Racine Jean
Biographie de Racine (Gustave Lanson, «La Grande Encyclopédie», 1885-1902)
«Il était fils de Jean Racine, contrôleur au grenier à sel ou procureur au bailliage, et de Jeanne Sconin, qui mourut le 28 janv. 1641 en donnant le jour à une fille. Jean Racine mourut le 6 févr. 1643. Les deux orphelins furent recueillis par les grands parents, le petit Jean par la grand-mère Racine, née Marie Desmoulins, et la petite Marie par le grand-père Sconin. Marie Desmoulins, veuve en 1649, se retira bientôt après à Port-Royal. La famille était de longue date attachée aux jansénistes. En 1638 et 1639, dans un temps de persécutions, Lancelot, Antoine Lemaistre et Lemaistre de Séricourt avaient trouvé asile chez Mme Vitart, soeur de Marie Desmoulins : puis les Vitart s’étaient installés aux portes mêmes de Port-Royal des Champs, où leurs fils avaient été élevés. Une autre soeur de Marie Desmoulins avait été religieuse à Port-Royal : sa fille, tante de Racine, y était encore et devait y être abbesse, c'est la mère Agnès de Sainte-Thècle. En se retirant à Port-Royal, Marie Desmoulins mit son petit-fils au collège de la ville de Beauvais, maison janséniste. De là, en 1655, Racine passe à l'école des Granges, sous la direction de Lancelot et de Nicole. M. Hamon et Antoine Lemaistre s'occupèrent aussi du petit Racine qu'ils voulaient pousser vers le barreau. Racine fit alors ses premiers vers, les sept odes du Paysage de Port-Royal, et l'ébauche des Hymnes du bréviaire romain. Il rimait aussi de petits vers et des madrigaux, et s'égayait assez dans ses lettres à son cousin Antoine Vitart. Il aimait les romans et relisait sans se lasser Les Amours de Théagène et de Chariclée. En 1658, Racine alla faire sa philosophie au collège d'Harcourt; puis il s'installa à l'hôtel de Luynes, chez son cousin Nicolas Vitart, intendant du duc. Il commence à voir le monde ; il se lie avec de beaux esprits, l’abbé galant Le Vasseur et l'épicurien La Fontaine. Il écrit une ode, La Nymphe de la Seine, en l’honneur du mariage du roi (1660). Perrault et Chapelain louèrent la pièce, et Chapelain fit donner une gratification à l'auteur. Mais le théâtre attirait Racine : il fit en 1660 une pièce intitulée Amasie, que les comédiens du Marais, après hésitation, refusèrent; puis il écrivit pour l'Hôtel de Bourgogne le plan d'une tragédie des amours d'Ovide.
Port-Royal et surtout la tante Agnès de Sainte-Thècle s'attristaient de ces essais. Racine recevait mal les reproches et les conseils. Cependant, pour complaire à sa famille, il se laissa envoyer à Uzès, auprès de son oncle, Antoine Sconin, vicaire général et prieur des chanoines réformés de la cathédrale (nov. 1661). Racine étudia la théologie avec l’espérance de succéder à son oncle dans quelqu'un de ses bénéfices. Mais il continuait de lire Virgile, Homère et Pindare ; il entretenait une correspondance très profane et libre avec Vitart, Le Vasseur et La Fontaine. Il rentra à Paris en 1663, décidé à suivre sa vocation poétique. Il est probable qu'il tint de son oncle Sconin les bénéfices dont on le voit plus tard en possession, le prieuré de Sainte-Madeleine de l'Epinay en 1664, 1667 et 1668; celui de Saint-Jacques de La Ferté en 1671, 1672 et en 1674, et celui de Saint-Nicolas de Chésy en 1673. A peine de retour à Paris, il perdit sa grand-mère (12 août 1663). Une ode sur La Convalescence du roi, qui avait eu la rougeole, lui valut 600 livres de gratification, dont il fit son remerciement par l'ode intitulée la Renommée aux Muses. Cette pièce plut au duc de Saint-Aignan qui introduisit l'auteur à la cour. Elle lui procura aussi la connaissance de Boileau, avec qui il se lia d'une étroite amitié. Il fut aussi en relations amicales avec Molière qui joua en 1664 sa tragédie La Thébaïde. Les relations se refroidirent par un mauvais procédé de Racine : Molière avait reçu sa seconde pièce, Alexandre le Grand, qui eut un grand succès et consolait Saint-Evremond de la vieillesse de Corneille ; mais Racine, mécontent de l'interprétation de sa tragédie, la porta à l'Hôtel de Bourgogne, si bien qu'on la vit en même temps sur les deux scènes (1665).
