La pensée éducative de Rousseau
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Michel Soëtard (1)
Jean-Jacques Rousseau, qui préféra prendre le risque de se présenter comme «l'homme de tous les paradoxes» plutôt que de rester un «homme de préjugés», met l'historien de la pensée éducative aux prises avec un paradoxe de taille: l'oeuvre dont l'influence a été sans conteste la plus profonde et la plus durable sur le développement du mouvement pédagogique, celle qui, selon la formule de Pestalozzi, a été au coeur du développement dans l'ancien et dans le nouveau monde en matière d'éducation, s'est constituée sur un mépris total de la pratique, écartée d'un revers de plume par Rousseau dans la préface de l'Émile, tournée en dérision lorsqu'un père admiratif lui présentait son enfant élevé selon les «nouveaux principes», et au plus haut point ridiculisée lorsqu'il abandonna ses propres enfants.
Rousseau ne fut pas un très bon précepteur, loin de là. Et l'énigme reste entière: pourquoi des praticiens comme Pestalozzi, Fröbel, Makarenko, Dewey, Freinet, tous engagés dans des expériences historiques, n'ont-ils jamais pu se détacher de l'Emile, cette oeuvre de pure utopie, et sont-ils venus y puiser régulièrement, comme à une source? Est-ce en guise de consolation devant la répétition de leurs propres échecs ou bien pressentaient-ils dans l'oeuvre du Genevois quelque chose de particulier qui ne cessa de les inspirer, et dont les effets ne semblent pas encore avoir été épuisés?
La philosophie de l'éducation
À la question fréquemment posée: «Où réside l'originalité de l'approche de Rousseau en matière d'éducation?», les réponses sont nombreuses et il nous faut les passer au crible de la critique. Rousseau, initiateur d'une «révolution copernicienne», aurait mis l'enfant au centre du processus éducatif. L'Émile y a, certes, fortement contribué, mais il convient d'observer qu'après une longue période d'indifférence, l'intérêt porté à l'enfant était dans l'air du temps et qu'il tendait même à devenir une mode: moralistes, autorités administratives, médecins redoublaient d'arguments pour inciter les mères à s'occuper de leur progéniture, en commençant par l'allaitement. Rousseau participa au développement de ce «sentiment pour l'enfant» autour duquel s'est constituée la «famille nucléaire». Néanmoins, il réagit aussi contre la complaisance inconsidérée de l'adulte à l'égard de celui qui tendrait à devenir le centre du monde: s'il faut rejeter l'image de l'enfant fruit du péché, il ne faut pas pour autant diviniser ses désirs.
A l'époque où Rousseau composa son Émile, la littérature sur l'éducation était déjà abondante. On ne compte plus les livres, chapitres et articles qui lui étaient consacrés. Tout le monde s'en était mêlé: des philosophes comme Helvétius pour qui tout dépend de l'éducation (cf. De l'esprit publié en 1758), qu'il s'agisse de l'homme ou de l'Etat; des savants, des utopistes tel l'abbé de Saint-Pierre, auteur d'un Projet pour perfectionner l'éducation, les poètes eux-mêmes qui mettaient en quatrains les maximes d'éducation. On voit fleurir à la même époque une foule de manuels qui s'emploient à initier l'enfant dès son plus jeune âge à la méthode expérimentale ; par exemple, en 1732, a été inventé le Bureau typographique, qui se propose d'enseigner la lecture aux enfants au moyen de lettres mobiles qu'ils disposent dans des cases appropriées. La Chalotais s'apprête à publier son Essai d'éducation nationale où il note qu'en ce domaine, une sorte de «fermentation» se produit dans le public de l'Europe.
On s'est efforcé de faire la part des emprunts de Rousseau à ses grands devanciers comme à ses brillants contemporains: Montaigne, cité douze fois dans l'Émile, Locke, qu'il critique en rendant d'autant plus évident ce qu'il lui doit, Fénelon, Condillac. Il est aisé de trouver chez ces auteurs consacrés, ainsi que chez d'autres que l'histoire n'a pas distingués - «le savant Fleury», auteur à succès d'un Traité du choix et de la méthode des études, publié en 1686 et réédité en 1753 et 1759, «le sage Rollin» et son Traité des études -, un grand nombre d'idées qui annoncent celles de Rousseau. Néanmoins, on conviendra aisément que l'auteur du Contrat social et de l'Émile est tout sauf éclectique. En fait, ces emprunts sont refondus dans le creuset d'une pensée qui se veut systématique et novatrice: «Ce n'est pas sur les idées d'autrui que j'écris», note-t-il ainsi dans la préface de l'Émile, «c'est sur les miennes. Je ne vois point comme les autres hommes; il y a longtemps qu'on me l'a reproché...».
Le génie de Rousseau, celui qui consacre l'originalité radicale de sa démarche, c'est d'avoir pensé l'éducation comme la forme nouvelle d'un monde désormais engagé dans un processus historique de dislocation. Là où les plus actifs de ses contemporains, eux aussi touchés par la grâce éducative, s'emploient à «fabriquer de l'éducation», là où les maîtres à penser s'efforcent, par le biais de l'éducation, de couler l'homme dans un nouveau moule pour en faire, qui un humaniste, qui un bon chrétien, qui un gentleman, qui un bon citoyen, Rousseau écarte l'ensemble des techniques et brise tous les moules en proclamant que l'enfant n'a pas à devenir autre chose que ce qu'il doit être: «Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j'en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre: il sera premièrement homme (2).»
