Wendell Berry et Bernard Charbonneau

Daniel Cérézuelle

Je ne connaissais rien de Wendell Berry lorsqu’il y a trois ans un de mes amis américains m’a prêté trois livres de cet auteur: The Unsettling of America (1977; abréviation: UoA), Home Economics (1987) et What are people for? (1990). J’ai lu ces livres avec beaucoup d’intérêt et de plaisir: pour la première fois, je rencontrais un auteur américain qui, contre le développement apparemment inexorable de l’agriculture industrielle, assumait de manière explicite la défense de ce que l’on peut appeler une agriculture paysanne – ce qui ne veut pas dire passéiste. J’ai été frappé par la convergence des réflexions de cet auteur américain avec celles d’un auteur français que je connais très bien: Bernard Charbonneau, qui a lui aussi critiqué l’industrialisation de l’agriculture et prôné la défense ou plutôt la restauration d’une agriculture paysanne. Les livres de Wendell Berry (né en 1934), rédigés à partir des années soixante-dix, sont très connus dans les milieux environnementalistes anglo-saxons mais, sauf erreur de ma part, ils ne sont pas encore traduits en français. De leur côté, Le jardin de Babylone (1969; abréviation: JdB) et Tristes campagnes (1973), les deux principaux livres de Bernard Charbonneau (1910-1996) sur la nature et la campagne, n’ont guère eu de succès, sont très mal connus du public francophone et totalement ignorés du monde anglo-saxon. Ces deux auteurs ne se connaissaient pas mais les points communs ne manquent pas. La réflexion de ces deux penseurs est nourrie par la connaissance intime d’un terroir: le Kentucky pour l’un, le Béarn pour l’autre. Tous deux observent que le modèle productiviste d’une agriculture industrielle est intenable non seulement écologiquement mais aussi humainement; tous deux en concluent – avec des arguments parfois très proches – à la nécessité de préserver, voire d’inventer, un rapport non-industriel à la terre, indispensable pour assurer la reproduction des ressources naturelles, le maintien des sociétés locales et l’épanouissement des individus.

Je ne procéderai pas ici à une comparaison systématique des deux œuvres mais j’évoquerai simplement quelques-unes de leurs idées, pour montrer que ces deux pensées sur la campagne et sur le sens humain de l’agriculture sont en dialogue et sans le savoir se répondent. Bien entendu, ils ne disent pas la même chose – auquel cas il suffirait de présenter un seul de ces auteurs –, on peut relever des différences importantes dans le style de leur réflexion sur le progrès industriel, et ils ne mettent pas l’accent sur les mêmes valeurs. Berry écrit au nom de la nécessité d’une tradition, du respect d’un ordre naturel, de la communauté, de la formation du caractère. Charbonneau écrit au nom de la liberté individuelle, de la créativité collective et de l’importance du plaisir des sens dans notre rapport au monde. Il n’en reste pas moins que leurs pensées sur la question de l’agriculture vont dans le même sens. La lecture de ces deux auteurs devrait apporter des repères précieux à tous ceux qui cherchent à situer le problème de la modernisation de l’agriculture dans le contexte plus global du développement de la civilisation industrielle et de ses effets déshumanisants.

Réenraciner l’économie


Pour Wendell Berry, le mouvement d’industrialisation fait obstacle à un besoin profond de l’homme: celui d’établir un rapport de familiarité avec le monde, et de s’enraciner dans un pays (home land). Ce désir d’établir un rapport domestique avec la terre a été l’un des moteurs de la colonisation américaine et de la création de communautés rurales. Mais le mouvement de conquête du continent et d’exploitation industrielle de ses ressources a entraîné la fragmentation et le démantèlement de ces communautés locales ainsi que des embryons de culture domestique qu’elles avaient élaborés. Très tôt, dans le Nouveau Monde, la productivité originelle de la terre et des peuples va être mise au pillage au profit des valeurs abstraites de l’économie industrielle. Deux modèles économiques vont s’opposer: l’un basé sur l’exploitation de la terre, l’autre sur l’entretien (nurture); à ces deux modèles économiques correspondent deux types d’hommes: l’exploitant et le cultivateur (nurturer), chacun étant animé par un rapport au temps spécifique.