Il menait alors une fort libre et joyeuse vie avec ses amis Boileau et La Fontaine. L'épicurien Chapelle, les courtisans Vivonne et Nantouillet étaient de leur société et lui donnaient une couleur assez libertine. Racine, avec eux, hanta les cabarets, le Mouton blanc, la Pomme du Pin, la Croix de Lorraine. Il acheva d'y perdre sa pureté janséniste. Puis il aima des comédiennes, la Duparc qui mourut en 1668 et qui paraît avoir été la grande passion de sa vie, la Champmeslé ensuite, qu'il ne quitta qu'en renonçant au théâtre. On entrevoit par Mme de Sévigné (1er avr. 1671, à Mme de Grignan) l'existence de Racine à cette époque : elle nous parle de ces parties où Racine et la Champmeslé, avec Despréaux, font vis-à-vis à Charles de Sévigné et Ninon : ce sont « des soupers délicieux, c.-à-d. des diableries » (Sévigné, t. II, p. 137). Tout cela pénétrait Port-Royal d'horreur, et ils confondaient dans leurs anathèmes la création poétique et la fréquentation des comédiennes. Racine, trop bien instruit par eux pour ne pas leur donner un peu raison contre lui au fond de son coeur, n'en portait que plus impatiemment leurs censures. Il se fâcha tout à fait quand il se crut désigné par un passage des Visionnaires que Nicole écrivit contre Desmarets de Saint-Sorlin. Au lieu de défendre le théâtre, il fit contre Port-Royal une lettre fort méchante, où M. Lemaistre et la Mère Angélique, qui étaient morts, n'étaient pas épargnés (janv. 1666). Port-Royal répliqua : sur quoi Racine écrivit une seconde lettre que Boileau l'empêcha de publier. Cet endroit de sa vie, où la vivacité de son humeur l'avait fait glisser jusqu'à l'ingratitude, lui fit plus tard beaucoup de peine. Cependant il continuait de travailler; et, en nov. 1667, il donna Andromaque à l'Hôtel de Bourgogne : il y avait attiré la Duparc.
La Thébaïde se ressentait de Corneille et de Rotrou; Alexandre révélait l'étude de Corneille et de Quinault. Dans Andromaque éclatait, avec le goût de l'antiquité, l'originalité de Racine. Le succès fut très vif; les critiques furent vives aussi (1ère Préface de Racine; Saint-Evremond, Oeuvres mêlées, t. I, pp. 286 et 320). Perdou de Subligny fit jouer le 18 mai 1668 par Moliére une parodie d'Andromaque, La Folle Querelle ou la critique d'Andromaque qu'il fit précéder ensuite d'une très sévère préface; les remarques de style de Subligny ne furent pas inutiles à Racine. Après Andromaque vinrent Les Plaideurs, farce écrite par un poète qui sentait la poésie d'Aristophane (Les Guêpes). Furetière et Boileau, qui connaissaient bien le Palais, fournirent des traits à l'auteur, qu'un récent procès avait initié à la chicane. La comédie, d'abord composée pour Scaramouche, fut jouée à l'Hôtel de Bourgogne en nov. 1668 : reçue froidement à la ville, elle se releva à la cour. Britannicus parut à la scène le 13 déc. 1669 : Boursault nous a conservé le souvenir de la première représentation (dans la nouvelle d'Artémise et Poliante). La pièce fut très discutée : on n'en épargna que le style. Racine, fâché d'avoir toujours contre lui les amis de Corneille (par ex., Saint-Evremond, Oeuvres mêlées, II, 325), s'en prit aigrement dans la première Préface de sa tragédie à Corneille même, qui peut-être avait regardé son oeuvre avec peu de bienveillance. Bérénice fut jouée à l'Hôtel de Bourgogne le 21 nov. 1670, huit jours avant que Molière donnât le Tite et Bérénice de Corneille. C'était, dit-on, la duchesse d'Orléans, Madame Henriette, qui avait donné le sujet et mis les deux poètes aux prises. L'abbé Montfaucon de Villars publia en 1671 une critique de Bérénice; mais il fut ensuite plus sévère encore pour Corneille qu'il n'avait été pour Racine. Une réponse à l'abbé de Villars a été attribuée à Subligny ou à l'abbé de Saint-Ussans. En 1673 parut à Utrecht une comédie anonyme en prose intitulée Tite et Titus, ou Critique sur les Bérénice : on y donnait l'avantage à Racine. Bérénice fut le premier rôle confié par Racine à la Champmeslé. En janv. 1672 eut lieu la première représentation de Bajazet. La pièce réussit, malgré les partisans de Corneille qui, comme toujours, n'y trouvaient pas assez d'exactitude historique (cf. Segraisiana; le Mercure galant du 9 janv. 1672; Mme de Sévigné, Lettres du 13 et du 15 janv. et du 16 mars 1672). Racine devait son sujet à M. de Césy qui avait été ambassadeur à Constantinople, dont les récits lui avaient été rapportés, semble-t-il, par le chevalier de Nantouillet. Il est difficile pourtant d'admettre qu'il ait ignoré la nouvelle de Segrais, Floridon ou l'Amour imprudent (dans les Nouvelles françaises ou Divertissements de la princesse Amélie, 2 vol., 1656-57), où l'aventure de Bajazet avait été traitée. Les sujets modernes et contemporains, assez fréquents dans la tragédie du XVIe siècle, et au début du XVIIe, étaient devenus rares : depuis l'Osman de Tristan, on n'avait eu aucune tragédie turque, ni moderne. Bajazet ramena la tradition ; mais Racine eut à justifier sa hardiesse dans sa Préface.
