Rousseau, l'homme qui s'est fait saint

Pierre Savinel

Pour un critique brillant et compétent, le compte-rendu d'une biographie, est souvent  l'occasion de formuler son propre jugement avec une étonnante concision. Il est bien difficile en effet de dire plus sur Rousseau en une page.


Le titre, imposé par l'éditeur, est récusé par l'auteur. Car le livre vise à montrer que Rousseau ne s'est pas fait saint tout seul, mais qu'il a surtout été fait saint par la jobardise de ses contemporains et de la postérité. Titre de l'original anglais  Jean H. Huizinga: "The making of a saint", la fabrication d'un saint. L'auteur a voulu résoudre une énigme : comment a-t-on pu faire un saint d'un individu aussi antipathique, "une âme emplie de l'amour de soi" (Maritain) : père indigne, parasite perpétuel et se faisant une spécialité de l'insulte à ses bienfaiteurs successifs etc ; et après cela osant mettre Dieu au défi de trouver un homme plus vertueux que lui : "Qu'un seul te dise, s'il l'ose : je fus meilleur que cet homme-là !". Si de l'homme on passe à l'oeuvre, elle n'est pour J. H. H. qu'un "chaos de contradictions" : révolutionnaire ("Vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne") et réactionnaire ("Que les rangs soient distingués avec soin" : Constitution de Pologne : paternalisme hypocrite des Wolmar donné en exemple dans la Nouvelle Héloïse etc.) ; soucieux des droits de l'individu ("L'homme naît bon, la société, c'est-à-dire l'association, le déprave") et collectiviste (le "Contrat social" écrase l'individu sous la "volonté générale") : rationaliste (plutôt : raisonneur ?) et romantique ; chrétien et déiste, et même écrasant le christianisme d'un mépris nietzschéen dans le Contrat social etc. Et si c'est bien Diderot qui lui a soufflé de répondre par la négative à la question mise au concours de l'académie de Dijon : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les "moeurs", et que ce qu'il raconte sur l'extase provoquée en lui par cette question ("Je vis un autre univers et je devins un autre homme") est pur mensonge, quels gogos que les Français de ce temps qui s'y sont laissés prendre, et que tous ces Grands qui se sont faits tout petits devant lui et l'ont supplié en bégayant d'émotion d'accepter leur hospitalité : "Ce n'est point à vous de vous mettre à mes pieds, lui écrit la Maréchale de Luxembourg qui l'héberge, en réponse à de vagues excuses pour un de ses éclats habituels : je vous demande à deux genoux un petit mot pour me tranquilliser".

Mais le livre se consume dans cette déconstruction acharnée d'un faux prophète, plutôt qu'il n'explique la création collective par des élites rendues hystériques de ce faux prophète mais qui a fait couler de vraies larmes, du vrai lait (les grandes dames, sous l'influence de l'Emile se dégrafent à l'Opéra pour donner le sein à leur rejeton), du vrai sang surtout (le Contrat social est le bréviaire de Robespierre). J. H. H. invoque, quand il y pense, le grégarisme, l'entraînement de la mode, jouant à plein sur des âmes que le christianisme déserte. C'est insuffisant. En fait il sous-estime "ce style qui brûle le papier" (Mme du Deffand). et qui a fait dire fort justement à une de ses ferventes, Mme de Staël : "Il n'a rien inventé, mais il a tout enflammé". L'auteur dit qu'il n'a pas inventé le romantisme ; le mot romantic vient d'Angleterre : certes mais il a mis le feu à ce sentiment nouveau de la nature, comme à cette "hypertrophie du moi" qui va emporter le pseudo-classicisme et les bonnes manières ; à cette religiosité aussi, qui se cherchait dans l'affaissement de la religion, et qu'il soutiendra d'un fervent piétisme (mot fâcheusement absent de ce livre) à lui transmis par "Maman", et qui fera flamber la brûlante "Profession de foi du vicaire savoyard". Il y avait un feu en lui, que J. H. H. ne veut point voir, et qui est la véritable explication de son magnétisme, que la foule a amplifié par un accueilenthousiaste, sans discernement, mais qu'elle n'a pas fait

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