«Alors que l’exploitant ne se préoccupe que de savoir ce que peut produire une terre et comment la faire produire le plus vite possible, le cultivateur se pose une question bien plus complexe et difficile: quelle est sa capacité de production, c’est-à-dire combien peut-on en recueillir sans la diminuer, que peut-elle produire indéfiniment sans faillir?» (UoA, p. 7). Derrière ces deux types de rapports au temps, Wendell Berry diagnostique deux modes de rapport à l’être: la compétence de l’exploitant concerne la construction d’une organisation, celle du cultivateur concerne la réalisation d’un ordre; et Berry précise: un ordre humain, c’est-à-dire un ordre qui sait composer avec un autre ordre (en l’occurrence celui de la nature) et avec le mystère, autrement dit avec la part d’inconnu qui est inhérente à notre rapport au monde et que le progrès scientifique déplace sans pouvoir jamais l’éliminer. Or le triomphe du mode industriel d’exploitation de la nature, s’il a permis une énorme croissance de la productivité, a aussi des coûts. Féru d’agronomie, mais aussi homme de la terre s’appuyant sur une connaissance intime de son terroir, Berry décrit avec éloquence certains des coûts matériels et des déséquilibres écologiques qui résultent de l’industrialisation de l’agriculture. Il ne se borne pas à incriminer la seule recherche bornée du profit immédiat et il rappelle que les ravages du productivisme agricole résultent d’un état d’esprit qui est répandu dans toute la société; en particulier, ces intérêts risquent d’être portés à leur comble par des politiques publiques qui ne voient plus dans l’agriculture que l’outil d’une stratégie de puissance et qui n’hésitent pas à parler de l’arme alimentaire. De fait, animé par un sens aigu de la totalité, il ne se borne pas à une approche professionnelle et spécialisée et cherche à mettre en évidence les dimensions sociales, culturelles voire spirituelles de cette évolution de l’agriculture dont on ne retient trop souvent que les dimensions matérielles et techniques. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à affirmer que les premières victimes de la révolution agro-industrielle furent «le caractère et les communautés»; c’est-à-dire les sociétés locales avec leur culture et leur capacité à transmettre leurs valeurs aux nouvelles générations.

Insistant sur la dimension spirituelle de la crise de l’agriculture, Berry rappelle que cette dernière est à la fois une cause et un effet de la civilisation industrielle et qu’elle a son origine dans une rupture désastreuse (desastrous breach) entre nos corps et nos âmes. Une conception désincarnée de la liberté nous a fait perdre de vue la communion – voire l’union – de la vie intérieure et de la vie active (of the inner with the outer life). Nous avons voulu délivrer l’homme du travail en cherchant la productivité à tout prix. Or, «pour délivrer l’homme du travail nous avons dégradé le travail au point qu’il ne nous reste plus qu’à nous en évader. Nous avons dégradé les produits du travail et nous sommes à notre tour dégradés par eux» (UoA, p.12).

