L'impasse consensuelle

Jacques Dufresne
L'impasse consensuelle
À propos des États généraux de l'éducation

Je viens de finir la lecture de l'Exposé de la situation, fruit du long travail de la Commission des États généraux et des milliers de personnes qui ont préparé des mémoires.

À quelques détails près, j'y ai trouvé très précisément ce que je m'attendais à y trouver: la reconduction des fatales utopies de la révolution tranquille. Après ma lecture j'étais donc triplement indigné: j'avais perdu mon temps, je m'étais ennuyé et j'avais en plus assumé en tant que contribuable le coût d'une opération dont le résultat m'apparaissait médiocre.

Voilà pourquoi les commissions ont très mauvaise presse auprès des personnes bien informées. Sauf exception, dès que l'on connaît le nom du président et celui des principaux membres, l'on sait d'avance le contenu du rapport final.
Dès que les noms du président et de la vice-présidente de la Commission des États généraux furent connus, on avait déjà de bonnes raisons de croire que les jeux étaient faits, même si le ministre Jean Garon avait déclaré au préalable que tout était sur la table, ce qui signifiait que les remises en question les plus radicales étaient non seulement permises mais souhaitées. De toute évidence, le président, M. Robert Bisaillon, ancien mandarin de la c.e.q., serait le canal par où passeraient les idées et le pouvoir de cette centrale syndicale. Si l'on avait offert la vice-présidence à une personnalité forte, associée au milieu des affaires par exemple, on aurait pu interpréter la chose comme signifiant une volonté de limiter le pouvoir du syndicat des enseignants. La vice-présidente, madame Lucie Demers, a plutôt été choisie pour des raisons démagogiques parmi ceux qui, pendant les premiers mois du gouvernement péquiste, avaient protesté contre la fermeture de certaines petites écoles de campagne. À côté de Robert Bisaillon, madame Demers ne faisait pas le poids, ni sur le plan de la connaissance du sujet abordé, ni sur ceux, plus importants encore, de l'art de s'adapter aux situations tendues et d'orienter le consensus d'une assemblée ou d'un peuple dans la direction choisie.

La commission des États généraux avait en effet comme mandat, après une grande opération d'écoute d'être un lieu d'émergence des consensus sociaux les plus larges possible en vue de l'action.

L'idée de régler les problèmes de l'éducation au Québec par la recherche d'un large consensus était en elle-même une aberration. Une bonne formation, le mot le dit presque, suppose une pédagogie unifiée, cohérente, affinée et bien structurée. Chaque école doit avoir sa personnalité pour pouvoir aider des jeunes à acquérir la leur. Rien de tout cela n'est compatible avec les seuls consensus possibles dans une société éclatée comme la nôtre: des consensus mous, incolores, insignifiants où il n'est même pas possible de préciser le sens de mots comme culture ou développement.

En plaçant la recherche du consensus au centre du mandat de la commission, on accréditait à l'avance la position que le choix du président rendait dominante dans le groupe: la reconduction du projet, né avec la révolution tranquille, d'une école unitaire contrôlée par le tandem de la c.e.q. et des fonctionnaires du Ministère de l'Éducation. (voir à ce propos les articles de Marc Chevrier dans le présent numéro).

À lui seul, à cause de l'équipe qui l'entoure et du budget dont il dispose, le président d'une commission comme celle des États généraux détient, au point de départ, autant de pouvoir que l'ensemble des autres membres. Si les autres membres ont été choisis de façon à ce qu'ils penchent majoritairement de son côté, son pouvoir est pratiquement sans limites.