Racine fut reçu à l'Académie française le 12 janv. 1673 : le même mois, peut-être la veille, Mithridate fut joué. L'applaudissement fut général : on crut retrouver le sublime de Corneille joint cette fois à la tendresse de Racine. Cependant on reprocha encore à l'auteur d'avoir « changé la vérité des histoires anciennes » (De Visé). Iphigénie en Aulide fut représentée d'abord à Versailles le 18 août 1674, puis à l'Hôtel de Bourgogne en janv. 1675. Racine s'était inspiré surtout d'Euripide, mais il devait aussi quelque chose à Rotrou. Le succès fut immense et incontesté. Mais une cabale de beaux esprits et d'auteurs jaloux essaya de l'entraver. Le Clerc, s'aidant de Rotrou, et aidé par Coras, brocha une Iphigénie, qui, pronée deux mois à l'avance, fut jouée cinq fois à l'hôtel de Guénégaud, à partir du 26 mai 1675. Pour appuyer la manoeuvre, un anonyme publia le 26 mai des Remarques sur l'Iphigénie de M. Coras, très flatteuses, et des Remarques sur l'Iphigénie de M. Racine, très sévères. Après Iphigénie, une édition qui parut des neuf tragédies écrites par Racine donna lieu au janséniste Barbier d'Aucour de manifester l'hostilité de sa secte par une méchante satire en vers, Apollon vendeur de Mithridate, ou Apollon charlatan (1676); ce ramas de tout ce qui s'était dit de malveillant sur Racine eut un certain succès. Les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne jouèrent la Phèdre et Hippolyte de Racine le 1er janv. 1677; et le 3, la troupe de l'Hôtel de Guénégaud jouait une tragédie de Pradon, de même sujet et de même titre. Pradon, sur le bruit que Racine travaillait au sujet de Phèdre, et peut-être même ayant eu connaissance du plan de l'ouvrage, écrivit sa pièce en trois mois. L'hôtel de Bouillon l'appuyait : c.-à-d. la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin, son frère le duc de Nevers, Mme Deshoulières, etc. La duchesse de Bouillon loua les deux salles, ou au moins les loges, pour six représentations. Le succès de l'ouvrage de Racine n'en fut que retardé : pour la pièce de Pradon, elle alla d'abord aux nues, et la curiosité du public la maintint encore assez longtemps sur la scène. La querelle s'envenima, Pradon accusa Racine et Boileau d'avoir empêché les deux meilleures artistes de Guénégaud de jouer dans sa tragédie; il leur reprocha d'avoir fait interdire une critique de l'oeuvre de son rival, en forme de comédie, Le Jugement d'Apollon sur la Phèdre des anciens, qu'il lut à l'hôtel de Bouillon. Sur cette affaire se greffa celle des sonnets : Mme Deshoulières, aidée de quelques amis de la cabale, avait fait un sonnet injurieux sur la Phèdre de Racine. Le poète et son fidèle Despréaux, attribuant le morceau au duc de Nevers, ripostèrent sur les mêmes rimes par des vérités fort indécentes : sur quoi le duc renvoya, encore par les mêmes rimes, des menaces de coups de bâton pour les deux écrivains. M. le prince dut intervenir et leur offrit un asile à l'hôtel de Condé : ce qui n'empêcha pas un quatrième sonnet d'affirmer que Boileau « fut hier bien frotté ». On attribue à Subligny une Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte qui parut en 1677. On y donnait la supériorité à Racine pour le style, à Pradon pour l'intrigue : ce jugement représente assez bien le goût général du public. Le récit de Théramène fut très critiqué (Subligny; Lamotte, Discours sur la poésie en général et sur l'ode en particulier, 1701, réfuté par Boileau, 11e Réflexion sur Longin; Fénelon, Lettre à l'Académie; Ch. De la Tragédie); Louis Racine défendit son père dans une Comparaison de l'Hippolyte d'Euripide avec la tragédie de Racine sur le même sujet, lue en 1728 à l'Académie des inscriptions et belles-lettres.
Après Phèdre, Racine se retira du théâtre, laissant inachevée une Iphigénie en Tauride, dont il avait dressé le plan, et une Alceste qui était écrite en partie : on a fait bien des hypothèses pour expliquer cette retraite, à trente-sept ans, en pleine gloire, en pleine vigueur du génie. Racine n'a pas fait ses confidences à la postérité : il faut s'en tenir aux conjectures. Est-ce le dégoût produit en lui par la cabale qui fit quelque temps échec à Phèdre? Depuis dix ans, les critiques le faisaient souffrir, l'irritaient; mais s'il avait cédé seulement à sa sensibilité, on conçoit qu'il eût fait serment de ne plus écrire pour le théâtre, on ne conçoit pas qu'il ait tenu son serment peu dans plus de vingt ans. Il est certain que ce fut le jansénisme qui arracha Racine à la poésie dramatique : il s'était réconcilié un peu avant Phèdre avec ses anciens maîtres. Il entra dans leurs sentiments sur l'impossibilité de concilier la vie chrétienne avec le théâtre. Son retour à la foi de son enfance détermina sa retraite. Quelle part curent dans sa détermination et dans sa persévérance les procès de la Brinvilliers et de la Voisin? Il est impossible de le dire, ni, au cas où ces événements le touchèrent, s'il fit des réflexions sur l'immoralité d'un théâtre d'amour et la séduction contagieuse des crimes de passion, ou s'il fit un retour plus profond sur lui-même et sur quelque ancienne aventure de sa vie amoureuse (Funck-Brentano, l'Affaire des poisons, 1899, in-18). Toujours est-il qu'il prit en telle horreur le monde qu'il voulut se faire chartreux (si toutefois Louis Racine n'a pas attribué à son père une intention qui appartient à son frère Jean-Baptiste). Sur le conseil (le son confesseur, il se maria. Il épousa le 1er juin 1677 Catherine de Romanes, femme pieuse et indifférente à la poésie; il en eut cinq filles, dont deux se firent religieuses, et deux fils, Jean-Baptiste, qui après avoir servi dans les ambassades, vécut longtemps retiré dans la piété et dans l'étude, et Louis qui fut poète, ou crut l'être. Les lettres de Racine le montrent fort occupé de l'éducation de ses enfants qu'il dirigeait avec une tendresse inquiète et une dévotion scrupuleuse. Dans son acte de mariage, Racine est qualifié conseiller du roi et trésorier de France en la généralité de Moulins : en mai 1677, il fut nommé avec Boileau historiographe du roi. Louis XIV leur commanda de tout quitter pour se consacrer au récit de sa vie. Cette charge attacha Racine à la cour, où il réussit par sa noble physionomie, sa parole élégante et son tact délicat. Les deux historiographes suivirent le roi aux sièges de Gand et d'Ypres en 1678, et au voyage d'Alsace en 1683. Racine seul alla à Luxembourg, en 1687, et assista aux dernières campagnes du roi en Flandre en 1691, 1692 et 1693. Il prenait sa tâche très au sérieux, quêtant partout des informations et des mémoires. Par malheur, l'oeuvre inachevée des deux amis périt en 1728 dans l'incendie de la maison de M. de Valincour.