C’est pourquoi, écrivant au moment de la crise de l’énergie des années soixante-dix, Berry affirme vigoureusement que la réponse à cette crise de la société industrielle ne consiste pas à produire plus d’énergie mais à renoncer au productivisme et au consumérisme, «car la raison de la crise de l’énergie ce n’est pas la rareté, c’est l’ignorance morale et la faiblesse de caractère. Nous ne savons pas comment utiliser l’énergie, ni à quoi l’utiliser et nous ne sommes pas capables de nous limiter» (UoA, p.13). Les réponses sont plutôt à chercher dans notre histoire, qui nous donne l’exemple de la capacité des hommes à s’établir en ménageant la nature, en nouant avec elle un lien domestique. Ce qu’il faut donc chercher, c’est d’abord un style de vie dont chaque personne porte la responsabilité. Ici, Comme eux, et dans des termes qu’ils n’auraient pas désavoués, Berry affirme sa méfiance à l’égard des réponses et des solutions institutionnelles et sa conviction que la personne est la porte étroite par où on peut trouver une solution à la crise de la civilisation moderne: «Le seul moyen réel, pratique, créateur d’espoir, pour remédier à la fragmentation qui est la maladie de l’esprit moderne, consiste à emprunter une voie humble et étroite; une voie à laquelle un gouvernement, un service public, ne penseront jamais, bien qu’une personne puisse y penser. On doit commencer par mettre en œuvre dans sa vie les solutions privées qui pourront – mais seulement ensuite – devenir des solutions publiques» (UoA, p.23); et un peu plus loin il écrit: «Bien qu’un usage responsable de la nature puisse être défini, illustré et défendu par des organisations, il ne peut pas être mis en œuvre et réalisé par celles-ci. L’usage du monde est, en fin de compte, un problème personnel et le monde ne pourra être conservé en bon état que par le souci et le soin d’une multitude de personnes. Cela veut dire que la possibilité du bien-être du monde devra être inscrite dans le caractère des personnes comme une priorité tout aussi claire et évidente que la possibilité de ce que l’on appelle aujourd’hui la «réussite personnelle». Les organisations peuvent promouvoir cette sorte de souci et de soin, mais elles ne peuvent le réaliser» (UoA, p. 26). Pour Berry, c’est donc par une conversion des valeurs de chacun que pourra être atteint un rapport durable et épanouissant au monde.

Dans cette perspective, la défense d’un mode non-industriel d’agriculture est un enjeu crucial qui a été dramatiquement négligé par le mouvement environnementaliste. En effet, Berry considère que les stratégies de protection de la nature se sont fourvoyées en méconnaissant la centralité de la question agricole, et il affirme au contraire qu’il faut apprendre à envisager la crise écologique comme une crise de l’agriculture et cesser de centrer la défense de la nature sur la protection de certains sites et de certaines espèces sauvages. En effet, l’environnementalisme est victime à sa manière de la fragmentation qui est la maladie de l’esprit moderne car il divise le pays en deux domaines: celui des territoires que l’on souhaite conserver car on s’y plaît (ce sont les zones de nature sauvage), et le reste, qui est abandonné à l’exploitation par d’autres. Or cette division, nous avertit Berry, est grosse d’un désastre, car elle nous empêche de poser le problème de l’usage que nous faisons de l’ensemble du territoire. Selon lui, nous ne pouvons pas espérer ni même souhaiter – pour des raisons à la fois pratiques et humaines – préserver à l’état sauvage plus qu’une petite partie du pays. Nous devons en utiliser la plus grande partie et le seul moyen de sortir de cette contradiction c’est de comprendre, d’imaginer et de mettre en pratique la possibilité d’un usage attentionné de la terre, usage attentionné dont l’exemple est donné par l’agriculture paysanne, alors que l’agriculture industrielle produit exactement le contraire. En effet, «la terre est trop variée, en termes de composition, de climat, de conditions, de relief, d’aspect, d’histoire, pour qu’elle puisse se conformer à une pensée générale et pour qu’une mise en valeur générale puisse la faire prospérer. L’usage de la terre ne peut être à la fois général et attentionné […] Traiter chaque champ ou chaque partie de chaque champ sans attention ce n’est pas de l’agriculture mais de l’industrie. Un usage attentionné repose sur une connaissance intime, sur une sensibilité aiguë et sur la responsabilité. Lorsque cette connaissance (et du même coup l’usage) est soumise à des règles générales, des valeurs essentielles sont détruites. En même temps que la maisonnée se transforme en une unité de consommation, la ferme se transforme en usine avec des résultats désastreux pour les deux.» (UoA, p. 31). De fait, Wendell Berry est très sensible aux effets désorganisateurs de l’industrialisation de l’agriculture non seulement sur la nature et les campagnes mais aussi sur les groupes humains, et il décrit de manière très intéressante – et touchante – la décomposition des communautés rurales américaines (en France on parlerait plutôt de «sociétés locales») qui en découle.

