Vers la totalisation sociale
Charbonneau a grandi à l'ombre de la première grande guerre industrialisée de 1914-1918. Très tôt il acquiert la conviction que cette guerre ouvre le règne de la soumission complète de toute réalité à la logique technicienne et industrielle, ce qu'il appelle la Grande Mue de l'humanité.
« De cette Grande Mue, Charbonneau souligne deux aspects, rendus clairement perceptibles par la première guerre mondiale. Elle se caractérise en premier lieu par une accélération de la montée en puissance du pouvoir humain dans tous les domaines, ce qui entraîne un bouleversement continuel de la nature et de la société, bouleversement qui échappe au contrôle de la pensée et finit par s'emballer comme un glissement de terrain qui dévale sa pente par simple inertie. Elle se caractérise aussi par une tendance à la totalisation. L'exemple de la première guerre mondiale nous montre que la course aveugle à la puissance exige la saisie de toute la population, de toutes les ressources industrielles, agricoles et forestières, de la totalité de l'espace aussi bien que de la vie intérieure des peuples, à qui on demande non seulement de participer par leurs actes, mais aussi de consentir intérieurement au conflit et même de justifier la logique anonyme qui va les détruire. On le voit : la notion de "révolution industrielle" offre un cadre conceptuel bien trop étroit pour penser ces transformations sociales et leurs enjeux.
Charbonneau a donc très tôt la conviction que le caractère le plus inquiétant de cette Grande Mue dont il est le témoin c'est qu'elle est animée par un mouvement de totalisation, auquel elle tend d'elle-même, par la force des choses, c'est-à-dire selon une nécessité qui se déploie de manière impersonnelle et indifférente aux projets humains. La première guerre mondiale puis la montée des totalitarismes ne sont que les préfigurations partielles du danger qui menace désormais l'homme, à savoir l'émergence et la mise en place d'une organisation sociale totale qui, échappant à toute conscience personnelle, serait l'équivalent d'un suicide spirituel de l'humanité. En effet, Charbonneau redoute que tout autant que la compétition pour la puissance politique, la recherche de la puissance technique et économique finisse par contraindre les hommes à se soumettre à une organisation totale qui seule pourrait (peut-être) les sauver du chaos social et écologique, mais au prix de leur liberté: « Parce que notre puissance s'élève à l'échelle de la terre nous devons régir un monde, jusqu'au plus lointain de son étendue et au plus profond de sa complexité. Mais alors l'homme doit imposer à l'homme toute la rigueur de l'ordre que le Créateur s'est imposé à lui-même. Et le réseau des lois doit recouvrir jusqu'au moindre pouce de la surface du globe. En substituant dans cette recréation l'inhumanité d'une police totalitaire à celle d'une nature totale. »1 Le mouvement même de la modernisation expose donc l'humanité toute entière à un risque d'une nature nouvelle : pour échapper à sa soumission originaire à la nature, les exigences du progrès conduisent l'homme à se soumettre à une "seconde nature" qui serait sociale cette fois-ci, et tout aussi inhumaine que la première. La déshumanisation par l'organisation totale, "l'inconcevable fin d'un monde parfaitement clos dans ses frontières" 2 : tel est l'enjeu de la rapide montée en puissance de la technique et de la science. »
1. Charbonneau, Bernard, Le Jardin de Babylone. Editions Gallimard, Paris, 1969. 281p. ; p.32.
2. Charbonneau, Bernard, L'Etat. Editions Economica, Paris, 1987. 449p. ; p.18.