Le grand problème est que l'homme de l'humanisme, celui qui vivait en harmonie avec la nature et avec ses semblables, au sein d'institutions dont il ne mettait pas en cause la tutelle, a vécu. Voici que le besoin s'est libéré de la nature, engendrant chez l'homme une passion de posséder et un esprit d'ambition qui alimente à son tour une course au pouvoir. Débordant les limites du besoin naturel, l'intérêt personnel prolifère et contamine bientôt tout le tissu social: les institutions qui avaient traditionnellement la charge de le contenir apparaissent désormais comme les instruments d'une vaste manipulation visant à asseoir le pouvoir des plus forts. Tromperie encore que ce savoir dont l'homme attend, depuis Platon, le salut: les sciences sont nées du désir de se protéger, les arts de l'envie de briller, la philosophie de la volonté de dominer. Le réquisitoire prononcé dans les deux Discours de 1750 et 1755 coupe ainsi à sa racine toute tentative de définir a priori une essence de l'homme tant il est vrai que toute définition est de l'ordre de la représentation sociale et participe de la corruption par l'intérêt personnel qui caractérise nos sociétés historiques.
On peut certes rêver, avec le Contrat social, d'un monde où les conflits d'intérêt seraient apaisés, où la volonté générale serait l'expression adéquate de la volonté de chacun; mais que faire de plus qu'en rêver dans un monde désormais voué à l'insatisfaction? Et malheur à quiconque voudrait donner à ce rêve une consistance historique: il s'exposerait à voir les intérêts, artificiellement réfrénés par l'instauration autoritaire d'une «cité naturelle» dans ce monde civilisé, faire exploser avec d'autant plus de violence une structure qui leur est devenue complètement étrangère. La société s'en va à la dérive: «Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors?». L'injonction n'en est que plus pressante: «Appropriez l'éducation de l'homme à l'homme, et non pas à ce qui n'est point lui. Ne voyez-vous pas qu'en travaillant à le former exclusivement pour un état, vous le rendez inutile à tout autre (3)?...»
Faut-il alors s'abandonner au mouvement général et accepter le fait accompli de la dislocation sociale, jouer sans scrupule le jeu de l'intérêt et de la mascarade mondaine? Rousseau a pu, dans son existence errante et parasitaire, passer pour un jouisseur sceptique. C'est mal connaître sa volonté de servir l'homme, son sens - calviniste - de la nécessité de la Loi, même si celle-ci est vidée de tout contenu historique, et le rôle qu'il assigne à la société dans le développement des qualités qui font l'homme; c'est aussi oublier que Rousseau a toujours manifesté une répulsion pour l'anarchie et un amour quasi obsessionnel de l'ordre: tenue toujours soignée, intérieur impeccable, écriture appliquée, herbiers méticuleusement rangés... Sa pensée, systématique dans sa forme, est constamment en quête d'unité. Le monde étant ce qu'il est, que faire, alors? Rousseau nous livre finalement la réponse dans cet ouvrage qui devait, au départ, rassembler quelques réflexions, puis s'est élargi aux dimensions d'un «traité sur la bonté originelle de l'homme» intitulé Émile et qu'il tient pour «le meilleur de ses écrits, ainsi que le plus important», celui qui lui a permis de prétendre à la reconnaissance des hommes et de Dieu: désormais, il s'agit d'éduquer.
L'éducation sera l'arche qui permettra de sauver l'humanité sociale du déluge. Lorsque l'homme ne peut plus développer ses potentialités en s'abandonnant au seul mouvement de la nature, lorsqu'il court le risque de subir une autre aliénation en devenant cette «unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social», il semble qu'une forme d'action spécifique puisse être mise en oeuvre, mettant en scène la rencontre du désir (naturel) et de la loi (établie) de telle façon que l'homo educandus établisse sa propre loi, qu'il se rende autonome, au sens étymologique du terme. En d'autres mots, l'idée d'éducation, loin de donner prise à une nouvelle idéologie, ne cesse de s'enraciner dans la condition contradictoire de l'homme.
L'oeuvre de Rousseau, et tout particulièrement l'Émile, est effectivement au carrefour des grands courants et contre-courants de l'époque, les mêmes qui, en fait, ne cessent de travailler en profondeur la pensée occidentale depuis ses origines platonico-chrétiennes. Nécessité et liberté, coeur et raison, individu et Etat, connaissance et expérience: chacun des termes de ces antinomies trouve à s'alimenter dans l'Emile publié en 1762. Rousseau reste un pur produit du siècle des Lumières, mais le rationalisme cohabite ouvertement en lui avec son adversaire de toujours, celui contre lequel Platon et Descartes ont érigé leur système de pensée: le moi sensible affirmant sa propre vérité dans l'authenticité d'une existence en cohérence avec elle-même. C'est ainsi que, pour Rousseau, l'éducation sera l'art de gérer les contraires dans la perspective du développement de la liberté et de l'indépendance.