Nature et Liberté


Pour Bernard Charbonneau, c’est l’exigence de liberté qui nous contraint à poser le problème de la protection de la nature et des campagnes et, en fin de compte, à refuser l’élimination de l’agriculture paysanne par l’agriculture industrielle. Il est important de rappeler que Charbonneau a grandi à l’ombre de la première grande guerre industrialisée de 1914-1918. Très tôt, il acquiert la conviction que cette guerre ouvre le règne de la soumission complète de toute réalité à la logique technicienne et industrielle, ce qu’il appelle la grande mue de l’humanité et dont il souligne deux aspects, rendus clairement perceptibles par la guerre. Premièrement, cette grande mue se caractérise par une accélération de la montée en puissance du pouvoir humain dans tous les domaines, ce qui entraîne un bouleversement continuel de la nature et de la société, bouleversement qui échappe au contrôle de la pensée et finit par s’emballer comme un glissement de terrain qui dévale sa pente par simple inertie. Deuxièmement, l’exemple de la première guerre mondiale nous montre aussi que la course aveugle à la puissance exige la saisie de toute la population, de toutes les ressources industrielles, mais aussi agricoles et forestières, de la totalité de l’espace aussi bien que de la vie intérieure des peuples, à qui on demande non seulement de participer par leurs actes mais aussi de consentir intérieurement au conflit et même de justifier la logique anonyme qui va les détruire. La première guerre mondiale représente donc pour Charbonneau la première expérience moderne d’un phénomène social total qui, échappant à toute conscience personnelle, laisse entrevoir la possibilité d’un suicide spirituel de l’humanité: «Parce que notre puissance s’élève à l’échelle de la terre nous devons régir un monde, jusqu’au plus lointain de son étendue et au plus profond de sa complexité. Mais alors l’homme doit imposer à l’homme toute la rigueur de l’ordre que le Créateur s’est imposé à lui-même. Et le réseau des lois doit recouvrir jusqu’au moindre pouce de la surface du globe. En substituant dans cette recréation l’inhumanité d’une police totalitaire à celle d’une nature totale.» (JdB, p. 32).

C’est dès les années trente que Charbonneau élabore sa réflexion sur la nature et la campagne, réflexion qui fournit la substance du livre qu’il publiera trente ans plus tard: Le jardin de Babylone. Pour lui, dans un monde qui tend à devenir totalement organisé, la protection de la nature est une nécessité non seulement pour éviter des désastres écologiques et assurer la sécurité de l’humanité, mais aussi pour protéger le besoin humain de liberté. En effet, être à la fois naturel et spirituel, l’homme a un besoin vital de rencontrer une nature hors de lui, pour y éprouver charnellement sa liberté ainsi que la richesse du monde. À ce besoin, le milieu industriel et technicien moderne ne peut répondre que d’une manière très limitée et une artificialisation excessive du monde humain finirait par engendrer la fin de la liberté humaine. C’est pourquoi l’action environnementaliste doit apprendre à maintenir un équilibre entre deux exigences également nécessaires mais pourtant contradictoires: d’un côté se libérer de la nature en exerçant un pouvoir sur elle et d’un autre côté, choisir de limiter sa puissance sur elle par besoin d’être libre dans la nature: «Nous ne pouvons pas esquiver notre condition, notre chance n’est pas plus dans le progrès que dans le retour à la nature. Elle est seulement dans un équilibre précaire entre la nature et l’artifice, que devra toujours maintenir la veille de la conscience.» (JdB, p. 31).

