inconvénient des critiques excessives et des partis pris passionnés, c'est qu'ils nous excitent à prendre, pour y répondre, une attitude symétrique et inverse, et à parler en avocat après les gens qui ont parlé en ministère public. Je tâcherai de résister à cette tentation, et sans me soucier de laisser sans réponse ou de favoriser certaines parties de l'accusation, j'essaierai moins de faire apparaître un Rousseau logique qu'un Rousseau vrai.

Quelle sera donc pour cela la méthode efficace et logique? Il y a des règles générales que je rappelle en deux mots pour mémoire: peser soigneusement le sens et la portée des textes, y considérer l'esprit plus que la lettre, et en regarder toujours les limites; ne pas imposer à l'auteur des conséquences, si bien déduites qu'elles soient, comme partie intégrante de sa propre pensée, puisqu'il les aurait peut-être déclinées, et surtout ne pas substituer à cette pensée la conséquence qu'on en déduit; distinguer les valeurs inégales des idées qu'il exprime, et ne pas traiter comme valeurs de même ordre et comparables ou réciproquement compensatrices, un chapitre mûrement pensé et la boutade, le cri ou la plainte d'une lettre familière écrite sous la pression d'une circonstance ou dans la fièvre d'une émotion; ne pas introduire sans y penser dans notre raisonnement des suppositions arbitraires sur la signification d'un texte. (Ainsi quand Rousseau rudoie ou décourage cet abbé qui veut appliquer l'Émile, il faudrait savoir qui est l'abbé, avoir sa lettre: peut-être Rousseau ne prend-il pas son correspondant au sérieux, peut-être s'en défie-t-il. Ce n'est peut-être que de l'abbé qu'il doute, et non des idées de l'Émile. Le plus médiocre écrivain qui a connu le succès un seul jour, sait bien qu'on a parfois des admirateurs ou des disciples qu'on aimerait mieux ne pas avoir; et qu'on frémit parfois de la manière dont ceux qui nous louent nous comprennent). Etc. Etc.

Outre les règles générales de méthode, il faut considérer quelle méthode particulière doit s'appliquer à notre sujet, c'est à dire à Rousseau. La méthode qui peut servir pour Aristote, pour Descartes, pour Spinoza, pour Kant, pour Hegel, pour M. Renouvier ou M. Bergson, une méthode dialectique et abstraite de discussion, ne convient pas ici.

Nous n'avons pas affaire ici à un système qui ait été pensé dans l'abstrait, par un esprit appliqué à écarter de ses opérations tout ce qui ne serait pas idée pure et acte intellectuel, autant que la chose est possible à l'homme. Nous n'avons pas affaire à un système qui ait été construit méthodiquement, pièce à pièce, avec une volonté rigoureuse et claire d'enchaînement et d'accord logique, avec une attention ferme à ne jamais porter atteinte au principe de contradiction.

Je ne crois pas plus que M. Espinas que Rousseau ait vu, ait organisé tout son système sous le chêne de Vincennes, et que toute son œuvre ne soit que l'exécution d'un programme arrêté dès ce moment: même dans le texte de la lettre à M. de Malesherbes, il ne s'agit que d'une illumination qui montre une direction, que d'une méditation confuse et vaste sans méthode ni plan.

Ce qu'on appelle le système de Rousseau est une pensée vivante qui s'est développée dans les conditions de la vie, exposée à toutes les variations et à tous les orages de l'atmosphère, soumise à toutes les altérations et perturbations qui peuvent provenir, les unes des agitations sentimentales de l'homme, les autres des excitations ou des résistances du milieu.

Représentons-nous et ne perdons jamais de vue, qui fut Rousseau: un être de sensibilité et d'imagination, jouet perpétuel de ses illusions et de ses désirs, travaillé d'amour propre, voluptueux, enthousiaste, romanesque, curieux d'aventures, réfractaire à toute discipline, incapable de sacrifice, impropre à l'action, plus apte à l'effort qui renonce qu'à l'effort qui conquiert, et saisissant par le rêve les jouissances dont son inertie lui fait manquer la possession réelle; un être candide, orgueilleux et timide, soupçonneux, défiant, ombrageux, à la fois ravi et souffrant du monde, de la politesse, de toute cette brillante vie de société où il a été introduit sur le tard, où il se sent gauche, toujours mal à l'aise, et primé par l'aisance élégante des sots qui y sont nés.

Retenons surtout deux points:

1° Cet être vibrant est toujours dans des états extrêmes; il ne s'exprime que par cris; son expression est partout outrée, absolue, intransigeante. Tout est perdu; tout ou rien; fripons; coquins, voilà son vocabulaire accoutumé. Tout est perdu veut dire ouvres l'œil, et fripon signifie ce qu'on appelle dans le monde un riche honnête homme. Comme jamais il n'est maître de lui, comme jamais son intelligence ne s'abstrait, pour travailler seule, du tumulte de sa vie imaginative et sentimentale, il ne combine pas raisonnablement ses idées, il ne les ajuste pas avec réflexion l'une à l'autre. Elles explosent successivement. Il fonce tour à tour en tous sens. S'il a été trop loin dans une direction, le saisissement qu'il éprouve à découvrir l'autre face des choses, le jette brusquement sur la pente contraire. Sa manière d'obtenir la note moyenne, c'est de juxtaposer violemment deux tons francs.

2° Il ne pense jamais ou presque jamais par curiosité intellectuelle, par un besoin de connaissance rationnelle ou scientifique. Toutes ou presque toutes ses pensées, ses constructions de pensées sont, à l'origine, l'expression d'un malaise sentimental; ses doctrines les plus abstraites sont les prolongements de ses émotions, qui elles-mêmes sont des réactions contre des réalités dont il est froissé ou blessé. On n'en peut déterminer le sens précis et la valeur exacte que lorsqu'on a repassé de l'idée au sentiment et du sentiment au fait social ou domestique.