Considérons, par exemple, le problème de la liberté et de l'autorité. Rousseau récuse d'entrée toute forme d'éducation fondée sur le principe d'une autorité qui placerait la volonté de l'enfant sous la dépendance de celle de son maître. Faut-il pour autant laisser l'enfant à lui-même? Le monde étant ce qu'il est, ce serait une erreur fatale qui compromettrait son développement: le moi sensible, s'il veut accéder à la conscience autonome, a besoin de se heurter à la réalité, et il serait sans intérêt de recréer autour de l'enfant une forme de paradis, forcément artificiel, où son désir serait pleinement assouvi: paraissant «suivre la nature», il ne ferait en vérité que suivre l'opinion des autres. Comme l'illustre bien le parcours du héros éponyme de l'Émile, il faut, au contraire, conquérir sa liberté et son autonomie personnelle par-delà la rencontre conflictuelle avec la dure réalité du monde, avec la réalité de l'autre, avec celle de la société. C'est alors que l'éducateur retrouve un rôle décisif en favorisant l'expérience formatrice, en accompagnant l'enfant tout au long de son parcours semé d'épreuves et d'embûches, enfin et surtout en le stimulant au moment où il doit faire l'effort de se reconstituer par-delà la rupture de son désir. Tout l'art du pédagogue sera de mener son action d'une façon telle que sa volonté ne se substitue jamais à celle de l'enfant.
Penchons-nous ensuite sur la rencontre entre la connaissance et l'expérience; il s'agit, là aussi, d'affronter une situation contradictoire. S'il est vrai que la connaissance tue l'expérience dans ce qu'elle a de spontané et d'imprévisible, il n'en demeure pas moins vrai quelle est vitale pour l'homme engagé dans ce monde d'intérêts et de calculs. C'est pourquoi l'éducation reste essentielle. Néanmoins, la pure et simple transmission du savoir dont on a besoin pour vivre en société fait courir à l'individu le risque d'une aliénation: si la science libère, elle peut aussi bien enfermer l'homme dans un nouveau type de conformité intellectuelle. Il importe donc d'aménager la transmission de la connaissance de telle façon que l'enfant s'empare lui-même de cette tâche: c'est alors que s'impose une pédagogie qui n'est pas un simple processus d'adaptation du «message» à un «récepteur», mais qui, de façon tout à fait autonome, trouve son assise dans la signification même du savoir transmis par rapport à l'intérêt que chacun y prend.
Il s'ensuit que la société a désormais besoin d'aménager en son sein un environnement pédagogique qui favorise, par une action appropriée à la fin recherchée, l'accès de chacun à la liberté et à l'autonomie. On pense à l'école et, pourtant, le propos de Rousseau dépasse les limites de l'institution, qu'elle soit scolaire ou familiale et, d'une façon générale, celles de l'institution sociale, pour se mettre en quête d'une forme d'action qui permette à l'homme de se libérer malgré la mutilation que la société fait subir à son moi sensible.
Les malentendus
On peut comprendre que ce type d'argumentation, si habilement contrasté et si subtilement dialectique, ait donné prise à tous les malentendus.
Il y a d'abord ceux qui s'obstinent à chercher dans l'Émile un traité pratique d'éducation. Or, il s'agit au contraire d'une fiction romanesque où la réflexion pédagogique est mise en scène avec un héros, Emile, au profil très imprécis et un précepteur qui n'a ni nom ni biographie vivant une série d'expériences qui semblent fabriquées et montées de toutes pièces pour illustrer une démarche particulière. Dans le troisième tome des Dialogues, où il se pose en «juge de Jean-Jacques», Rousseau finira par convenir que son Émile, «ce livre tant lu, si peu entendu et si mal apprécié», n'est, au bout du compte, qu'un «traité de la bonté originelle de l'homme, destiné à montrer comment le vice et l'erreur, étrangers à sa constitution, s'y introduisent du dehors et l'altèrent insensiblement (4)...». Alors que les deux Discours avaient opéré une déconstruction complète de l'univers humain, l'Emile s'emploierait à le reconstruire par une «métaphysique de l'éducation» qui travaillerait exclusivement à dégager des principes tout en se moquant ouvertement de l'application, comme le confirme la préface.
Il est même à craindre que la mise en pratique scrupuleuse des principes de l'Émile ne conduise l'éducateur à la catastrophe. Pestalozzi en fera la douloureuse expérience dans l'éducation de son fils Jakob: l'enfant de quatre ans fut le plus souvent laissé au libre mouvement de sa nature, mais son père s'employa régulièrement à briser sans explication sa sensibilité égocentrique dans l'espoir que, du choc des volontés, naisse chez l'intéressé le sens de la loi et de l'autorité. Ce qui en résulta, en réalité, fut un enfant qui ne comprenait plus à quelle sorte de père il avait affaire, tantôt libéral à l'extrême, tantôt tyran insupportable. La constitution nerveuse de Jakob, déjà fragile de nature, en subira un dommage irréparable (5).
Puis vient la cohorte de ceux qui ne s'accommodent pas des antinomies de Rousseau et le tirent dans le sens qui leur convient, en accord avec leurs propres présupposés ou avec la représentation sociale d'une époque déterminée. C'est ainsi que l'Émile a été le plus souvent considéré, tant par ceux qui avaient une revanche à prendre sur la Révolution française, dans laquelle Rousseau s'est d'ailleurs trouvé compromis bien malgré lui, que par les nostalgiques de la révolution pédagogique, comme une véritable bible des «pédagogies de la liberté», prônant la libération de l'enfant et l'interdiction d'intervenir dans son développement. Certes, Rousseau établit délibérément ses préceptes sur le principe de liberté: toute attitude qui mettrait la volonté d'Emile dans la dépendance d'une autre volonté est systématiquement écartée. Sa volonté n'en est pas moins formée grâce à une action permanente et énergique sur cet «amour de soi» qui en constitue la racine. Il faut bien qu'Emile se donne une loi, et cette loi ne peut lui tomber du ciel et encore moins jaillir de la seule expression de son propre intérêt: il doit se la forger dans la rencontre conflictuelle avec l'autre. L'atmosphère de l'Émile n'a en effet rien de paradisiaque, le héros ne gambade pas à son gré dans une nature idyllique, les épisodes qui se succèdent sont le plus souvent dramatiques.