Le seul membre de la commission qui, en raison de sa réputation de défenseur de la société civile, de son statut de travailleur autonome, de son expérience et de sa personnalité pouvait tenir tête à M. Bisaillon était M. Gary Caldwell. M. Paul Inchauspé, ex-directeur général du cégep Ahuntsic, M.Normand Maurice, enseignant réputé, Mme Élise Paré-Tousignant de la faculté de Musique de l'université Laval, Mme Céline St-Pierre, vice-présidente de l'uqam, M. Magella St-Pierre, du Conseil de coopération; M. André Caillé, vice-président de Gaz Métropolitain, M. Bernard Lemaire, président de Papiers Cascade, auraient pu, sur des questions précises sur lesquelles ils se seraient entendu, faire une sérieuse opposition au président. Rien ne permettait toutefois de présumer qu'ils puissent avoir des opinions communes. On sait d'autre part que les chefs d'entreprise comme M. Bernard Lemaire n'aiment guère parler des choses qu'ils connaissent mal. Tout porte à penser que M.Lemaire et dans une moindre mesure M. Caillé s'intéressaient surtout à la formation professionnelle. Quand à M. Paul Inchauspé et à Mme St-Pierre, ils appartiennent à un cercle très proche du tandem dominant. En tant que représentant du mouvement coopératif, M. Magella St-Pierre pouvait-il prendre le risque de briser un consensus si bien planifié?

M. Normand Maurice a souvent eu des positions divergentes par rapport à celles du président...trop divergentes peut-être. Quand on lui a demandé, comme à tous les autres membres, s'il acceptait un prolongement de son mandat, il a choisi de tirer sa révérence.

L'analyse des projets de recherche subventionnés par la Commission reste à faire. Il serait également intéressant de connaître la liste de ces projets de même que celle des demandes de subventions qui ont été refusées. Nous savons qu'une demande relative aux bons d'éducation (subvention accordée aux parents plutôt qu'aux institutions) a été refusée. Or il s'agit là d'une modalité de financement de plus en plus répandue, aux États-Unis notamment, où on y a recours pour favoriser l'accès des enfants de familles défavorisées aux meilleures écoles privées.

L'analyse de la bibliographie de l'Exposé de la situation donne cependant à elle seule une bonne idée de l'esprit dans lequel le document a été rédigé et de la façon dont le budget de recherche a été utilisé. Soixante-quinze (75) des cent onze (111) documents répertoriés proviennent d'auteurs et d'institutions associés à l'appareil d'État. Vingt-huit proviennent du Conseil supérieur de l'éducation. Parmi les huit autres documents, deux sont de M. Jocelyn Berthelot; cinq autres documents sont de l'Unesco, de l'o.c.d.e., et de M. C. Lemelin de l'Association des économistes du Québec.

Notons, pour ce qui est l'o.c.d.e., qu'on a eu l'habileté d'exclure de la liste un document datant de 1994 et intitulé L'école une affaire de choix. On y fait la démonstration d'une nette tendance au libre choix de l'école dans l'ensemble des pays de l'o.c.d.e..

Le premier ouvrage cité est Une école de son temps, de M. Jocelyn Berthelot. Cet ouvrage est aussi le seul que l'on puisse considérer comme un essai comportant pour l'essentiel des opinions et des jugements de valeur.
Nous devrions remercier le tandem d'avoir été si transparent dans la préparation de la bibliographie. Cette honnêteté intellectuelle, tout à son honneur, nous donne une idée très précise des intérêts de nos néo-réformateurs.

Les omissions sont toutefois encore plus éloquentes que les commissions. Les grands philosophes ayant réfléchi sur l'éducation: tous ostracisés. Les universitaires auteurs d'ouvrages mondialement reconnus: Werner Jaeger, auteur de Paideia, par exemple, tous absents. Les essayistes contemporains de premier ordre ayant traité d'éducation: Ivan Illich, Neil Postman, George Steiner, Allan Bloom, et au Québec, Jean Larose, J.P. Desbiens, Rénald Legendre, etc.: bannis! Pour faire place au penseur unique de l'école unitaire, M. Jocelyn Berthelot.

Quand la France a, en 1988, créé sa Commission sur l'enseignement, elle a nommé comme co-présidents deux éminents universitaires: pour les sciences humaines, Pierre Bourdieu et pour les sciences physiques, François Gros, de l'Académie des sciences. Les autres membres étaient également des universitaires et des chercheurs de réputation internationale.
En donnant la présidence et la vice-présidence de notre commission à deux personnes ne détenant ni doctorat, ni maîtrise, et en donnant pour mandat à la commission d'écouter les gens, le ministre Garon a voulu être populiste, indiquant par là que la sagesse populaire lui paraissait préférable à ce savoir universitaire sur lequel on avait misé en vain au cours des trente dernières années. En réalité, la commission n'aura été ni populiste, ni élitiste, elle aura été un mélange abâtardi de ces deux choses, l'élitisme étant réduit à la pensée unique de M. Jocelyn Berthelot et le populisme à une consultation bien contrôlée.