Malgré l'aversion du roi pour les jansénistes, Racine restait très attaché à Port-Royal. Il visitait Nicole ; il correspondait avec Arnauld; il osa, seul des amis du dehors, assister au service funèbre d'Arnauld qui fut célébré à Port-Royal. Il servit les religieuses dans leurs affaires et leurs peines, rédigeant des mémoires, négociant avec les archevêques de Paris, Harlay et Nouilles. Pendant longtemps, cette conduite ferme et modérée ne lui fit point de tort. Le roi l'aimait, l'appelait volontiers pour le faire causer ou lire. Auprès de Mme de Maintenon aussi, il était en faveur. Elle le chargea avec Boileau de revoir le style des Constitutions de Saint-Cyr. Puis, lorsqu'elle se résolut à ne plus laisser jouer de pièces profanes, comme Andromaque, par les demoiselles, elle chargea Racine de composer des ouvrages religieux. Il reprit le sujet sauvent traité d'Esther. Les représentations eurent beaucoup d'éclat : la première eut lieu à Saint-Cyr le 26 janv. 1689; il s'en donna cinq autres jusqu'au 19 févr. (Cf. Sévigné, lettre du 2 févr. à Mme de Grignan). On joua encore la pièce en 1690, puis en 1697, pour la duchesse de Bourgogne, mais cette fois sans éclat et sans pompe, dans une classe de Saint-Cyr ou dans une chambre de Versailles. Les courtisans se plurent à reconnaître Mme de Maintenon dans Esther, Mme de Montespan dans Vasthi et Louvois dans Aman. Le succès d'Esther engagea Racine à composer Athalie. Mais dans l'intervalle l'évêque de Chartres, Godet Desmarais, éveilla les scrupules de Mme de Maintenon, qui fit jouer Athalie sans décorations et sans costumes dans une classe. Il y eut trois répétitions, les 5, 8 et 22 janv. 1691; quelques autres à Versailles, dans la chambre de Mme de Maintenon, en 1691, 1692 et 1693; enfin en 1699 et 1702 pour la duchesse de Bourgogne. Le peu de bruit de ces représentations fit croire dans le public que la pièce était manquée; seul Boileau soutint que c'était le chef-d'oeuvre de son ami. Athalie ne parut à la Comédie-Française qu'en 1796, et Esther en 1724.
Excepté ces deux drames qui montrent que Racine n'avait rien perdu de son génie dans sa retraite, il ne manqua guère à la promesse qu'il avait faite de renoncer à la poésie. Un prologue d'opéra, où il mit la main avec Boileau, une Idylle à la paix, composée en 1683 pour une fête que le marquis de Seignelay donnait au roi dans sa maison de Sceaux, et plusieurs épigrammes mordantes contre de méchants auteurs et de mauvaises tragédies, voilà à peu près toutes les rechutes de son talent poétique en vingt ans : je ne compte pas les quatre beaux cantiques spirituels, publiés en 1694, qui sont d'un chrétien autant que d'un poète.