On s'est régulièrement emparé de l'exhortation de Rousseau à observer et à bien connaître l'enfant pour réduire son projet à une psychologie appliquée à l'éducation. C'est oublier que sa psychologie est très approximative et loin d'être scientifique au sens où l'entendent nos expérimentateurs modernes (Rousseau se passionnait pourtant pour l'expérimentation scientifique!); les concepts utilisés (passion, intérêt, désir, etc.) baignent dans une équivoque permanente. Psychologues et psychanalystes auraient toute raison de sourire de cet amateurisme, sauf que le propos était ailleurs. Certes, il importe à Rousseau que l'éducateur connaisse bien le sujet qui lui est confié, c'est à dire l'enfant, et les sciences humaines alors naissantes pouvaient utilement contribuer à cette investigation. Néanmoins, le sujet à éduquer n'en demeure pas moins pour lui un sujet, c'est-à-dire un être libre, rétif à toute tentative pour déterminer a priori ce qu'il est et ce qu'il peut devenir: «Nous ignorons ce que notre nature nous permet d'être...». Si la psychologie, comme toute science humaine, fonde son propos et ses recherches sur le présupposé d'une nature déjà constituée - et qui sera d'ailleurs interprétée selon autant de points de vue qu'il existe de sciences -, la pédagogie s'attache à une nature totalement ouverte sur les infinies posibilités de la liberté.
Le malentendu n'est pas moindre avec les pédagogues qui ont régulièrement confondu la mise en scène d'un principe d'action avec une directive à appliquer telle quelle. Lorsque Rousseau s'en prend au livre et qu'il retarde à l'extrême l'accès d'Emile à la lecture, cela ne signifie en rien qu'il rejette les livres, pas plus que le Discours sur les sciences et les arts ne vise à détruire la culture. Ce que Rousseau veut indiquer par là, c'est qu'à présenter prématurément à l'enfant des textes «prédigérés», des jugements établis et des abstractions qui ne représentent rien pour lui, on l'enferme dans un monde préfabriqué où il ne cesse de penser par autrui interposé. Si le concept, si la phrase structurée, si le texte écrit demeurent les instruments par excellence qui assurent à l'homme la maîtrise intellectuelle du monde, encore faut-il que les moyens lui soient donnés d'y accéder par lui-même: c'est là tout le sens d'une approche pédagogique de la lecture. Celle-ci n'est pas un but en soi, mais elle doit arriver au moment opportun, qui peut être d'ailleurs très différent d'un enfant à l'autre, dans le processus de réappropriation intellectuelle du monde. C'est, en effet, ce mouvement ou impulsion qui donne son sens à la lecture, c'est dans la mesure où on le prend à son origine pour le suivre dans son développement que se forme en l'enfant le désir de lire.
Autre sujet de controverse: l'éducation de Sophie et la façon dont le penseur de l'égalité semble abandonner son principe dès qu'il est en présence d'un être du sexe opposé. Certaines formules du livre V de l'Émile ont effectivement de quoi faire bondir les féministes: «La femme est faite spécialement pour plaire à l'homme», elle doit être éduquée conformément aux devoirs de son sexe, évitant la recherche de vérités abstraites ou spéculatives pour se limiter à la gestion domestique et aux tâches ménagères. Si Rousseau manque d'audace dans ce domaine, c'est sans doute à mettre au compte, pour une bonne part, de sa quête pathologique de la femme-refuge dans un monde qui lui est devenu complètement étranger. Il ne faudrait pas pour autant passer sous silence les passages de ce même livre V où Rousseau dénonce le piège que représentent les doctrines égalitaires pour le pouvoir que réclament les femmes. Etant essentiellement de nature sensible et pratique, elles disposent d'un talent qui les mettent sur un pied d'égalité avec leurs partenaires: «Sa violence à elle est dans ses charmes. Cette adresse particulière donnée à son sexe est un dédommagement très équitable de la force qu'il a de moins; sans quoi la femme ne serait pas la compagne de l'homme, elle serait son esclave: c'est par cette supériorité de talent qu'elle se maintient son égale, et qu'elle le gouverne en lui obéissant... Eh! prenez le parti de les élever comme des hommes; ils y consentiront de bon coeur. Plus elles voudront leur ressembler, moins elles les gouverneront, et c'est alors qu'ils seront vraiment les maîtres (6).»
Ce débat nous conduit à tenter d'éclaircir le principe d'égalité chez Rousseau tel qu'il s'établit dans le Discours de 1755 et tel qu'il trouve sa réalisation dans le projet éducatif de l'Émile. Ne perdons pas de vue que la référence reste bien cet «état de nature» évoqué dans la première partie du Discours sur l'origine de l'inégalité qui se caractérise par une complète inégalité des forces, chacun pouvant développer la sienne en toute liberté dans un monde sans obstacles. Une fois entrées dans le champ social, ces forces vont devoir composer entre elles et finiront par remettre leur pouvoir à une force supérieure capable d'arbitrer les conflits. Or, voici que ce pouvoir est lui-même entré dans une ère de contestation généralisée qui débride, une fois de plus, les forces naturelles. C'est dans ce contexte que s'inscrit la mission du pédagogue: travailler tout à la fois - gestion des contraires oblige! - à favoriser l'intégration sociale du désir naturel au sein d'un univers menacé par la violence, et à promouvoir la libération de ce désir pour soi-même dans le contexte d'insatisfaction sociale qui caractérise nos sociétés modernes. Autrement dit, la mission de l'école n'est pas tant d'assurer l'égalité par une intégration forcenée que de donner à chacun les instruments de sa liberté dans un contexte de responsabilité et de solidarité actives (7).