Ces observations m'ont conduit à ne plus chercher, comme on le fait d'ordinaire, et comme je l'ai fait autrefois, si le système de Rousseau enferme ou n'enferme pas de contradictions au point de vue de la dialectique pure, mais si depuis le dégagement des vues qu'on appelle son système, vers 1752, sa pensée a suivi certaines directions constantes, a maintenu et lié certaines affirmations générales.

Ce serait un travail sans limites que de suivre dans le détail des œuvres l'application de la méthode que j'indique, et d'aborder tous les points où l'on a cru prendre Rousseau en contradiction avec lui-même. Je dois ici me borner: aussi me contenterai-je d'indiquer avec le plus de précision que je pourrai, comment je comprends ce travail et à quels résultats principaux il me semble devoir conduire. Ne pouvant faire défiler tous les textes sous les yeux et en discuter minutieusement l'interprétation, je m'attacherai à voir d'ensemble chaque œuvre ou chaque développement de Rousseau, en tenant compte de tous les correctifs et de tous les reculs qui s'y constatent et en tempèrent immédiatement les outrances. Je considérerai moins telle ou telle expression littérale qu'on peut rencontrer que la tendance générale qui, visiblement, sensément, sans subtilité ni tour de force, se dégage de toutes les éruptions tumultueuses du style.

Le premier Discours, sur la question de l'Académie de Dijon, c'est l'explosion du malaise intérieur de J. J. Rousseau, l'expression de son déséquilibre et de son inadaptation après sept ou huit ans de vie parisienne. A cette société trop contente d'elle-même, il crie son amer mécontentement. Il travaille furieusement à dissocier les idées que le monde et les gens de lettres français ne séparaient jamais: civilisation et vertu, luxe et bonheur, diffusion des lumières et progrès moral. Il fuit loin du présent dont s'enchante le Mondain, dans le rêve d'une antiquité rude, agreste, héroïque. Sparte, Rome républicaine lui servent à souffleter la corruption brillante de Paris.

Mais aussitôt se manifeste ce qui sera le rythme habituel de sa pensée. Dès que l'émotion s'est apaisée en s'exprimant, l'intelligence recouvre sa lucidité; les vives intuitions de la réalité s'imposent à elle. Rousseau fait retraite, et conclut, pour limiter le mal de la civilisation, à encourager les académies et à donner part aux gens d'esprit, aux savants et aux philosophes dans le gouvernement. Ainsi relève-t-il les lettres et les arts dont il vient de nous détromper. Sa vraie conclusion, s'il la tirait, devrait être la censure et le mandarinat, le consortium despotique d'un consistoire laïque et de l'Académie des sciences.

Ce discours confus et trouble, brûlant de sincérité et gonflé de rhétorique, donna lieu à une polémique où peu à peu Jean-Jacques vit ses idées s'éclaircir et se classer. Il y fut conduit à démêler que le mal social, c'est l'inégalité: l'inégalité artificielle qui aggrave les inégalités naturelles; l'inégalité des rangs; l'inégalité des biens; en dernière analyse, la propriété. Voilà l'injustice fondamentale, la source de toutes les corruptions et de toutes les misères, qu'il dénonça dans son second discours.

Pour trouver la vie naturelle, innocente et heureuse, il faut donc remonter au-delà des gouvernements, au-delà des hiérarchies sociales, au-delà de la propriété, ce qui mène au-delà de la société: alors les hommes étaient égaux et libres, parce qu'il n'y avait pas de loi pour consacrer, éterniser, consolider en droit ou perpétuer par l'hérédité les faits accidentels d'oppression et de violence. Alors les hommes étaient bons, parce qu'ils n'avaient que la méchanceté passagère du besoin ou de la peur, parce qu'ils n'étaient pas malfaisants froidement, par intérêt, par calcul, par droit, pour l'utilité du lendemain et de tous les siècles. Ainsi l'anarchie des temps primitifs, où il n'y avait ni société constituée, ni famille stable, voilà l'état de nature à jamais regrettable, l'idéal que l'homme a possédé sans le comprendre, et dont il est déchu depuis d'innombrables siècles.

On ne saurait être plus individualiste, d'une façon plus absolue et plus exaspérée: l'homme de la nature vivait isolé, sans liens et sans lois, et il était bon et heureux. Mais ce serait mutiler et fausser le second Discours que de le réduire à ces termes simples. Il faut remarquer que Rousseau s'y ressaisit au cours même du développement, ou en se relisant, et qu'il rabat lui-même ses outrances.

Après le cri fameux qui dénonce la propriété comme un brigandage, immédiatement après cette fusée d'imagination fiévreuse, vient un passage judicieux et calme où la nécessité de la propriété est posée, où elle est le terme d'une lente et insensible évolution 4; et plus loin une distinction de tendance modérée est faite entre la propriété légitime des objets personnels, instruments de travail ou de jouissance, et l'appropriation illégitime de la terre. Nous voici donc repassés du domaine de l'absolu et du rêve dans le domaine du relatif et du réel.

Si Rousseau trouve à jamais déplorable la disparition de l'état de nature, on n'a pas le droit d'en conclure qu'il veuille y ramener l'humanité actuelle: il a dit le contraire implicitement et explicitement.