On conte que Racine mourut de chagrin, disgracié, pour avoir remis à Mme de Maintenon un mémoire sur la misère du peuple que le roi surprit. C'est une légende. Le mémoire que fit Racine pour être déchargé d'une taxe extraordinaire imposée aux secrétaires du roi (il en avait acheté l'office en 1696) ne fut pour rien dans les chagrins de ses derniers jours : il n'y était pas question de la misère du peuple. Si Racine déplut à Louis XIV, c'est par son jansénisme, dont il se justifiait par une lettre adressée à Mme de Maintenon. Il ne tomba point publiquement en disgrâce : il fut toujours des voyages de Fontainebleau et de Marly. Mais il sentit que le roi s'était refroidi, et il en souffrit. Il mourut le 21 avril 1699, d'un abcès au foie. Il demanda à être inhumé à Port-Royal des Champs, au pied de la fosse de son ancien maître, M. Hamon. Quand Port-Royal fut détruit, et le cimetière violé, les restes de Racine furent rapportés à Saint-Étienne du Mont. Une enfance grave, dans la sérénité triste de Port-Royal, une jeunesse orageuse, dans les compagnies les plus libres, des passions et des plaisirs sans retenue, puis tout d'un coup la vie de famille, modeste et recueillie, tous les soins d'un père chrétien, et en même temps, par une conciliation qui ne pouvait se faire qu'en ce temps-là, l'assiduité auprès du roi, la gloire de la faveur et l'art de la flatterie délicate dans le noble décor de Versailles et de Marly, à la fin les amertumes secrètes, la disgrâce sourde qui conduisent aux désillusions dernières et rendent le chrétien tout à son Dieu : voilà la vie inégale, tourmentée et pourtant harmonieuse de Racine, où se succèdent et se rapprochent les aspects les plus opposés. Dans cette vie se déploient une âme passionnée, tendre, et qui savait goûter la douceur des larmes, une imagination ardente, active, qui grossissait les peines et les inquiétudes, un amour-propre inquiet, endolori, irritable, que la moindre piqûre affolait, des vivacités d'humeur et des duretés, lorsqu'il était blessé, qui voilaient la bonté intime de cette nature ; et sur tout cela, un esprit vaste, puissant, fin, exquis, capable également de juger la vérité des choses avec précision, et de sentir la beauté des choses avec ravissement. A Port-Royal, chez les comédiennes, à l'Académie, au foyer domestique, chez le roi, partout il paraît à sa place, égal à tous les emplois, d'amoureux ou de courtisan, de bel esprit ou de chrétien, s'acquittant de tout avec la même grâce aisée et, délicate. Mais surtout c'est un poète, par cette délicatesse toujours vibrante de sentiments et d'impressions.
Les traits caractéristiques du génie de Racine doivent se chercher dans les neuf tragédies qu'il adonnées à partir d'Andromaque. En les publiant, il les a fait précéder de préfaces intéressantes, mais où l'on aurait tort de chercher toute une poétique : en général, Racine se contente de discuter les objections qu'on lui a faites, ou qu'il prévoit. il n'explique point en détail la théorie de son art. Au reste, il ne prétendait pas à changer ni à renouveler la technique. Il accepte la forme et les règles de la tragédie, qu'il trouve établies; il se plie aux unités sans les discuter. Il prend le genre tel que Corneille et d'Aubignac l'ont constitué : il saura y faire apparaître son originalité, qui est moins dans la nouveauté des formules techniques que dans la vérité, le pathétique et la poésie de l'invention morale. Il prend ses sujets dans la légende ou l'histoire antiques : il va où la matière est riche et parle à l'imagination, déjà élaborée par de grands esprits de poètes et d'historiens; ses sources sont les tragiques grecs, Virgile, Sénèque, Tacite, Plutarque, et la Bible. La Grèce fabuleuse, l'histoire romaine, et enfin l'histoire juive, voilà le domaine où il s'enferme, évitant les annales sèches et vagues des peuples mal connus. Une fois, il se hasarde à traiter un sujet moderne, dans Bajazet, estimant que « l'éloignement des lieux répare la trop grande proximité des temps», et que ces Turcs, si distants de nous par les moeurs, sont capables de grandeur et de noblesse tragiques. Jamais il ne tente de sujets fictifs : pour lui, comme pour Corneille, la réalité historique, ou son équivalent, la légende reçue dans la croyance des hommes, garantissent la justesse des enchaînements psychologiques. Aussi s'est-il piqué de garder la vérité de l'histoire, et c'est le point sur lequel il revient le plus constamment dans ses Préfaces. Les contemporains pourtant lui disputèrent ce mérite : si l'on fait la part de la malignité et de l'envie, leurs critiques attestent l'étonnement qu'ils éprouvent à voir prendre pour ressort de la tragédie historique, non plus la politique comme chez Corneille, mais l'amour. Puis, dans cette peinture de l'amour, on lui a reproché de donner aux anciens et aux Turcs l'air et le ton français. Tabac, après Voltaire, voit des courtisans français dans les amoureux de Racine. Il faut reconnaître que certaines nuances nobles et délicates du dialogue racinien révèlent le grand siècle et le voisinage de Versailles; mais la critique tombe surtout sur les caractères secondaires : si Xipharès ou Hippolyte sont deux Français, il y a bien autre chose dans Néron, Mithridate et Athalie.
