Les Discours

Gustave Lanson

En 1749, Diderot étant prisonnier à Vincennes, Rousseau va le voir; chemin faisant, une question de l'Académie de Dijon, dans un volume du Mercure (octobre 1749), lui tombe sous les yeux: «Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs»: Rousseau répondit Non. Le 23 août 1750, l'Académie lui décerna le prix. À la fin de l'année le Discours fut imprimé (cf. G. Krœger, Emprunts de J.-J. Rousseau dans son premier Discours; Halle, in-8). Ce morceau, d'une éloquence déclamatoire, et pourtant sincère, eut un succès inouï d'admiration et de scandale. Rousseau soutenait que les sciences et les arts, inséparables du luxe, corrompent les sociétés; une foule de contradicteurs prirent la défense de la vie sociale, du luxe; des arts et des sciences: le roi Stanislas, le professeur Gautier, Bordes, académicien de Lyon, Lecat, académicien de Rouen, Formey, académicien de Berlin, sans compter Voltaire, D'Alembert, le roi Frédéric qui plus tôt ou plus tard prirent l'occasion de dire leur mot (cf. Mercure, de 1751 et 1752; Recueil de toutes les pièces publiées à l'occasion du Discours de J.-J. Rousseau, Gotha, 1753, 2 vol. in-8). Rousseau répliqua à Stanislas, à Gautier, à Bordes; il revint à la charge dans la Préface de sa comédie de Narcisse, faite en décembre 1752, imprimée en 1753. Bordes ayant fait un second Discours (1753), Rousseau se préparait à lui répondre, quand une nouvelle question de l'Académie de Dijon sur l'inégalité lui fournit le moyen de s'expliquer à fond. Dans la faiblesse logique du premier Discours de Rousseau, il faut avoir soin de s'attacher aux sentiments plutôt qu'à la construction systématique et à l'argumentation: ce qu'on aperçoit au fond de cet.onvrage, c'est une âme inquiète, que ne satisfait pas l'éclat d'une civilisation raffinée, qui voit que le progrès moral n'est pas; une suite nécessaire de la diffusion on du progrès des lumières, qui hait la richesse et qui sent la fausseté artificielle de la vie de société. C'est cette âme qui réchauffe toutes les déclamations et répare tous les sophismes. En écrivant ce morceau, Rousseau n'avait pas de système, quoi qu'il en dise: le système s'ébaucha, se forma, se précisa dans la controverse, entre le premier et le second discours. En même temps que la réflexion de Rousseau l'armait d'une théorie, elle lui révélait sa misère morale et la nécessité d'unifier sa vie, de lui donner une règle. Il voulut accorder sa vie et sa pensée.

La gloire était venue; le monde s'ouvrait largement à lui. On jouait à Fontainebleau (octobre 1752), puis à l'Opéra (1er mars 1753) son Devin du village, qui lui valut des gratifications du roi et de Mme de Pompadour. La Comédie-Française donna (18 décembre 1752) sa comédie de Narcisse qu'il avait depuis si longtemps en portefeuille. Sa Lettre sur la musique française (décembre 1753), à propos de la querelle des Bouffons, le brouille avec l'Opéra; il s'en faut de peu que l'auteur n'aille à la Bastille: cela met le sceau à sa réputation. Il a une place lucrative (1752): celle de caissier du fermier général Francueil. C'est alors qu'il renonce à tout; il choisit la pauvreté, l'indépendance et la solitude. Il devient sauvage, repousse le monde et ses prévenances. Il prend une perruque simple, porte sa barbe, affecte un ton cynique et caustique. Il se fait copiste de musique pour gagner les 40 sous par jour dont il a besoin. Avec toutes ces bizarreries, la résolution de Rousseau est belle. Dans ce mépris de la fortune, dans ce choix de la vie populaire et des biens naturels, il suit sans doute son instinct; mais en même temps il y a là l'éveil d'une conscience morale. Il s'efforce désormais de vivre selon ses croyances. Ce changement de vie, qui le fit passer pour un extravagant, coïncide avec le dégagement de son système philosophique (1752-53).

