Cette folie de la vitesse
Du progrès, ou la Revanche de la Voile. – Quand un petit voilier est rencontré la nuit, au milieu du brouillard, par un fougueux transatlantique, le petit voilier est coupé en deux, en l’espace d’une seconde, exactement comme une noix que le couteau sépare en deux écales. C’est admirable : personne ne s’en aperçoit, non pas même les gens du voilier qui a coulé aussitôt, malgré les gestes tragiques de ses vergues. On m’a conté une telle scène : le passager, demeuré tard sur le pont, aperçut le long du navire un grand fantôme blanc oscillant au-dessus de la vague; c’était la voilure d’un bateau de pêche. Aucune secousse n’avait été sentie; aucun cri entendu : les seuls signes de l’agonie furent l’apparition d’un fantôme blanc. Ces meurtres sont quotidiens pendant la saison de la pêche, le long du Banc : si donc, le Voilier, un jour, s’est révolté, que dire? (1) Heureuse révolte, si elle faisait réfléchir les hommes, si elle pouvait les guérir de cette folie de la vitesse qui a fait autant de victimes en six minutes qu’en six mois, la guerre de Cuba! Il n’y faut guère songer. Dès que l’homme a remporté un avantage sur la nature, il s’efforce, comme mu par un instinct pervers, à dénaturer cette conquête, à la transformer en agent de destruction. Les chemins de fer et les grands vapeurs pourraient, à l’heure actuelle, être maniés et exploités avec une sécurité presque absolue, mais le démon de la rapidité intervient, chuchote des paroles troubles et l’homme jette dans le foyer de sa machine la pelletée de charbon fatale, celle qui va nécessairement le conduire à la mort. Cette aberration est la rançon du progrès. On dirait que la matière du progrès est inextensible et qu’on ne peut la tirer d’un côté sans qu’elle ne découvre de l’autre une surface nue. En d’autres termes, il semble que tout progrès soit fatalement compensé par un recul; n’est-il pas banal de dire : ce que l’on gagne en vitesse, on le perd en sécurité? Cet aphorisme, naïf à force d’être évident, s’applique aux actes de tout ordre et, finalement, la notion du progrès n’est sans doute qu’une illusion. […]
(1) Écrit à propos d’un transatlantique coulé dans une collision, par un bateau à voiles.