Si l'on considère en quel état étaient alors les sciences historiques, on verra sans peine que Racine a fait tout ce qui se pouvait faire en son temps: Il a senti en poète les temps fabuleux de la Grèce ; en historien et en poète, l'empire romain, l'Asie hellénisée, l'âme judaïque. Il s'est efforcé d'évoquer ta représentation des milieux légendaires ou historiques, d'en faire comme la toile de fond devant laquelle se développe son action et évoluent ses personnages. Il a peint aussi avec curiosité des individus historiques, leur gardant, jusque dans leur réduction à un type général, certains traits caractéristiques de leur personnalité: on le comprendra en comparant Mithridate et Nicomède. L'imitation artistique est le but de Racine dans l'usage de l'histoire : il ne vise qu'à exprimer poétiquement certaines civilisations et certains individus. Mais l'histoire, au théâtre, se décompose aisément en tableaux à peine liés, et fournit matière à des portraits strictement individuels : il s'agissait pour Racine d'y introduire une liaison rigoureuse et des types généraux. L'amour lui a fourni le moyen tout à la fois d'enchaîner et d'humaniser la matière historique. Par l'amour, passion universelle, il a généralisé les caractères individuels; par l'amour, passion extrême et furieuse, il a serré et précipité l'action. Voilà comment il a fait de l'amour le ressort de son théâtre. Cela convenait au public. Le temps des conspirations était passé; le roi gouvernait seul avec quelques commis. Les générations nouvelles, désintéressées de la politique, jouissaient de l'abandon des grandes ambitions et des nobles intérêts; dans la paix magnifique que procurait le despotisme royal, les plaisirs de la société et de la cour, les conversations, la galanterie les occupaient. A ce public, Corneille ne convenait plus : il se retrouvait dans Quinault, et Racine avait de quoi l'enchanter en le dépassant.
Voilà donc comment se construisit la tragédie de Racine: une intrigue d'amour enserra étroitement l'évocation légendaire ou historique. Rien ne fut donné à la curiosité du passé: Racine ne fait pas de tableaux. Tous les détails évocateurs se coulent dans les dialogues, parmi les accents de passion; le milieu se peint par l'action même. Des individus héroïques sont ranimés en leur singularité touchante ou monstrueuse ; mais leur caractère singulier est employé rigoureusement à nuancer une passion générale, l'amour le plus souvent, dont les effets s'inscrivent dans l'action. Point de reconstitution des époques, point de résurrection des individus qui se fasse au détriment de la continuité de l'action, en la suspendant ou la retardant, Racine a gardé la loi essentielle du théâtre classique, que Corneille avait dégagée: la poésie dramatique est action, et tout ce qui n'est pas action n'est pas du théâtre. Et l'on entend par action, non pas la réalisation scénique des faits, mais la chaîne continue des effets, le passage incessant d'un état à un autre jusqu'à l'état définitif qu'on appelle dénouement. Conformément à cette conception, une tragédie de Racine est la recherche d'un dénouement : un problème est posé dans l'exposition, et la solution, tour à tour attirée et écartée par l'effort des personnages,. se détermine au cinquième acte. Rien d'oiseux n'est admis. Il n'y a pas une scène qui ne concoure à la production du dénouement ou qui n'y fasse obstacle. On a souvent loué la simplicité de l'intrigue chez Racine : et c'est justice. Il a rejeté les complications et les moyens extraordinaires. Andromaque se ressentait encore de l'art cornélien; dans les autres pièces, Racine abandonne les histoires à deux fils, et réduit le sujet d'amour à la forme la plus simple, une femme aimée de deux hommes, un homme disputé entre deux femmes (Britannicus, Bérénice, Mithridate; Bajazet, Iphigénie, Phèdre). Pour nouer et dénouer son intrigue, il use des moyens les moins cherchés et les plus naturels, les plus rapprochés parfois de la vie ordinaire, sans crainte de manquer à la dignité tragique. On lui a fait honneur d'avoir tiré toute l'action des caractères, d'avoir pris dans les passions des personnages tous les moyens qui meuvent l'intrigue. Ce n'est pas tout à fait vrai. Et du reste, dans la vie, le hasard et les coïncidences ont leur part : rien ne parait plus artificiel qu'un drame où la volonté humaine conduit tout. Racine a gardé la juste mesure : sans exclure les coups de fortune et de fatalité, il a voulu surtout étudier les effets de passion, et ainsi il a présenté le plus souvent les faits qui étaient en relation avec les passions, il a suivi les prolongements des émotions de l'âme dans la réalité extérieure. Toute son intrigue est bâtie de façon à donner du jeu aux passions. Comme il excluait les développements purements pittoresques qui ne contribuaient pas à nouer ou dénouer l'intrigue, il s'est interdit les tirades pathétiques dont l'action ne profitait pas. Sa psychologie est une psychologie de l'action; elle est l'analyse des mobiles qui possèdent une vertu de production ou d'inhibition relativement à de certains actes. Ce qu'il a cherché dans les caractères, c'est la genèse et les causes des faits constituant la matière historique ou légendaire. De là le pathétique saisissant des analyses de Racine : toutes ces déductions de sentiments se résolvent rapidement en actes, en résolutions violentes ou criminelles, en coups de théâtre effrayants et pitoyables.