Si nous devons nous figurer l'homme de la nature d'après certains animaux anthropoformes, d'après l'orang-outang 5, pouvons-nous supposer que Rousseau veuille sérieusement nous faire rétrograder à ce type? N'y a-t-il pas déjà dans cette simple évocation de l'orang-outang le germe du passage du Contrat social où Rousseau accepte le long travail de civilisation «qui, d'un animal stupide et borné, fait un être intelligent et un homme? 6»

N'est-il pas visible que l'hypothèse préhistorique de l'état de nature n'est pour Rousseau qu'une nécessité intellectuelle où il va pour atteindre l'origine de l'inégalité, mais où son cœur n'est pas vraiment intéressé?

Le moment de l'évolution humaine où il s'arrête avec complaisance, avec une sympathie enthousiaste, c'est la vie sauvage ou patriarcale, la vie des tribus qui vivent de chasse ou de pêche, la vie des peuples pasteurs, avec peu de lois, presque pas de classes, et surtout pas de différences de manières. Ce que lui fournissaient Rome et Sparte dans le premier discours, les sauvages d'Amérique et les patriarches de la Bible le lui fournissent maintenant: une représentation enchanteresse de mœurs simples où il lui semble qu'il eût vécu plus à l'aise que dans sa rue Grenelle-Saint-Honoré, et chez Madame Dupin.

Mais à quoi bon deviner des sentiments qu'il a formellement exprimés? Il refuse, dans sa note 9, de détruire la société, et même de la fuir. Il veut vivre dans la société, en bon citoyen, soumis à l'autorité légitime et aux lois: il soupire seulement que les bons princes et les sages ministres soient si rares! Et dans la note 19, il repousse au nom de la justice l'égalité rigoureuse de l'état de nature, et pose le principe d'une organisation où les droits de chacun seraient proportionnés à ses services effectifs. Ainsi la société pourrait être mieux, et Rousseau en sait le moyen. Ce qui conduirait à l'idée de réforme, et non de suppression. Mais il n'insiste pas sur la réforme, il n'est pas prêt encore.

En son vrai sens, le discours sur l'Inégalité est donc à deux branches: 1° La société est mauvaise, elle l'a été depuis l'origine, par la faute des hommes. Toute l'histoire, et la préhistoire même, montrent dans l'état social l'oppression des faibles par les forts. 2° La société est nécessaire: elle a été le produit fatal des circonstances 7, et l'homme actuel ne peut vivre sans elle et hors d'elle.

On ne saurait, sans fausser l'ouvrage et rendre le personnage de Rousseau inintelligible, négliger une des deux affirmations.

La société est un état déplorable et un état nécessaire: Rousseau en est là en 1754, dans sa réaction éperdue contre la société française.

Son voyage à Genève, en cette même année, après la rédaction de son discours, le remit dans un train de sentiments différents. Il quittait une brillante aristocratie où tout le froissait, et il retrouvait la petite république cordiale et saine de Genève: il la vit à travers la joie que lui donna l'accueil de ses compatriotes.

Des sentiments anciens se réveillèrent en lui. Ses médiocres épîtres en vers nous montraient dès 1741-1742 un esprit républicain; dès ce temps il aimait les mœurs égalitaires, la liberté démocratique.

Peut-être, comme il nous le dit, avait-il eu l'idée, dès 1743-1744, à Venise, de faire un ouvrage de politique: j'imagine pourtant que le dessein de ses Institutions politiques ne se précisa qu'après 1748, et que ce fut l'Esprit des Lois qui lui donna le désir d'opposer à la monarchie aristocratique et hiérarchisée du Français libéral, la vraie liberté, la liberté égalitaire de la cité démocratique.

La révolte de 1750-1752 contre la société française, la formation des idées systématiques du bonheur de l'état de nature et de la misère de l'état social, ne supprimèrent pas les préférences politiques et l'idéal civil de Rousseau: elles les absorbèrent, les assimilèrent; une fusion, ou si l'on veut un raccord se fit entre la récente insociabilité de son âme douloureuse et les convictions républicaines de sa raison genevoise.

Suivant l'indication de la note 9 de l'Inégalité, jamais il ne mettra en question l'existence de la société. Dans la prétendue première Lettre sur la vertu et le bonheur 8, il exhortera une personne inconnue à être bon citoyen: il établira, avec une chaude éloquence et une belle hauteur de vues, la dette de l'individu envers la société. L'état naturel est perdu depuis longtemps: tout ce que nous sommes, nous le sommes par et dans la société. Le ton enthousiaste de ce morceau contraste avec l'accent amer du Discours sur l'Inégalité: c'est sans doute que Rousseau n'écrit pas dans les mêmes circonstances. Mais pour le fond des idées, la différence n'est que d'une recherche spéculative à un conseil pratique. Pour déterminer la conduite, il faut se placer dans le présent, considérer les données réelles et l'action utile. La raison pure peut condamner la société: la raison pratique la respecte.

Dans l'article Économie politique, qui fut fait pour l'Encyclopédie, la propriété est déclarée sacrée: il n'en peut être autrement; elle est la base de l'état social, qui actuellement est indestructible. Si détestable qu'en soit l'origine, elle est respectable aux individus qui composent le corps social. L'égalité naturelle ne peut être rétablie: mais la loi établit une égalité nouvelle qui en est l'équivalent, le seul équivalent possible.

Le raccord est nettement fait: mais il est visible que l'article sort d'un courant de pensée antérieur à l'explosion de 1750. L'hypothèse de l'état de nature, si elle n'est pas contradictoire à la théorie du régime démocratique de la volonté générale, n'y est pas nécessaire ni fondamentale. Le ton aussi indique un état de pensée calme qui oppose l'ouvrage aux réactions tumultueuses des deux discours.

La prétendue première Lettre sur la vertu et le bonheur et l'article Économie politique, parallèles et rattachés au rêve doctrinaire des deux discours, marquent le moment où Rousseau réorganise sa pensée sous la domination de son amer parti pris, et y réduit les vues qu'il avait antérieurement acquises.