Après son premier Discours, Rousseau avait écrit pour l'Académie de Corse un Discours sur la vertu la plus nécessaire aux héros (1751) qui ne fut pas couronné. ll avait fait par complaisance pour l'abbé Darti une Oraison funèbre du duc d'Orléans qui ne fut pas prononcée. Il avait commencé une Histoire de Lacédémone dont il existe quelques fragments. En novembre 1753, il lit dans le Mercure la question de l'Académie de Dijon: Quelle est la source de l'inégalité parmi les hommes ? Et si elle est approuvée par la loi naturelle? Le discours de Rousseau, écrit de novembre 1753 à mars 1754, ne fut pas couronné et parut en 1753 (imprimé à Amsterdam chez M. M. Rey). Le Genevois Bonnet le critique sous le nom de Philopolis; et Rousseau réplique à Bonnet. Plus vive fut l'attaque du P. Castel: l'Homme moral opposé à l'homme physique de M. R. (Toulouse,1756, in-92). Le discours de Rousseau était une esquisse historique de l'évolution de l'humanité: ce n'était pas un idéal qu'il prétendait exposer, mais des faits réels ou probables, interprétés et reliés selon la vraisemblance. La thèse était que l'homme naturel, l'homme primitif, animal robuste et inintelligent, non uni en société à ses semblables, avait vécu innocent et heureux; que la raison égoïste et calculative, la propriété, la société l'avaient peu à peu rendu malheureux et méchant. De la propriété était sortie l'institution sociale, c.-à-d. l'oppression des faibles par les forts, des pauvres par les riches, des sujets par les rois. Tout le discours était un réquisitoire enflammé contre le despotisme et la propriété: plus clairvoyant que la plupart de ses contemporains, Rousseau apercevait la question sociale dans la question politique, et trouvait dans l'injuste répartition de la richesse, le fondement de cette inégalité qui était le vice essentiel des sociétés humaines. On put croire qu'il voulait détruire la société et ramener l'homme à l'état de nature: en le lisant attentivement, il apparaît qu'il ne veut détruire que l'exploitation et l'oppression du grand nombre des hommes par le petit nombre. La logique aventureuse et subtile, la forme éclatante, enflammée, âpre de ce discours lui donnèrent un retentissement extraordinaire.

Rousseau dédia son livre à ses concitoyens les Genevois, en faisant un magnifique éloge de leur constitution et de leur esprit public. Il désira revoir sa patrie et partit en juin 1754. Il fut bien reçu et songea à se fixer à Genève. Pour cela, il fallait abjurer le catholicisme: rien n'y attachait plus Rousseau, purement déiste (cf. Mme d'Epinay, Mémoires, I, 395 et le Morceau allégorique sur la Révélation, de date incertaine, peut-être antérieur à l'Emile). Il se présenta le 1er août devant une commission de pasteurs; fut admis à la communion, et réintégré dans ses droits de citoyen. Il quitta Genève le 30 septembre avec l'espérance d'y revenir bientôt; en face de Paris, la ville du luxe et du bel esprit, Genève lui apparaît comme l'asile de la probité et des mœurs. Le médecin Tronchin, qui vint peu de temps après à Paris, lui offrait la place de bibliothécaire de la ville de Genève avec 1 200 fr. d'appointements: cependant Rousseau se décida à refuser, et, non sans hésitation, accepta la petite maison de l'Ermitage que lui offrait, malgré l'avis de Grimm, Mme d'Epinay. Redouta-t-il, comme il le dit, le voisinage de Voltaire? ou bien: crut-il qu'il écrirait plus librement, avec moins de risque, à Paris, où il était un étranger, qu'à Genève, dont il était citoyen? Toujours est-il que, le 9 avril 1756, il alla s'installer à l'Ermitage, au bout du parc de la Chevette, près de la forêt de Montmorency. Ce fût un enchantement; il se vit libre, hors du monde et de la ville, au bord d'une forêt délicieuse. Il partagea son temps entre les promenades et le travail. Il s'occupait de ses Extraits de l'abbé de Saint-Pierre et de son Dictionnaire de musique (1758) et avait l'idée d'une Morale sensitive, d'un Traité sur l'éducation. Il songeait à son grand ouvrage des Institutions politiques; en 1755, il avait exposé ses vues avec mesure dans un important article de l'Encyclopédie (l'art. Economie politique). Mais dans la solitude, son imagination travaillait: l'amitié de Mme d'Epinay, la possession de Thérèse ne lui suffisaient plus; il se fit un bel amour en idée et créa Julie et Claire. Pendant qu'il écrivait sa Nouvelle Héloïse, Mme d'Houdetot vint comme donner un corps à son rêve. Elle vint le voir à l'automne de 1756, puis au printemps de 1757. Séparée de son amant, Saint-Lambert, elle se laissa bercer par la chaude éloquence de Jean-Jacques. Saint-Lambert, averti par une lettre anonyme que Rousseau attribua à Mme d'Epinay, et qui était peut-être de Thérèse, s'inquiéta, et Mme d'Houtetot, sans rompre avec son platonique amant, le tint à distance (cf. L. Brunel, la Nouvelle Héloïse et Mme d'Houdetot, 1888). Au milieu des agitations de cet amour d'arrière-saison, toutes sortes de tracasseries troublaient Rousseau. Contredit par tous ses amis qui ne concevaient pas qu'on pût vivre ailleurs qu'à Paris et dans la société, il se crut visé par un mot de Diderot dans le Fils naturel: «Il n'y a que le méchant qui vit seul». Puis il prit des soupçons sur Grimm et Mme d'Epinay. Thérèse par ses rapports envenimait tout. Les explications aigrissaient les cœurs au lieu de les apaiser. Enfin, Mme d'Epinay devant aller à Genève pour consulter Tronchin sur une grossesse que sa maladie rendait dangereuse, Diderot somma Rousseau de payer sa dette à sa bienfaitrice en l'accompagnant. De là de nouveaux débats, des explicitions aigres ou violentes, à la suite desquelles Mme d'Epinay partit seule avec son mari, et Rousseau demeura brouillé avec Mme d'Epinay, avec Grimm, avec Diderot. Il n'y a rien de grave au fond de cette triste affaire: tous eurent des torts. Grimm manqua d'indulgence. Diderot fut indiscret et despotique. Mme d'Houdetot se réchauffa imprudemment à un amour qu'elle ne voulait pas récompenser. Thérèse espionna. Mme d'Epinay potina et fut un peu jalouse. Jean-Jacques fut follement sensible, ombrageux et visionnaire. Il demeura tout meurtri de cette aventure, désabusé de l'amitié; et c'est par l'ébranlement qu'il reçut alors que la folie de la persécution commença de se développer en lui.