Cette psychologie est admirable, unique de vérité et de finesse. Nul n'a mieux démêlé les enchaînements des états passionnels et la secrète logique des orages du coeur. Racine n'a pas de parti pris étroit, de système exclusif sur l'âme humaine. Il ne nie pas la volonté; il lui accorde presque toujours le combat, parfois la victoire. Mais il croit (et son éducation janséniste y est pour quelque chose sans doute) que l'humanité est ordinairement faible, et que, même chez les héros, les passions ont plus d'empire que la raison. Il ne donne pas non plus une formule unique de l'amour. Il ne refuse pas de le fonder sur l'estime, sur l'idée de la perfection, comme Corneille : mais il voit là une exception. Dans la vie, l'origine de l'amour est le plus souvent l'appétit sensuel, ou la curiosité, ou même la pitié, enfin une disposition de la sensibilité plutôt qu'une connaissance de l'esprit. Et surtout aimer, c'est aimer : on ne sait pas d'ordinaire pourquoi l'on aime, on ne le sait ni de soi-même ni d'autrui. Aussi Racine n'imposera-t-il pas à ses personnages une façon uniforme d'aimer : chacun d'eux aimera selon son caractère, avec son accent et son humeur propres. Ce qu'il a distingué par une vue d'une vérité saisissante, ce sont deux qualités d'amour : une affection tendre et douce, faite pour se dévouer et se sacrifier, et une passion dominatrice et violente, qui souffre aussi, mais qui surtout fait souffrir, qui va jusqu'à tuer. Les contemporains sentirent mieux la grâce du premier amour que la vérité du second : tant de fureur les gêna, les attrista, et, domptés qu'ils étaient déjà ou glacés par la politesse, leur parut médiocrement vraisemblable et tout à fait brutal. Racine dut se justifier d'avoir fait Néron méchant, quoique amoureux. Mme de Sévigné croyait Racine incapable de peindre une autre passion que l'amour : elle se trompait. S'il a préféré l'amour pour sa vertu dramatique, il a montré pourtant qu'il était capable d'analyser aussi exactement l'amour maternel, l'amitié, l'ambition, l'envie, l'orgueil, l'enthousiasme religieux et national: Il a su faire à l'amour une place très réduite dans Iphigénie, l'éliminer entièrement d'Esther et d'Athalie : et nulle part sa psychologie n'a été plus sûre et plus fine. Comme il ne s’asservissait qu'à la vie, ses caractères, même quand ils semblent des exemplaires d'une même passion, se différencient par des traits délicats : ils offrent une étonnante variété. Il a peint en perfection des caractères virils, Oreste, Néron, Mithridate, Joad : mais il est vrai que, tandis que Corneille a réussi à exprimer la raison de l'homme, Racine a été surtout le peintre de la passion féminine. Presque dans toutes ses oeuvres, la femme est au premier plan: Andromaque et Hermione, Bérénice, Roxane, Phèdre, Esther. Agrippine et Athalie ne s'effacent pas à côté de Néron et de Joad, ni Clytemnestre auprès d'Agamemnon. Dès que l'amour est le ressort principal de la tragédie, la femme naturellement devient le personnage principal. Aussi a-t-on fait dater de Racine l'empire de la femme sur la littérature. Mais il y a avant lui les romans, depuis l'Astrée, et au théâtre, Quinault : et dans la société, par l'apaisement des passions politiques et l'épanouissement de la vie mondaine, le règne de la femme avait commencé; la tragédie de Racine a suivi l'évolution des moeurs. Pourtant Racine s'est séparé des contemporains, et a été véritablement inventeur en trois choses : par delà la galanterie, il a retrouvé l'amour, tendresse ou fureur ; à la place de l'amour-vertu, source d'héroïsme, il a vu l'amour-faiblesse, cause de défaillances et de crimes; et enfin il a pour un siècle et demi fixé la formule de la femme, être de passion, sans moralité ni raison assez fortes pour faire échec à la passion, n'existant que par et pour l'amour, et capable en le suivant de toutes les incohérences et de toutes les contradictions. Avant lui, dans le théâtre, comme dans le roman, la femme n'avait pas de traits distincts de ceux de l'homme; il faudrait aller aux fabliaux et aux farces de l'ancienne littérature pour trouver une ébauche de psychologie féminine.
On a disputé sur la vérité du théâtre de Racine: Taine l'estime surtout locale et particulière; c'est la vérité des moeurs françaises, de la vie de cour et de salon. M. Brunetière l'estime surtout générale et humaine : c'est la vie de tous les hommes et de tous les jours. La juste formule serait celle qui combinerait les deux jugements qu'on vient de lire. Racine a peint l'humanité, mais il l'a peinte dans des formes, avec un goût et un style qui appartiennent à son siècle. Il nous offre bien plus que la vie de cour, mais il nous offre autre chose aussi que la réalité commune. A des amours dont la brutalité ou la fureur ne s'exprime guère en réalité que par le geste ou le cri, il prête toutes les délicatesses de l'analyse et l'abondance du raisonnement. Ces passions, rares ou inconnues dans les salons, et dont on cherche les exemples dans la rudesse populaire; sont chez Racine idéalisées, transposées par la condition héroïque ou royale des personnages et aussi par le recul dans des siècles lointains, ou par la différence des moeurs étrangères. Il nous offre ainsi une vérité d'un caractère tout spécial, très éloignée de tous les réalismes et qui a pourtant une saveur exquise de réalité.