À partir de cette époque, les ouvrages nouveaux qu'il fera mêleront l'idée sociale égalitaire et le rêve antisocial ou extra social de l'indépendance primitive et de l'isolement naturel des individus.

À partir de ce moment, le problème qui se posera pour Rousseau sera le suivant: comment, sans retourner à l'état de nature, sans renoncer aux avantages de l'état de société, l'homme civil pourra-t-il recouvrer les biens de l'homme naturel, innocence et bonheur?

Une circonstance fortuite donna à Rousseau la tentation d'écrire la Lettre sur les spectacles. Il y reprit le thème du premier Discours sur un cas particulier et frappant: il démontra la liaison du théâtre aux mœurs, de la perfection littéraire à la corruption sociale.

On simplifie à outrance en disant que Rousseau y condamne le théâtre. Il le condamne pour en préserver Genève. Il ne le condamne pas jusqu'à en priver Paris, si bien qu'on ne peut lui opposer qu'il a fait Narcisse et qu'il fera Pygmalion. Le théâtre est l'image des mœurs: il est ce qu'elles sont, et renvoie aux individus l'image de la conscience publique de leur nation.

C'est pour cela qu'il ne faut pas de théâtre à Genève. Si l'on veut conserver les mœurs simples de la petite cité républicaine, il n'y faut pas acclimater le théâtre parisien. L'exportation des pièces françaises a pour effet nécessaire la diffusion des manières, des habitudes, des vices de la société française. La communication des arts tend à égaliser les mœurs, et Genève vivra comme Paris, dès que l'on s'y amusera comme à Paris.

Au plaisir luxueux du théâtre, plaisir exclusif, plaisir de privilégiés, Rousseau oppose les plaisirs collectifs des fêtes démocratiques 9, où tous participent, acteurs et spectateurs à la fois, où la joie de l'un n'est pas faite de la privation de l'autre.

Ainsi, comme d'abord Rome et Sparte, comme ensuite les patriarches et les sauvages, Genève fournit à son tour le symbole de l'idéal social que Rousseau oppose au siècle des lumières et à l'hégémonie civilisatrice de la France. La vie à Genève est moins éloignée de la nature qu'à Paris: elle est donc meilleure, et en la défendant, on défend des restes de l'état primitif.

Au même esprit se rattachent les trois grands ouvrages de Rousseau, si divers d'origines et de caractères.

I. La Nouvelle Héloïse est sortie d'un rêve de volupté redressé en instruction morale. Nous pouvons y distinguer deux parties, une partie de morale individuelle, et une partie de morale sociale.

Dans la première, Julie aime Saint-Preux et en est aimée. Amour naturel, innocent, de deux êtres jeunes et sains 10. La société — incarnée dans le baron d'Etange — condamne cet amour: un préjugé artificiel, l'inégalité de naissance et de rang, sépare les amants que la nature unit. Julie épouse M. de Wolmar. Quelle issue lui laisse alors la société? Comme à Mme d'Epinay, comme à Mme d'Houdetot, comme à tant d'autres, l'adultère, sur lequel le monde ferme les yeux pourvu qu'on évite le scandale. Mais l'adultère, c'est le partage honteux, la trahison, le mensonge; c'est l'avilissement définitif de l'individu par la société.

Julie se sauve par la conscience appuyée sur la religion. Elle rétablit dans sa vie la loyauté, la franchise, par le renoncement. D'innocente fille, elle devient femme vertueuse, et à défaut du bonheur, elle retrouve la paix. Au lieu des ivresses de la passion, elle goûte des affections douces et profondes dans la fidélité conjugale et la maternité. Voilà comment l'individu peut résister au mal social qui l'enveloppe et s'insinue en lui; voilà comment il peut restaurer en lui l'équivalent de l'innocence et du bonheur naturels.

Dans la seconde partie, Rousseau règle les rapports du mari et de la femme, de la maîtresse de maison et des domestiques, du patron et des ouvriers, du grand propriétaire et des paysans du voisinage. La bonne volonté de Wolmar et de Julie les porte à ne jamais profiter des avantages sociaux qu'ils possèdent pour en acquérir de nouveaux qui aggravent l'inégalité: chacun d'eux, au contraire, par la justice et la bonté, introduit l'esprit d'égalité dans le régime d'inégalité.

La Nouvelle Héloïse est donc le tableau de la réforme de l'individu dans sa vie intérieure et dans sa vie de famille.

II. L'Emile, ce «traité de la bonté originelle de l'homme», est une méthode pour conserver la nature chez l'enfant et la fortifier de façon qu'elle ne soit pas étouffée chez l'adulte par la vie sociale.

De là l'idée de soustraire d'abord l'enfant à l'action de la société. Étant donnée la société réelle (en France), il n'y a pas d'éducation publique qui ne soit corruptrice, puisque c'est la société qui a fait les collèges et qu'elle les emplit de son esprit.

De là l'idée de l'éducation sans livres, sans études de littérature ni d'histoire, puisque l'histoire et la littérature sont deux images de la misère et de la corruption de l'homme en société.

Et de là vient que le progrès de l'éducation d'Emile reproduit à peu près le progrès de l'humanité que raconte le Discours sur l'Inégalité. Emile sera l'enfant de la nature, le sauvage; il arrivera par degrés à la propriété, à la vie sociale, à l'intelligence, à la moralité, à la religion, à la culture littéraire. A chaque étape, Rousseau fera effort pour maintenir chez son élève la rectitude du sens naturel et lui conserver le bonheur de la vie naturelle; il s'appliquera à transformer en lui les instincts innocents en bonté réfléchie, à enraciner en lui l'esprit de liberté et l'esprit d'égalité qui le feront incapable d'être jamais opprimé ni oppresseur.