Voilà un pays qui se flatte de se soucier de la culture et de l'éducation et qui néanmoins désavoue ses docteurs au moment précis où il devrait s'incliner devant eux, ne serait-ce que pour démontrer à la population qu'il vaut la peine d'aller aussi loin que possible dans les études.

La compétence de Pierre Bourdieu et de François Gros est celle de chercheurs qui, tout en étant de premier ordre dans leur domaine respectif, sont aussi des penseurs ayant fait leur marque dans la réflexion sur l'éducation.

De nombreux universitaires québécois ont un profil semblable. Ne serait-ce qu'en raison de son dictionnaire de l'éducation, Rénald Legendre de l'uqam aurait été un excellent candidat au poste de président; en outre il publiait en 1995 Entre l'angoisse et le rêve, un essai sur la formation, rempli de réflexions originales et témoignant d'une vaste culture. Son nom n'apparaît même pas dans la bibliographie. Il était entendu que les docteurs de nos universités ne feraient pas ombrage au docte de la c.e.q., M. Jocelyn Berthelot. Les omissions dans le contenu sont encore plus éloquentes. Ne parlons pas des idées fondamentales: tout est omis sur ce plan. Même sur le plan technique, auquel se réduit l'exposé, il y a abondance de troublantes omissions. Exemples:
Pas une ligne sur l'effet délétère des conventions collectives et des grèves d'enseignants.

Pas la moindre allusion au fait que de nombreux enseignants blasés conservent leur permanence alors que pour les jeunes collègues, 30% du personnel dans certains cas, la permanence demeure un rêve impossible.
Dans le chapitre consacré au financement, on omet de préciser la part des ressources réservées à la bureaucratie centrale et à celle des commissions scolaires. On met par contre bien en relief les données indiquant que les enseignants québécois gagnent moins que ceux de l'Ontario (sans toutefois faire entrer dans la comparaison les années de scolarité, ni la charge de travail).

Pas une ligne sur l'opportunité de réduire les coûts de la bureaucratie plutôt, par exemple, que les subventions aux universités ou à l'enseignement privé.

Il ne faut donc pas s'étonner de ce que l'Exposé de la situation, après avoir assigné à l'éducation des fins aussi vagues qu'instruire, socialiser et préparer aux rôles sociaux, (remarquer l'importance accordée au social) s'en tienne quant au reste à des considérations de type technique et administratif, qui n'introduisent rien de nouveau dans le débat.

Ce document vaut-il les millions qu'il a coûtés? Les doléances de la population y affleurent parfois, mais aucune des vertus solides dont cette population réclame le respect, n'y est proposée; aucune des dispositions administratives favorisant un choix plus libre de l'école n'y est précisée. Au contraire on s'entête, à l'encontre des désirs de la population (voir les résultats du sondage Léger et Léger) à vouloir réduire l'enseignement privé à la famine.

Un tel document est avant tout une arme dans une lutte de pouvoir entre le tandem et la société civile québécoise. Et cette lutte est inégale. En principe, la société civile a tous les pouvoirs, et en principe toujours, c'est ce pouvoir que la commission avait le mandat de faire émerger. Or cette société civile est fragmentée et elle demeure en outre bien faiblement consciente de son identité. Si bien que le tandem, fort des privilèges et de l'argent que lui octroie la société civile qu'il combat, peut choisir seul le terrain et l'occuper entièrement. C'est pour ledit tandem la meilleure façon d'échapper à ce qui est pour lui une terrible fatalité et pour la société civile une nécessité: réduire les dépenses de l'État en touchant le moins possible aux services directs offerts à la population. Avant de réduire les services aux enfants dans les écoles, privées ou publiques, il faudrait, à l'instar des Danois, supprimer, ou transférer vers les classes, jusqu'à 80% des postes dans la bureaucratie.

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