Il convient donc d'y regarder à deux fois avant de faire de Rousseau le père de l'«éducation républicaine». Déjà au temps de la Révolution française, ceux qui organisaient l'instruction publique, une fois leur tribut payé à Rousseau, éprouvaient les plus grandes difficultés à intégrer dans leurs projets la démarche de l'Émile, qui était plutôt considérée comme une forme d'éducation privée. Ils se sont alors ingéniés à en déduire, à partir d'une interprétation strictement politique du Contrat social, la nécessité d'une éducation civique élaborée dans la seule perspective d'assurer l'intégration à la nouvelle citoyenneté en mettant les phrases embarrassantes de l'Émile au compte de la subjectivité exacerbée de son auteur. La publication posthume du manuscrit des Considérations sur le gouvernement de Pologne,où Rousseau conseille la mise en place d'un système d'éducation nationale, vint à point pour conforter la thèse socio-centrique.
Cette interprétation politique a l'inconvénient d'oublier un peu vite certaines formules-chocs qui ouvrent et ferment l'Émile: «L'institution publique n'existe plus, et ne peut plus exister; parce que là où il n'y a plus de patrie, il ne peut plus y avoir de citoyens. Ces deux mots, patrie et citoyen, doivent être effacés des langues modernes» (livre I); «C'est en vain qu'on aspire à la liberté sous la sauvegarde des lois. Des lois! où est-ce qu'il y en a, et où est-ce qu'elles sont respectées? Partout tu n'as vu régner sous ce nom que l'intérêt particulier et les passions des hommes...» (livre IV). C'est dire que le scepticisme de Rousseau à l'endroit de toutes les formes de gouvernement reste intact depuis les analyses corrosives des deux Discours. La corruption des institutions étant ce qu'elle est, le Contrat social reste un rêve, un rêve nécessaire, certes, et qui oriente l'action politique, mais un rêve qu'il faut bien se garder de transformer en réalité. Désormais, la réalité humaine est essentiellement un processus éducatif qui nécessite une reconstruction de l'humanité sur la base de l'intérêt que chacun y prend, en commençant par l'adolescent qui a l'avantage de pouvoir vivre ce processus dès son origine. Et c'est grâce à l'éducation que la politique, elle-même engagée dans une contradiction sans issue, peut à nouveau recevoir un sens.
Nous ne faisons, à travers tout cela, que retrouver le juste rapport entre l'Émile et le Contrat social tel que Rousseau l'avait à l'esprit. Il accordait en effet bien plus d'importance à son traité d'éducation qu'à son opuscule politique, sorte de résumé d'un vaste ouvrage sur les Institutions politiques qu'il n'a jamais pu mener à terme: si «les deux ensemble font un tout complet», écrit-il ainsi à un correspondant, il reste bien entendu que le Contrat social «doit passer pour une espèce d'appendice» au traité d'éducation (8). C'est un fait que toute la substance du Contrat social se retrouve dans le livre V de l'Émile, mais sous la forme de «propositions et questions» qui doivent être examinées et qui ne seront transformées en principes «que quand elles seront suffisamment résolues» (9). C'est alors que l'on touche du doigt l'enracinement de la politique dans l'univers de l'éducation.
De tous les malentendus qui ont pesé sur l'interprétation de l'Émile, le malentendu politique a sans aucun doute été le plus lourd de conséquences. Il a fait obstacle à l'approche anthropologique originale que Rousseau était parvenu à élaborer autour de l'idée d'éducation, et qui donnait aux actions de l'homme une base nouvelle pourvue de signification. On peut expliquer ce «détournement» par le souci qu'ont eu nos sociétés modernes, issues du grand ébranlement de 1789, de retrouver à tout prix une stabilité. On peut espérer que, l'idée révolutionnaire ayant épuisé ses effets, une remise en question raisonnable redonnera à l'éducation toutes ses chances de succès.
Une postérité contradictoire
Évoquant «Rousseau et sa postérité» en constante contradiction, un analyste de la pensée éducative contemporaine a fait la remarque suivante: «On comprend que des lecteurs pressés, des pédagogues peu soucieux de devoir, pour saisir les théories éducatives de Rousseau, approfondir ses idées philosophiques, aient méconnu les fins équilibres de sa pensée. L'Émile a fait l'objet, dès le XVIIIe siècle, fait encore l'objet aujourd'hui d'une mauvaise lecture (10)...». Nous partageons entièrement cette appréciation.