III. Emile et la Nouvelle Héloïse ne réformaient que la volonté de l'individu. Le Contrat social réforme ou interprète les institutions, pour que l'égalité et la liberté, ces biens primitifs perdus depuis si longtemps, s'y retrouvent. Je dis: réforme ou interprète, parce qu'en réalité Rousseau rédige moins un plan de constitution, qu'un programme d'éducation civique, un manuel du citoyen. Les principes du Contrat recommandent moins certaines institutions qu'une certaine manière de comprendre les institutions, quelles qu'elles soient: le Contrat social serait réalisé sans révolution, le jour où, dans la conscience du chef comme dans celle des sujets, vivrait l'esprit qui a dicté le Contrat. Il n'y aurait pas besoin de proclamer la république, le jour où le roi, tyran ou sultan, serait républicain et exercerait son autorité, si je puis dire, républicainement. L'erreur que certaines discussions du Contrat dénoncent, contre Montesquieu, c'est qu'il y ait des institutions intrinsèquement et nécessairement libérales.

La différence essentielle de l'Emile et de la Nouvelle Héloïse au Contrat est que dans les deux premiers ouvrages, Rousseau regarde l'homme privé dans sa conscience et dans ses rapports domestiques, tandis que dans le dernier, il regarde le citoyen et les relations qui s'établissent entre les membres du même état.

Il n'y a pas de doute que, par la forme littéraire, le Contrat ne s'oppose aux deux Discours, à la Lettre sur les spectacles, à la Nouvelle Héloïse, et même à l'Emile visiblement il a voulu bannir de son style la passion, l'éloquence; il a poursuivi une manière sèche, précise, dogmatique, scientifique, décisive.

C'est que le Contrat, historiquement, sort de ce courant de pensée dont j'ai parlé, qui est antérieur à 1750: j'y sens d'un bout à l'autre l'influence de l'Esprit des lois. Voilà où aboutit Rousseau quand il veut prendre la manière sèche et nerveuse de Montesquieu.

Mais, sur le fond des choses, l'accord du Contrat avec le reste de l'œuvre est complet.

Si l'état de nature est à jamais perdu, et si la propriété est l'origine et la base de l'état social, la société la meilleure est celle où il s'ajoutera le moins d'inégalités artificielles aux inégalités naturelles. Donc égalité des citoyens, souveraineté de la loi, soumission de tous à la seule volonté générale; et comme la force réelle d'oppression se mesure toujours à la richesse, précautions pour prévenir ou diminuer l'inégalité excessive des fortunes, par laquelle l'égalité civile n'est plus qu'une fiction. Le Contrat donc donne une solution pratique et approximative au problème de l'inégalité.

Comme la Lettre à D'Alembert, le Contrat manifeste une préférence de l'auteur pour les petites cités où les fortunes sont moins inégales et les mœurs plus pareilles, où il y a un esprit commun, où les citoyens connaissent et gèrent les intérêts publics. Quoique le livre ait une portée universelle, et soit vrai selon l'auteur pour tous les régimes et toutes les nations, il a pourtant une application plus immédiate et plus facile à Genève. Si ses théories peuvent se réaliser quelque part, c'est plutôt à Genève qu'ailleurs, dans la Genève idéale, bien entendu, des souvenirs de jeunesse et des illusions du retour de 1754. Dans le Contrat, dans la Lettre, Genève est moins éloignée de la nature que la France.

La Nouvelle Héloïse ignore la société politique: c'est peut-être que les Vaudois n'avaient jamais à être des citoyens. Néanmoins il y a des institutions politiques, un régime légal de propriété, qui commandent et ordonnent la vie de la famille Wolmar. Julie et son mari agissent selon l'esprit du Contrat: n'ayant pas à réformer l'Etat, ils se réforment, d'après l'idéal naturel, de façon à ôter aux institutions leur pouvoir oppressif et dégradant. Et c'est bien ainsi que le Contrat nous fait entrevoir qu'on peut toujours se comporter dans une société monarchique et dans une hiérarchie de privilèges.

Enfin le Contrat repose sur le principe de la soumission des individus à la volonté générale. Mais cette volonté générale, on le sait, Rousseau en postule la bonté: il ne connaît aucun moyen de faire que la volonté du peuple soit cette volonté générale idéale, et non une expression de l'égoïsme d'une majorité, ou d'une coalition d'intérêts particuliers.

Mais alors que reste-t-il, pour que la doctrine du Contrat ne soit pas une pure chimère? Il reste l'Emile, c'est à dire l'éducation. La république de la volonté générale ne peut être que la république des bonnes volontés individuelles. Le Contrat se réalisera progressivement, à mesure que l'éducation fera entrer dans la vie sociale un plus grand nombre d'Emiles, à mesure que s'opérera la restauration de l'homme naturel dans l'homme civil. Aucune constitution, pour conserver ces biens inestimables, la liberté et l'égalité, ne peut se passer de la vertu des citoyens: c'est à dire que le Contrat a pour complément l'Emile. Et inversement, dans toutes les constitutions, la bonne volonté et la vertu des citoyens sont efficaces: c'est à dire le Contrat a pour équivalent la Nouvelle Héloïse.

Ce n'est pas à dire que toutes les contradictions de détail tombent; mais la plupart s'effacent et s'annulent dans la constance de la direction générale.