De cet équilibre, Charbonneau nous dit qu’il n’existe pas de modèle universel et intemporel mais que l’expérience nous en donne des exemples. En effet, le plaisir des sens que nous éprouvons dans certaines campagnes nous dit qu’un équilibre délicat a été instauré et nous donne des indications sur la relation d’alliance que nous devrions établir avec la nature: «Nous avons vaincu la nature. Aussi devons-nous apprendre à ne plus la considérer comme l’ennemi que nous devons briser. Cette victoire fut parfois mesurée, comme dans la campagne telle qu’elle existe dans certains pays anciennement civilisés. En Europe, en Asie, dans quelques rares contrées d’Afrique et d’Amérique, l’homme s’est lentement soumis à la nature autant qu’il l’a soumise. Et le paysage est né de ce mariage où les champs et les haies épousent les formes des coteaux, dont les vallées portent leurs fermes et leurs villages aux mêmes points où les branches portent leurs fruits. Et comme on ne saurait dire où commence l’homme et où finit la nature dans le paysage, il est impossible de distinguer le paysan du pays.» (JdB, p.27). «Qui considère la campagne dans nos pays d’Europe ne voit ni l’homme ni la nature mais leur alliance» (JdB, p.79). Comme Wendell Berry, Bernard Charbonneau est très critique à l’égard des politiques de protection centrées sur la nature sauvage car ce faisant, on oublie qu’en Europe, 90% de l’espace est occupé par la campagne. C’est pourquoi la manière dont nous cultivons la terre est au moins aussi importante que la manière dont nous protégeons les espaces sauvages; le genre d’agriculture que nous mettons en œuvre détermine de manière décisive notre relation quotidienne à la nature et c’est une grave erreur que d’avoir négligé le problème posé par la transformation de l’agriculture en une industrie dont l’unique but est la production au moindre coût d’aliments et de matières premières. Or, nous rappelle Charbonneau, comme toute activité humaine fondamentale, l’agriculture joue dans nos vies un rôle pluridimensionnel et doit assurer plusieurs fonctions à la fois.

L’agriculture ne produit pas seulement des aliments nécessaires à la reproduction biologique de la vie humaine, elle a plutôt pour vocation de produire des nourritures. Les produits de l’agriculture devraient refléter la diversité des conditions naturelles locales et il devrait en résulter une variété de produits et de goûts différents selon les lieux. Cette variété des produits devrait se traduire par la variété des cuisines et des préparations locales qui devraient exprimer les relations complexes qui relient un individu à la nature, au terroir, au groupe social.

L’agriculture doit aussi assurer une fonction d’humanisation et d’entretien de l’espace, au bénéfice de l’ensemble de la société. Une authentique agriculture doit garantir la reproduction à long terme des ressources naturelles nécessaires à la vie humaine; elle doit nous protéger contre la pollution des eaux, contre une déforestation excessive, contre les inondations, l’érosion et la perte des capacités productives du sol, etc. En humanisant l’espace et en rendant nécessaire la présence humaine sur tout le territoire, l’agriculture associée à l’élevage permet une gestion permanente et réellement «économique» non seulement des ressources naturelles mais aussi des ressources humaines, car elle évite la concentration des masses humaines dans un environnement urbain saturé.

L’agriculture est aussi créatrice de paysages et la mise en œuvre de la diversité de ses fonctions a pour effet la diversité et la beauté de paysages dans lesquels l’homme peut réellement se sentir chez lui. Charbonneau insiste sur le fait que lorsque cette fonction de gestion du territoire est délicatement accordée à la spécificité locale des eaux, des sols, des climats et des variétés, il en résulte une extraordinaire diversité des campagnes, des paysages, des sociétés et des cultures locales.

Enfin, l’agriculture devrait avoir pour fonction d’atténuer les coûts sociaux de l’industrialisation et de l’urbanisation, en fournissant à une population nombreuse la possibilité de vivre et de s’enraciner dans une campagne différente de toutes les autres.

Pour Charbonneau comme pour Berry, l’agro-industrie est incapable d’assurer correctement les diverses fonctions d’une véritable agriculture; l’uniformité et la laideur des paysages qu’elle engendre sont le symptôme d’une relation unidimensionnelle et déséquilibrée entre l’homme et une terre qu’il n’habite plus mais se borne à exploiter. Pour Charbonneau, cette sur-technicisation de l’agriculture a trois coûts qui sont trop souvent passés sous silence. Le premier c’est l’extension à la totalité du territoire des effets négatifs de l’industrialisation: pollutions, enlaidissement et perte de liberté. Le second c’est la perte de la diversité des nourritures, des saveurs et des cuisines. Le troisième c’est l’effacement de la diversité des sociétés locales. C’est ce phénomène, qui tend hélas à s’universaliser, qu’il analyse avec rigueur et passion dans son beau livre Tristes Campagnes, en prenant l’exemple de la campagne béarnaise qu’il a vue se décomposer en trente ans.