Il demeure que Rousseau peut assumer sans sourciller cette postérité contradictoire. C'est ainsi que les partisans de la non-intervention de l'adulte et de l'auto-détermination enfantine (les communautés scolaires de Hambourg, Neill à Summerhill), comme ceux qui se contentent de «faciliter» chez l'enfant le libre développement du désir naturel d'apprendre (Rogers et la non-directivité), ont pu légitimement s'appuyer sur le principe d'«éducation négative» selon lequel l'enseignant est appelé à «tout faire en ne faisant rien» et à «donner à l'enfant le désir d'apprendre», toute méthode lui étant bonne. Néanmoins, ceux-là font bon compte de la dénaturation du désir par les institutions sociales. Notre société étant ce qu'elle est, comme l'écrit justement Georges Snyders, «il serait chimérique de vouloir confier un enfant à sa spontanéité, car ce qui s'exprimerait en lui, ce ne serait jamais la nature, mais l'ensemble des influences non critiquées, non redressées qui viennent la recouvrir», et il cite ce passage du livre III de l'Émile: «Un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable» (11).
Les «libérateurs du désir naturel» en sont d'ailleurs vite venus, réalité oblige, à des compromissions sans fin avec ces institutions sociales dont ils prétendaient se passer. L'éducateur ne saurait donc fuir ses responsabilités en ce monde tel qu'il est; il devra, envers et contre tout, faire oeuvre d'éducation, tout en faisant en sorte que «votre élève croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez» (12). Il s'agira, pour le pédagogue, de prendre en charge le désir de l'enfant tout en lui laissant sa liberté, voire en le forçant à la prendre. Pour garantir le respect de cette seconde exigence, on aura recours à un projet pédagogique clair et précis où l'instruction se fera par la «nécessité des choses», en dehors de la volonté humaine. Le seul problème est qu'un tel projet ne peut s'établir que sur la base d'un présupposé qui renvoie lui-même à un point de vue sur l'homme et sur ce qu'il doit être. C'est ici que, partant de l'Émile, vont se dessiner les grands courants qui constitueront l'histoire de la pédagogie, et dont Pestalozzi a préfiguré le développement autour de trois grands axes désignés par les trois éléments: coeur, tête, main.
Rousseau a ouvert les portes de l'humanité au coeur - sensibilité, sentiment, passion -, en exigeant qu'il soit à égalité avec la raison. On verra s'engouffrer dans cette brèche toute une cohorte de pédagogues qui voudront fonder leur action sur le primat de l'amour, de la confiance, de l'unité de la vie: de Fröbel à Korczak, en passant par toutes les expériences qui s'efforceront de créer autour de l'enfant un «lieu de vie», jusqu'à nos modernes éducateurs avides de communication et qui recherchent l'identité dans la transparence de la relation. Tous ceux-là oublient, pourtant, que le personnage qui incarne sans doute le mieux le pédagogue selon Rousseau - Julie dans la Nouvelle Héloïse -, s'il lui arrive de se laisser aller à des effusions (pré)romantiques, n'en manifeste pas moins une distance permanente vis-à-vis de son entourage, et en particulier de ses enfants; elle se révélera finalement une femme de devoir plus que d'amour; il en est de même en ce qui concerne la froideur et l'indifférence apparentes du précepteur: on voit que le sentiment qui lie Emile à son mentor mêle à l'affection une forme de crainte, l'amour s'appuyant sur l'estime. Pour le précepteur, tout semble se résoudre par une vision des choses plus noble, plus mathématique. Vue sous cet angle, la pédagogie serait essentiellement une affaire d'intelligence, une intelligence surtout apte à saisir les lois qui président au développement de la nature humaine, et à prévoir ainsi son évolution.
C'est ici que s'ouvre la grande lignée des pédagogues qui s'appuieront sur une connaissance positive des facteurs qui déterminent l'évolution de l'homme, qu'ils soient d'ordre biopsychique (Decroly, Montessori), psychologique (de Herbart à Piaget), sociologique (Spencer, Durkheim, l'Emanzipationspedagogik). Nous nous trouvons ici à un carrefour d'interprétations dont chacune peut tirer sa légitimité de l'oeuvre de Rousseau: la loi de l'intérêt vital y fait bon ménage avec l'approche génétique, le tout sur fond de critique sociale qui ne se relâche jamais. Nous savons d'ailleurs, depuis le Discours sur les sciences et les arts, ce qu'il faut penser de ces diverses écoles des sciences sociales et de la prétention de chacune d'entre elles à répondre de la nature humaine dans son intégralité.
Un autre grand courant puisera son inspiration dans le fait qu'Emile est toujours placé dans une situation où on lui demande d'être actif, qu'il est régulièrement engagé dans une pratique sur laquelle il est amené à réfléchir a posteriori, que l'obligation qui lui est faite d'avoir un métier manuel le place dans la mouvance du travail social: pour ce courant, l'éducation sera essentiellement une affaire de pratique. On y trouvera les méthodes de «pédagogie active» - comme celles qui tendront à faire de l'enfant un technicien de son propre savoir (Freinet) ou les expériences de formation par le travail (Dewey, Makarenko) - et même l'utilisation de technologies modernes qui seraient appelées à transformer le comportement et les pratiques des enseignants. Il n'en demeure pas moins que, dans toute son oeuvre, Rousseau proclame que, si l'enfant doit se réaliser dans et par l'action, cette praxis ne prend son sens que dans une compréhension supérieure qui n'est pas de l'ordre de l'action: il s'agit encore et toujours de comprendre ce qui est en jeu dans l'acte d'éduquer.