Rousseau, jadis, imaginait le contrat entre le peuple et le chef: mais il s'est aperçu que ce mode de contrat suppose une hiérarchie déjà formée, ou une conquête; cherchant le contrat véritablement originel, primitif, constitutif de l'ordre social, il a dû enfin le trouver dans un pacte qui unit les individus égaux en corps de nation; du peuple au chef, il n'y a pas contrat, mais mandat. Faut-il appeler ce changement de vues contradiction? ou correction? ou développement et précision? C'est le passage d'une conception banale à une doctrine originale, et surtout d'un point de vue historique (conjectural) à un point de vue rationnel (idéaliste).

On pourrait avec plus de vraisemblance trouver une opposition entre le chapitre de la Religion civile et les idées de tolérance que Rousseau a souvent exprimées. Je vois bien comment, par quelles circonstances et par quels exemples historiques, ce chapitre s'explique. Je vois même comment on pourrait le tourner, l'interpréter, le rectifier, pour l'adapter à la doctrine de la tolérance: mais il ne faudrait pas seulement rabattre du sens violent de certaines expressions, il faudrait changer les termes mêmes les plus importants, et ce ne serait plus la pensée de Jean-Jacques. Pensons donc que tantôt il a été prêcheur de tolérance et tantôt organisateur d'intolérance, à moins que nous ne préférions douter qu'il ait été jamais absolument tolérant. Peut-être le chapitre de la Religion civile doit-il être retenu comme un avertissement de mesurer toujours strictement la portée des déclarations de Rousseau, et de considérer partout sa tolérance, sans doute comme sincère et positive, mais non pas comme illimitée.

La contradiction relevée sur l'éducation, en revanche, disparaît sans peine. Traçant dans l'abstrait le plan de l'État idéal, il remet à la société le soin de former l'homme social, c'est à dire d'élever les enfants: donc l'éducation est publique dans l'article Économie politique. Se demandant plus tard comment, dans une société donnée, on peut faire un homme, il ne voit qu'une chance de réussir, c'est de dérober l'enfant à l'influence de la société, et de ne pas le livrer aux collèges tels qu'ils sont, foyers de corruption sociale: donc l'éducation est privée dans Emile. Mais lorsque Rousseau législateur pourra organiser tout l'État, et les collèges, selon ses principes, alors la réalité pourra se conformer à l'idéal, la pratique à la théorie: donc l'éducation sera de nouveau publique, dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne. Les solutions ont changé parce que les conditions du problème changeaient.

Il faut bien regarder la nature de l'ouvrage que Rousseau compose, le caractère de la fiction ou de l'hypothèse initiale. La Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique sont des écrits de même ordre; la même clef les ouvre. Au contraire, le Contrat, l'Emile, la Nouvelle Héloïse sont des ouvrages d'ordre très divers: exposition théorique, roman pédagogique, roman de passion et de mœurs. Le Contrat est une œuvre de doctrine abstraite, située tout entière dans le plan de l'idéal. La Nouvelle Héloïse est dans le plan du réel: l'idéalisme de Rousseau s'y glisse sous forme de psychologie dans les caractères des personnages qu'il crée, mais il les soumet extérieurement aux conditions de la vie ordinaire. Emile coupe pour ainsi dire les deux plans: il s'attache à la réalité par la considération du monde et des collèges, d'où se tire la nécessité de l'isolement, et cet isolement obtenu, l'éducation se développe dans l'idéal. Ces différences de structure et de dessein commandent des différences d'attitude en face des problèmes moraux et sociaux: mais au travers de ces différences, la tendance caractéristique de Rousseau se maintient.

L'incompatibilité générale qu'on établit entre le socialisme autoritaire du Contrat et l'individualisme anarchique des autres œuvres, n'est qu'un choc de formules. Si l'on repasse de la logique à la vie, la contradiction s'efface. Rousseau est individualiste, réclame violemment les droits de l'individu, dénonce avec une éloquence virulente l'injustice tyrannique des lois et des gouvernements. Mais le même Rousseau sait bien qu'il faut vivre en société, qu'il faut être d'une nation, d'une patrie, obéir à une autorité, à des règlements. Il se révolte contre l'organisation sociale qui a toujours livré une multitude d'opprimés à la discrétion d'un petit nombre d'oppresseurs, et il cherche les moyens d'instituer une organisation sociale dans laquelle il n'y aura plus ni opprimés ni oppresseurs. Tour à tour il s'enivre de sa colère et il s'enchante de son rêve. Qu'y a-t-il là de réellement contradictoire?

L'antinomie de la liberté et de l'égalité — cheval de bataille, pour ne pas dire dada, de certains critiques — n'est réelle que si on considère les forts. L'égalité de tous restreint la liberté de quelques-uns, les forts, ceux à qui la liberté illimitée donne des chances illimitées de succès ou de jouissance. Mais si on considère les faibles — et ce sont les faibles que Rousseau, né peuple et demeuré peuple, aime à considérer — l'égalité est la garantie de la liberté. Elle ne vaut rien pour le lion, elle est précieuse pour les chacals, dirait M. de Curel. L'égalité limite les chances théoriques et accroît les chances pratiques des faibles. L'égalité, c'est la ligue des faibles pour contenir les forts; individus ou États, c'est la ligue des faibles qui leur assure le maximum de protection et de liberté. Le fédéralisme de Rousseau n'est que la traduction en droit international de ses idées de démocratie égalitaire.

Mais Rousseau croyait-il à ses idées? Ne les a-t-il pas en plusieurs occasions rétractées?

La part, une fois faite, des boutades misanthropiques d'un homme fier à qui le zèle, les avances et les compliments sont suspects, voici ce que je trouve:

Un homme timide, effrayé de l'action, hardi dans le rêve et dans la théorie, et qui se dérobe aux applications.