Le 15 décembre 1757; Rousseau quitta l'Ermitage et vint s'installer à Montmorency, dans la propriété deMontlouis que lui loua M. Matha, procureur fiscal du prince de Condé. Difficile maintenant dans le choix de ses amis, il se lie avec Duclos et avec l'avocat Loyseau de Mauléon; il accueille Mme de Verdelin, qu'il rudoie parfois; il est en correspondance avec Mlle de Créqui et Mme Dupin de Chenonceaux; mais surtout il accepte les avances flatteuses du maréchal et de la maréchale de Luxembourg, par qui il ne sent jamais son indépendance menacée. Il consent à loger pendant quelques semaines (mai-aout 1759) au petit château de Montmorency. Il se promène avec le maréchal; il lit sa Julie à la maréchale, et lui en fait une copie ornée d'estampes originales de Gravelot. Il voit venir aussi chez lui le prince de Conti et sa maîtresse, la comtesse de Boufflers. Tout ce monde se prête à ses manies, ménage sa susceptibilité qui s'offense des moindres cadeaux. Rousseau va être presque heureux. Il poursuit ses travaux. En février 1758, il écrit en trois semaines sa Lettre à D'Alembert sur les spectacles. D'Alembert, dans son article Genève, de l'Encyclopédie, inspiré par Voltaire, avait loué les ministres de Genève de socinianisme et même de déisme; puis il avait souhaité qu'on établit un théâtre à Genève. Rousseau défendit les ministres, auxquels il devait bientôt recommander les mêmes opinions que D'Alembert leur imputait. Pour le théâtre, il démontra qu'il ne pouvait qu'être un agent de corruption, et que surtout il ne pouvait que démoraliser une petite ville de mœurs simples, telle qu'était Genève. C'était la thèse du premier Discours que, sous une autre forme, Rousseau reprenait; et c'était ses goûts, son idéal qu'il offrait dans ses peintures enthousiastes ou attendries des mœurs des Montagnous et de la vie Genevoise. En beaucoup d'endroits il se plaisait à évoquer les souvenirs de sa jeunesse et de son enfance: on y saisit la disposition d'où sortiront les Confessions. Cette violente attaque contre le théâtre surprit un siècle amoureux du théâtre, et qui voulait y 'voir une école de mœurs. D'Alembert répliqua, Marmontel, le marquis de Ximenès, M. de Bastide, des comédiens réfutèrent Rousseau. Cette affaire acheva de faire éclater l'irrémédiable désaccord de Jean-Jacques et de Voltaire: la guerre fut déclarée en 1760 par une lettre très dure de Rousseau.

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