Pédagogies du coeur, pédagogies de la tête, pédagogies de la main: Rousseau assume entièrement les contradictions dont est chargée sa postérité, mais il est encore là lorsqu'au soir de leur échec historique, ces ardents défenseurs de la relation affective, de l'intelligence discursive, de l'action productive se posent invariablement la question: la pédagogie a-t-elle une chance de faire son chemin dans ce monde historique où l'action a fini par s'enliser? Lorsqu'ils se prennent à désespérer, tel Pestalozzi dans sa retraite de Neuhof, c'est vers l'Émile qu'ils portent le regard, c'est ce «livre de rêve» qu'ils relisent avec avidité, comme s'il n'avait pas encore livré son secret, comme s'il demeurait, selon l'expression de Pestalozzi au soir de son existence riche d'expériences, un «livre scellé».
Quel est donc ce secret? Peut-être tout simplement que l'homme - et d'abord l'Homo educandus - reste au-delà de ce que nous pouvons en penser en termes scientifiques, philosophiques, politiques; qu'il est essentiellement libre et que tous les efforts entrepris pour l'aimer, le comprendre, le mettre en action, qui se déploient dans l'oubli de cette liberté, sont condamnés à terme. Si l'éducation est bien une affaire d'amour, on court à chaque instant le risque d'étouffer l'enfant sous un trop-plein d'affection: il est alors indispensable que l'amour reste dans les limites d'une attitude de foi en ce que la nature a vraiment l'intention de faire pour l'autre, en l'occurrence l'enfant. Si l'éducation consiste à comprendre de façon positive le sujet à former et les facteurs qui le déterminent, le risque est grand d'en faire la simple résultante de ces déterminants: il importe alors de surveiller la limite au-delà de laquelle ce savoir positif engloutit le pouvoir de l'homme sur sa propre nature. Si l'éducation est essentiellement une affaire d'action, le péril serait d'en faire une simple production technique: il importe alors de constamment replacer les techniques dans la mouvance de la liberté et de l'indépendance.
C'est ainsi que, dans l'esprit de l'Émile, l'éducation sera moins un projet à inscrire dans la réalité historique qu'une forme à donner à l'action pédagogique en elle-même, compte tenu de ce qui est recherché à travers elle et des équilibres qu'elle met en jeu. Ce ne serait pas le moindre paradoxe de l'oeuvre de Rousseau: ce rêveur de l'éducation, parce qu'il a su aller jusqu'au bout de son rêve, se révélerait en définitive un maître ès pratiques pédagogiques.
Et c'est en cela sans doute que Rousseau a su voir dans l'idée d'éducation la clef de voûte de notre modernité, là où nous persistons à l'égarer dans des projets qui n'aboutissent jamais. C'est en cela que Rousseau est encore en avance sur nous, et qu'il a encore quelque chose à nous dire alors que nous sommes aux prises avec les grands défis de notre temps. Il nous suffit, par exemple, d'observer les affrontements culturels qui distendent toujours plus les structures de nos nations et menacent de les détruire irrémédiablement. Partagé lui-même entre deux mondes, celui de Genève, républicain, calviniste et particulariste, et celui de sa patrie de prédilection, monarchique, catholique et universaliste, Rousseau a établi dans ses deux Discours un diagnostic impitoyable sur la dislocation des univers culturels dont la stabilité semblait assurée pour l'éternité: la culture, loin de planer dans un ciel idéal, reste liée aux intérêts vitaux de ceux qui y adhèrent, et elle nourrit chez ceux qui la possèdent un sentiment de domination. Les sciences ne sont-elles pas nées de la nécessité de se protéger, les arts de l'envie de briller, la philosophie du désir de dominer? Le pouvoir appartient aux plus cultivés, aux plus habiles à manier ce fleuron de la culture qu'est la parole. La «crise de la culture» s'ouvre sur cette prise de conscience.
On ne peut attendre des Etats qu'ils surmontent une crise dans laquelle ils sont eux-mêmes impliqués. Il est donc nécessaire qu'existe un espace social spécifique où puisse se développer en toute liberté un processus de reconstruction de la culture qui transcende sa diversité retrouvée, où sa forme, universelle envers et contre tout, puisse se donner une nouvelle matière plus conforme aux intérêts de ceux qui y adhèrent: un environnement pédagogique. Ici encore, ce sera moins une question d'institution, livrée à la sottise et aux contradictions des hommes, que l'effet d'une action pédagogique apte à favoriser en chacun, par-delà l'affrontement social des cultures, la capacité de découvrir et de se réapproprier les valeurs qui les sous-tendent. Lorsque dans le livre V de l'Émile, son héros éponyme revient de son périple européen où il a pris toute la mesure de la diversité historique des peuples et de la relativité de leurs constitutions sociales, il finit par convenir que, si l'homme doit beaucoup à la patrie qui l'a vu naître et à la culture qui l'a nourri, il ne peut en attendre plus qu'elle ne peut lui donner dans les limites historiques qui sont les siennes. C'est en définitive, d'une façon très socratique qu'au fond de lui-même, dans son coeur d'homme libre, il sera appelé à trouver le ressort de l'indispensable régénération culturelle.
Rousseau nous a ainsi ouvert les portes de la modernité, grâce à l'analyse des contradictions qui continuent de déchirer notre monde social, et il nous a indiqué la voie à suivre: l'éducation et la formation des hommes. S'il ne s'y est pas engagé lui-même, c'est qu'ayant écarté toute pratique établie, il ne voulait pas se satisfaire d'«en prendre une bonne à demi». Ce qui lui importait, comme il l'explique encore dans la Préface de l'Émile, c'était que l'éducation proposée fût «convenable à l'homme et bien adaptée au coeur humain».