Un esprit imaginatif et constructeur qui garde au travers de son activité idéale des intuitions vives et nettes de la vie, qui sent avec effroi la complication des problèmes pratiques, la multiplicité, l'entrecroisement, l'instabilité des données dans l'ordre de la réalité, et qui frémit dans son humanité à l'idée des conséquences que peuvent avoir les erreurs qu'on commet en travaillant, comme disait la grande Catherine, sur la peau des hommes.

De là, la circonspection, la prudence, la modération conservatrice, les compromis opportunistes, les cotes mal taillées entre l'idéal et le réel.

De là, quand il s'agit d'Emile, l'affirmation qu'il faut en prendre tout ou rien 11: ce tout, c'est l'esprit, qui dispense de la lettre. Il ne faut pas choisir dans l'Emile une pratique singulière pour défier la routine des contemporains et se donner un renom de hardiesse et de liberté. Il ne faut pas en transporter servilement le détail dans la pratique. Il faut y saisir une conception du but de l'éducation, du rôle de l'éducateur, de la nature de l'enfant, et marcher librement, en adaptant la méthode aux données réelles, en faisant ce qui est possible selon la position de la famille, ses obligations et les circonstances.

De là, quand il s'agit de politique, l'attention de Rousseau à tenir compte de tout le passé et de tout le présent des Corses et des Polonais, des institutions, des mœurs, de l'esprit des deux nations. Il ne brusque rien, il ne bouleverse rien; il cherche les moyens de redresser doucement toutes les parties de la constitution et toutes les formes de la vie de chaque peuple. Il est le moins révolutionnaire des hommes.

Ce qu'on appelle ses rétractations, c'est sa persuasion que la politique idéaliste n'est pas aisée à réaliser; que le Contrat social est très difficilement réalisable dans une vieille et grande monarchie comme la France, moins difficilement, mais difficilement encore dans une petite cité républicaine comme Genève. On se moquerait de lui s'il avait cru qu'il suffit de promulguer la démocratie rationnelle pour la faire exister: on lui jette la pierre pour avoir vu l'abîme qui sépare la théorie de la pratique. Et on appelle rétractation les cris de désespoir qu'il a poussés quand il a vu les Genevois substituer, dans un régime d'égalité, la tyrannie égoïste d'une faction à la saine volonté générale du corps social.

Je dirai un mot enfin des Confessions: sans violence systématique, on peut y voir un effort pour montrer par l'exemple d'une vie, comment chacun de nous peut, dans une certaine mesure, revenir à la nature, rétablir en lui-même l'âme naturelle et se replacer dans les conditions de la vie naturelle. Rousseau, d'abord dévié, altéré, corrompu par la société, s'est ressaisi un jour, a restauré en lui la vertu en 1752, le bonheur en 1756, et a vécu, depuis, plus en homme naturel qu'en homme civil, non sans résistance et sans vengeance de la société qui, ne pouvant le refaire méchant, a tenté souvent de le faire malheureux. Entre les joies de son enfance et de son adolescence, tous ses moments heureux de l'âge mûr et de la vieillesse sont des abandons à l'instinct naturel, des jouissances des biens naturels: et c'est parce qu'il a eu la chance, qu'il assure à Emile, d'être, aux premiers temps de sa vie, livré souvent à sa nature et à la nature, que la société n'a jamais pu le gâter tout à fait, et qu'il a pu remonter à la vertu et au bonheur.

Voilà comment m'apparaît l'œuvre de Rousseau: très diverse, tumultueuse, agitée de toute sorte de fluctuations, et pourtant, à partir d'un certain moment, continue et constante en son esprit dans ses directions successives.

Plus d'un lecteur pensera sans doute que j'ai moins résolu que confirmé en les expliquant quelques-unes des contradictions qu'on reproche à Rousseau, et les plus importantes. C'est possible du point de vue de la logique pure. Mais mon dessein a été de faire sentir que le point de vue de la logique pure n'a pas de valeur ici, qu'il faut faire descendre toutes ces questions de la sphère de la logique pure dans le monde de l'âme, et que ce qui, dans l'abstrait, peut être appelé contradiction, replacé dans la vie intérieure, n'a plus rien de contradictoire.

Après tout, ces attitudes d'une âme large et passionnée qui, saisie tour à tour de deux aspects des choses, les affirme successivement avec la même violence, et ne consent pas à sacrifier une réalité à une autre, une vérité à une autre, ne sont-elles pas préférables à l'étroitesse systématique du dialecticien qui ne voit qu'un principe et déroule sa déduction unilatérale sans un regard vers la réalité et la vie? Les explosions successives de Rousseau illuminent les deux côtés opposés de l'horizon. Il fait ainsi, à sa manière sentimentale, l'équivalent de ce qu'avait fait Pascal dans son affirmation simultanée des contraires, de ce que devait faire Hegel dans sa position de la thèse et de l'antithèse.

Il est vrai que Rousseau ne fait pas d'ordinaire la synthèse, et qu'il ne nous laisse pas toujours le sang-froid nécessaire pour la faire. Et je touche ici à la vraie, à la profonde et ineffaçable contradiction de Rousseau.

Cet homme a un baromètre sentimental d'une délicatesse extrême et dont les variations sont brusques, incessantes, énormes. Tour à tour exalté, déprimé, enthousiaste, haineux, rêveur idyllique ou révolté amer, il envenime ou il enflamme de sa passion toutes ses idées. Mais, naturellement, c'est dans ses reprises de bon sens, dans ses intuitions réparatrices du réel, que le flot de passion s'apaise: il arrive donc par nécessité que chez lui, ce qui lutte, ce qui condamne, ce qui dénonce, ce qui indigne et soulève, est incomparablement plus fort, plus séducteur que ce qui retient, modère ou absout.