C’est donc parce que l’homme ne peut pas plus se passer de nature que de liberté que Charbonneau condamne l’industrialisation de l’agriculture et nous invite à protéger et à renouveler l’agriculture paysanne.

Un fond commun: le sens de l’incarnation

Les réflexions de Berry et de Charbonneau sur l’agriculture sont donc très convergentes. S’il en est ainsi, ce n’est pas seulement parce que ces deux auteurs seraient inspirés par un même air du temps qui a d’abord mis à la mode l’écologie puis la dénonciation incantatoire des trusts et de la mondialisation. Chez eux, le fait de prendre parti pour la campagne, et pour un certain type d’agriculture que les autorités économiques considèrent comme dépassé, correspond à un engagement sérieux: l’un et l’autre ont choisi de vivre à la campagne au moment où elle se dépeuple. S’ils défendent tous les deux un mode paysan d’agriculture, c’est d’abord parce qu’ils éprouvent un attachement charnel à la beauté, à l’harmonie et à la diversité des paysages qu’elle produit. Plus profondément encore, s’ils considèrent que la question du devenir industriel de l’agriculture pose à tous les hommes de ce temps une question essentielle, c’est parce que la pensée du chrétien Berry et celle de l’agnostique Charbonneau sont nourries d’une même exigence spirituelle: à savoir qu’il ne saurait y avoir de liberté qu’incarnée; c’est en s’incarnant que la liberté est portée à son plus haut point; c’est dans les tâches apparemment les plus humbles que doivent prendre corps les aspirations de l’esprit, c’est pourquoi la forme et les modalités de la relation que l’homme entretient avec la terre ne doivent pas être abandonnées aux seules lois de l’efficacité technique et de la rentabilité. Ces deux auteurs nous invitent plutôt à juger le devenir industriel et technicien de l’agriculture en fonction des conséquences qui en résultent pour la totalité de la personne. C’est pourquoi tous les deux n’hésitent pas à aborder le problème agricole du point de vue de la vie quotidienne sensible. C’est l’attention à cette expérience sensible et la conviction qu’elle est une des dimensions essentielles de la vie humaine qui les portent à remettre en question l’industrialisation agricole et à critiquer les modes de pensée technocratique qui la légitiment. C’est ainsi que dans un chapitre de What are people for?, intitulé The pleasure of eating, Wendell Berry montre que plutôt que la science ce sont les sens qui fournissent la porte d’accès à une relation équilibrée entre la pensée et le monde. On retrouve exactement la même démarche chez Bernard Charbonneau, qui a publié sous le titre de Notre table rase (1974) tout un livre sur l’appauvrissement de la vie sensible qui résulte de l’industrialisation de l’agriculture et de l’affadissement des nourritures qu’elle produit. Pour tous les deux, c’est l’attention au plaisir subjectif de manger qui ouvre la voie d’une relation équilibrée avec la nature: le personnel est la voie d’accès à l’universel! Point de vue qui, au fond, récuse les prétentions du discours scientifique à dire le dernier mot sur l’agriculture et la nourriture; discours scientifique qui, touchant à des réalités humaines, tourne vite au scientisme. Pour ces deux auteurs, au contraire, seule la capacité de confronter l’expérience à une vérité spirituelle permet à l’homme de donner un sens à la connaissance et à l’action. Il n’est donc pas étonnant que chacun à sa manière ait médité sur la science et ses limites. Ainsi, Bernard Charbonneau a rédigé un long essai, Ultima Ratio, publié dans le volume Nuit et jour, science et culture (Economica, Paris 1991) et Wendell Berry vient de publier une critique du scientisme dans Life is a miracle, an essay against modern superstition (Counterpoint, 2000).

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