La philosophie de Stendhal
L’originalité philosophique d’une période, il faut la chercher presque aussi souvent chez un moraliste, un poète, un romancier, que chez les philosophes vrais, les hommes de culture philosophique et dont la philosophie fut le métier ou l’objet d’une méditation constante. Notre dix-septième siècle a Descartes, Malebranche; mais voici Pascal, voici La Rochefoucauld. Or, qu’était-ce que l’auteur des Maximes? Un agitateur politique qui se reposait d’intrigues manquées près de quelques femmes d’esprit. Il est cependant le premier, après Hobbes et Bacon toutefois (mais les avait-il lus?), qui ait osé voir que l’intelligence et la vertu, aussi bien que la force et la beauté, sont fonctions de la physiologie.
Au dix-neuvième siècle, quelques esprits indépendants et originaux ont également construit, sans le savoir, une véritable philosophie. Ainsi Stendhal. Au moment où le romantisme chrétien commence à s’épanouir, des livres singuliers paraissent, qui sont en contradiction avec la direction générale des esprits. Chateaubriand y est méprisé et le christianisme. L’auteur avoue une philosophie purement matérialiste et réaliste. Pour lui le but de la vie, c’est la recherche du bonheur. Aux définitions éthérées de la beauté, ce reflet divin, etc., il oppose ceci : « une promesse de bonheur ». En rejoignant les deux idées, on voit que, pour Stendhal, le but de la vie, c’est la recherche de l’amour. Cela peut paraître grossier ou léger; c’était infiniment nouveau pour une société qui ne venait d’échapper aux horreurs du militarisme que pour tomber dans les rets de la piété et du sentimentalisme littéraire. Si Stendhal avait été pédant, il aurait pu construire, avec les deux toutes petites phrases que nous avons citées, une vaste philosophie, qu’il n’aurait tenu qu’à lui, par surcroît, de rendre panthéiste, pour lui faire une noblesse. Il serait parti de l’instinct de reproduction, cause de toutes les activités humaines. Chamfort avait entrevu cela. Schopenhauer le retrouva dans Chamfort et en fit le texte d’un des plus beaux chapitres de sa philosophie.
Mais il y a autre chose encore dans Stendhal considéré comme philosophe. On le trouvera dans Taine. « Taine, dit M. Chuquet (2), a ramassé les idées de Stendhal qui traînaient à terre, et il leur a fait un sort. Mais il a eu la loyauté de reconnaître sa dette. Il assure que Stendhal a ‘importé dans l’histoire du cœur des procédés scientifiques’, a ‘marqué les causes fondamentales’, nationalités, climats, tempéraments, a ‘traité les sentiments en naturaliste et en physicien’. Taine n’eût peut-être pas composé sa Philosophie de l’Art, s’il n’avait lu l’Histoire de la peinture en Italie. C’est sous l’influence de Stendhal qu’il explique et juge les tragédies de Racine… Le touriste dont Stendhal publia les Mémoires n’est-il pas l’ancêtre de Frédéric-Thomas Graindorge? Enfin, dans son esquisse de la volonté, Taine tire des ouvrages de Stendhal, et notamment de La Chartreuse de Parme, un grand nombre de preuves ».
Voici donc un philosophe avéré dont l’œuvre est d’un romancier et d’un fantaisiste. Taine avait lu Le Rouge et le Noir soixante ou quatre-vingts fois. L’auteur était pour lui « le plus grand psychologue du siècle », expression que Sainte-Beuve lui reprocha amèrement.
L’influence de Stendhal s’est étendue par Taine sur plusieurs écrivains contemporains, Bourget, Barrès. Elle a été considérable sur Nietzsche, qui avoue que la découverte de Stendhal a été parmi les hasards les plus heureux de son existence. « La théorie du surhomme, la morale nietzschéenne, rien n’est vrai, tout est permis, n’est-ce pas, demande M. Bourdeau, du beylisme pur? »
Espérons, en finissant, que l’on n’écrira jamais un volume intitulé comme les présentes notes. La philosophie de Stendhal est plus facile à goûter qu’à déduire. Elle se résumerait peut-être en un mot, qui, malheureusement, n’a pas un sens très net : l’absence de préjugés. Il ne croit pas aux catégories selon lesquelles nous classons les actions humaines. Il appelle quelque part la chasteté « une vertu comique ». Il professe, avant le mot, un véritable déterminisme : « L’homme n’est pas libre de ne pas faire ce qui lui fait le plus de plaisir à chaque moment. » Le point de vue est étroit. Le mot plaisir est de trop. Mais l’idée est évidemment juste.
C’est encore un mot d’une certaine profondeur philosophique que celui-ci : « Il faut se faire à soi-même sa propre morale. » Et vraiment, cette fois, c’est du Nietzsche tout pur.
Notes
(1) J. Bourdeau, Les Maîtres de la pensée contemporaine.
(2) Stendhal-Beyle, par Arthur Chuquet (1902).