Ses déclarations de guerre à la société, ses anathèmes à la propriété et aux riches, sa proclamation des haines de classe, ses appels à la lutte des classes, son âpre accent égalitaire, sa radicale indiscipline, son amour-propre immense jusqu'à l'insociabilité, font une autre impression sur les lecteurs que ses retours de prudence réaliste, ses considérations des possibilités, ses conseils de discrétion ou de résignation et toute sa sagesse d'application. Ce n'est pas uniquement la faute des lecteurs du Discours sur l'inégalité, si on n'y entend pas, dans cette orchestration orageuse des sentiments de révolte, la petite chanson calmante qui dit l'impossibilité du retour à l'état de nature et qui persuade la soumission aux lois. La vraie pensée de Rousseau se dégage pour le critique de sang-froid qui l'étudie patiemment: mais les réactions du lecteur sont plus brusques, plus spontanées, plus rapides. Il ne se forme pas en lui une image réduite et fidèle de l'auteur; son esprit n'est «impressionné» que par les reliefs accentués et les lueurs fulgurantes.

Le résultat, c'est que l'écrivain est un pauvre homme rêveur et timide qui ne s'approche de l'action qu'avec effroi, en prenant toutes sortes de précautions, et qui entend les applications de ses doctrines les plus audacieuses de façon à rassurer les conservateurs et satisfaire les opportunistes. Mais l'œuvre, elle, se détache de l'auteur, vit de sa vie indépendante, agit par ses propriétés intrinsèques; et toute chargée d'explosifs révolutionnaires, neutralisant les éléments de modération et de conciliation que Rousseau y a mis pour se satisfaire, elle exaspère, elle révolte, elle allume les enthousiasmes et irrite les haines, elle est mère de violence, source d'intransigeance, elle lance les âmes simples qui se livrent à son étrange vertu, dans la poursuite éperdue de l'absolu, d'un absolu qui se réalise aujourd'hui par l'anarchie, et demain par le despotisme social 12.

Ce contraste de l'œuvre et de l'homme, qu'on appellera contradiction, si l'on veut, il ne faut pas essayer de voiler cela: car cela, c'est Rousseau même.


Notes
1. Rousseau soutient dans son IIe Dialogue, dit M. Espinas (p. 459), «que si l'homme veut obéir à ce précepte essentiel de la morale — de ne se mettre jamais en situation de pouvoir trouver son avantage dans le mal d'autrui — il doit se retirer tout à fait de la société. Ainsi l'idéal de la moralité est la suppression des rapports sociaux! Le précepte moral par excellence est destructif de tout l'ordre social. Nous sommes ici en présence d'une pensée qui glisse dans l'incohérence pathologique.» Mais ne tombe-t-il pas sous le sens commun que tant que la société et l'homme seront imparfaits, tant qu'il y aura des inégalités extrêmes, une exploitation de l'homme par l'homme, quiconque vivra dans le société participera à l'injustice universelle. Le rentier tire son revenu de l'État qui prend l'argent des pauvres, ou des bénéfices industriels qui sont enlevés aux travailleurs. Je ne prends pas une jouissance sans la prendre aux dépens de quelqu'un. Je ne brûle pas du charbon de terre dans mon poêle sans profiter de la misère des mineurs. Aux esprits épris d'absolu, la fuite au désert est bien la seule ressource. Si Rousseau pèche ici, ce n'est pas par illogisme, c'est par excès de logique.
2. Revue internationale de l'Enseignement, p. 330
3. Le ton de la discussion dans cet ouvrage donne lieu de croire que la rédaction en est antérieure aux Observations de Rameau sur notre instinct pour la musique (1754) où Rousseau était vivement pris à partie.
4. Au fond, en niant que la société soit naturelle, Rousseau veut dire qu'elle ne résulte pas de la nature interne de l'homme, mais d'une nécessité externe. Ce sont les circonstances qui ont fait l'homme civil. Il y a là une sorte de matérialisme sociologique qui donne tout à l'action du milieu.
5. Note 10.
6. I, VIII.
7. En insistant sur ce que l'état de nature aurait pu durer indéfiniment, Rousseau veut seulement exclure l'idée d'une prédestination de l'homme à la vie sociale; elle n'a pas été un effet de sa nature, mais un effet du milieu. Il ne s'y est pas épanoui, mais transformé.
8. Écrite entre 1745 et 1757, probablement après 1752 et même 1754.
9. L'idée des fêtes de la Révolution est là en germe.
10. Julie a simplement «anticipé» sur le mariage, cas fréquent dans les registres du consistoire de Genève qu'on la marie à Saint-Preux, elle fera une bonne et fidèle femme.
11. Lettre à l'abbé M., Corr., édit. Lefèvre, t. II. 559.
12. Changement de point de vue plutôt que contradiction, au fond. Car l'anarchiste n'est-il pas à l'ordinaire un candidat au despotisme? Jamais on ne vit officier plus indiscipliné que le lieutenant Bonaparte. La même violence de personnalité qui fait qu'on rejette le frein des lois pour soi, mène à imposer, dès qu'on le peut, le frein de sa volonté aux autres, si bien qu'anarchie et despotisme sont peut être moins des absolus contradictoires qui s'excluent que des relations successives qui s'ordonnent fort aisément: la réalisation simultanée même n'est pas impossible. Napoléon faisait des lois et n'en reconnaissait pas, et cela au même instant précis (mort du duc d'Enghien, déchéance des Bourbons d'Espagne, etc.) Et combien de chacals, dans les monarchies constitutionnelles ou les républiques parlementaires, sont toujours portés à se croire lions, et à abolir, dès qu'ils le peuvent, le pacte d'égalité? Psychologiquement, cette contradiction est le pli naturel de l'étoffe humaine.

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