L'est-elle encore en ce XXe siècle finissant? Il est clair que les contradictions se sont radicalisées: jamais les prétentions de la science et de la technique n'ont été aussi grandes, mais jamais leur pouvoir ne s'est vu autant contesté; jamais le désir de communiquer n'a été aussi profond à une époque où autant de moyens ont été déployés pour le satisfaire; jamais n'a-t-on autant parlé d'action tout en étant conscient des incohérences de la pratique. Tout cela témoigne, en définitive, d'une grande fragilité conceptuelle, particulièrement manifeste dans la réflexion sur l'éducation, tiraillée entre les modes et les engouements de l'époque. Si Rousseau pouvait nous aider à en recréer l'idée, nous lui en devrions une reconnaissance historique.
Notes
1. Michel Soëtard (France). Professeur de philosophie de l'Éducation et d'histoire des Idées pédagogiques à la Fédération universitaire et polytechnique de Lille (France). Professeur invité aux universités de Würsburg (Allemagne) et de Padoue (Italie). Membre du Conseil de l'Association mondiale des sciences de l'éducation du Comité exécutif de l'Institut pour la formation européenne. Auteur de Pestalozzi ou La naissance de l'éducateur et Rousseau (Collection «Les Grands Suisses»). Il a collaboré à plusieurs ouvrages et rédigé, pour des revues allemandes, suisses, françaises et italiennes, de nombreux articles sur l'histoire de la pédagogie et sur les problèmes actuels de l'éducation.
2. Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1969, tome IV, p. 252.
3. Ibid., p. 468.
4. Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1959, tome I, p. 934.
5. Cf. Michel Soëtard: Pestalozzi ou La naissance de l'éducateur, Berne, P. Lang, 1981, p. 84 ss et 204 ss.
6. Oeuvres complètes, tome IV, p. 701.
7. Une excellente illustration de cette forme d'action est présentée dans la Lettre de Stans publiée par Pestalozzi en 1799. D'une façon générale, la démarche de Pestalozzi retrace bien, à travers une œuvre entièrement consacrée à la pratique, l'évolution de Rousseau depuis l'application à la lettre de son projet jusqu'à la compréhension de son esprit (cf. Michel Soëtard: Rousseau, Éditions Coeckelberghe, Genève, 1988, p. 149-150).
8. Correspondance générale de J.-J.Rousseau réunie par T. Dufour, Paris, P.P. Plan, 1924-1934, vol. VII, p. 233.
9. Oeuvres complètes, tome IV, p. 837.
10. J. Ulmann, La pensée éducative contemporaine, Paris, Vrin, 1982, Introduction.
11. G. Snyders, La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1965.
12. Oeuvres complètes, tome IV, p. 362.
Oeuvres de Jean-Jacques Rousseau
Oeuvres complètes, 4 vols. déjà publiés, Paris, Editions de la Pléiade/Gallimard, 1969.
Émile ou de l'éducation, F. Tanguy L'Aminot et P. Richard Paris, Class. Garnier, Bordas, 1992. (contient une importante bibliographie).
Bibliographie
Une bibliographie mondiale sur les publications ayant trait à l'Émile aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles a été réunie par Tanguy L'Aminot et Kiyoji Kisaki sous le titre Bibliographie mondiale des écrits relatifs à J.-J. Rousseau. Vol.1: Émile ou de l'éducation et publiée par le Musée Jean-Jacques Rousseau de Montmorency(1989). Ce même musée a organisé, du 27 septembre au 4 octobre 1989, un colloque international sur J.-J.Rousseau, «Émile» et la Révolution, dont les actes sont en cours de publication.
Parmi les ouvrages qui traitent de l'ensemble de l'oeuvre de Rousseau, et en particulier de Émile, mention doit être faite de:
Besse, G., Rousseau, l'apprentissage de l'humanité, Paris, Messidor-Editions sociales, 1988.
Burgelin, P., La philosophie de l'existence de J.-J. Rousseau, Paris, Slatkine, 1973.
Château, J., Rousseau et sa philosophie de l'éducation, 1969.
Derathe, R., Le rationalisme de J.-J. Rousseau, Paris, Slatkine, 1948.
Eigeldinger, M., Jean-Jacques Rousseau et la réalité de l'imaginaire, Boudry, Suisse, La Baconnière, 1962.
Flores d'Arcais, G., Il problema pedagogico nell'Emilio [Le problème pédagogique de l'Émile], 1972.
Groethuysen, B., J.-J. Rousseau, 1949.
Imbert, F., L'Émile ou l'interdit de la jouissance, Paris, A. Colin, 1989.
Jouvenet, L. P., Rousseau, pédagogie et politique, Toulouse, Privat, 1984.
Rang, A., Rousseaus Lehre vom Menschen [Leçons sur l'humanité], 1959.
Ravier, A., L'éducation de l'homme nouveau, 2 vol., 1941.
Röhrs, H., Jean-Jacques Rousseau - Vision und Wirklichkeit [Jean-Jacques Rousseau: vision et réalité], Wiesbaden, Quelle und Meyer, 1966.
Soëtard, M., Rousseau, Genève, Editions Coekelberghe (édition française), Zurich, Verlagshaus (édition allemande), 1988.
Starobinski, J., Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l'obstacle, Paris, Gallimard, 1971.
Trousson, R., J.-J. Rousseau, Boulogne-Billancourt, Tallandier, 1989, 2 vol.