Avec le pathétique et la vérité, Racine a la poésie. Il a la poésie qui naît de l'histoire, de la représentation du passé en sa beauté et en son étrangeté : il accuse, d'accord avec le goût de son temps, plutôt la beauté que l'étrangeté. Cela apparaît dans la façon dont il imite Euripide ou Homère. Il a aussi la poésie qui naît des sentiments, de leur valeur propre, indépendante de leurs effets et des actions qu'elles produisent, en un mot la poésie lyrique. II a mis tout son art à fondre ces deux sortes de poésie dans l'action dramatique, de façon que chaque tableau évocateur, chaque émotion lyrique fussent des ressorts d'action, intervinssent comme mobiles ou obstacles dans les délibérations ou les conflits des personnages. La tragédie avec Corneille se perdait dans l'analyse, sacrifiait le pathétique et la poésie à la vérité, à la logique. L'originalité de Racine a été, en gardant la formule cornélienne de la tragédie, l'intrigue serrée, l'action rapide, la psychologie exacte, d'y faire rentrer le pathétique et la poésie. Il a choisi ses sujets et ses personnages de telle sorte que les sentiments par lesquels l'intrigue se développe et va à son dénouement, eussent par eux-mêmes une force pathétique et une beauté poétique. L'individu qui agit ou examine les raisons d'agir, souffre, et dans son raisonnement, il fait passer les visions des objets qui l'émeuvent, il fait entendre le chant de la passion qui le travaille. Voilà comment dans une forme dramatique si opposée à celle des Grecs, Racine a ramené le pathétique puissant et la poésie exquise des Grecs. Il est au reste un des rares écrivains de la France qui aient eu une connaissance approfondie et un sentiment vif de la littérature grecque. C'est ce qui lui a permis de juger d'un si juste coup d'oeil ce qu'elle avait d'admirable et de propre, et ce qui s'en pouvait transporter dans notre tragédie classique. A un public indifférent à l'art grec, et qui n'en aurait pas eu l'intelligence, s'il y avait fait attention, Racine fit goûter quelques-uns des plus purs mérites de l'art grec. Il ne chercha pas à faire violence au goût de ce public, et il ne prit que ce qu'il pouvait espérer de faire passer, tant qu'il travailla pour les comédiens. Lorsqu'il composa pour les demoiselles de Saint-Cyr ses deux dernières tragédies, asservi qu'il était à des convenances morales dont le respect ne lui coûtait rien, il se sentit plus libre du côté de l'art. Il prit sa matière dans la Bible et rapprocha sa forme de la tragédie grecque. Il desserra l'intrigue dans sa délicieuse élégie d'Esther; il osa parler aux yeux et aux sens par la composition scénique et la mise en scène dans Athalie : dans les deux pièces, il mit des choeurs, et même dans le dialogue il dégagea l'accent lyrique.
Son influence fut immense. Sa tragédie fut pendant cent cinquante ans le modèle de la tragédie. Si Corneille ou Quinault fournirent des procédés, c'est par l'impuissance où l'on fut d'égaler la simplicité, la nudité, la vérité de Racine : on ne songea pas à nier que là fut l'idéal. De Racine on garda la construction de l'intrigue, l'habitude de réduire tous les sujets à l'amour; on s'efforça de reproduire la noblesse harmonieuse de son style. On en copia l'élégance sans en voir et sans en prendre l'énergie ni la précision, ni la poésie. On ne sut jamais l'imiter, et en ce sens il n'eut pas de disciples. Voltaire, pas plus que Campistron, ne lui ressemble. Mais les romantiques ne se trompaient pas quand, voulant détruire la tragédie, et en cherchant l'idéal, le type parfait et incontesté, ils remontaient jusqu'à Racine.
Outre ses tragédies, Racine a laissé diverses poésies: lo des poésies lyriques dont les principales sont le Paysage ou Promenade de Port-Royal des Champs, document intéressant sur la jeunesse et la formation du talent de Racine, et les Cantiques spirituels, qui sont, avec les choeurs d'Esther et d'Athalie, les chefs-d'oeuvre du lyrisme français dans la seconde moitié du XVIIe siècle; 2° des épigrammes, en général spirituelles et mordantes, et même malignes. L'oeuvre en prose comprend: 1° La Lettre à l'auteur des hérésies imaginaires et la Lettre aux deux apologistes de Port-Royal, la première imprimée en 1666 (in-4, s.d.), la seconde publiée seulement en 1722 dans une édition de Boileau donnée à La Haye. - 2° Deux Discours prononcés par Racine à l'Académie française, l'un à la réception de l'abbé Colbert en 1678, et l'autre à la réception de Thomas Corneille et Bergeret en 1685 : c'est dans celui-ci que Racine rendit une justice éclatante au grand Corneille. La harangue que prononça Racine, lorsqu'il fut reçu lui-même, est perdue. - 3° L'Abrégé de l'histoire de Port-Royal, publiée partiellement en 1742, et complètement en 1767. Boileau a peut-être collaboré en quelque mesure avec Racine pour cet ouvrage, ou tout au moins a révisé la rédaction première. Il est probable que Racine fit cette histoire dans les derniers temps de sa vie ; il n'eut pas le temps de l'achever. Outre le mérite du style, elle vaut par les souvenirs que l'auteur a pu recueillir de première main. - 4° Diverses particularités concernant Port-Royal, recueillies par Racine dans ses conversations avec Nicole. C'est un petit écrit de quelques pages, de simples notes. Imprimé en 1807. - 5° Un Mémoire pour les religieuses de Port-Royal des Champs, présenté au cardinal de Noailles, archevêque de Paris, quand les religieuses de Port-Royal de Paris réclamèrent contre le partage des biens fait en 1669, lors de la séparation des deux maisons. - 6° Des fragments et notes historiques, matériaux pour l'histoire du roi, de date et de provenance diverses, de rédaction souvent incomplète et sommaire. - 7° Cinq explications de médaillés dans l'Histoire métallique de Louis XIV, composée par l'Académie des inscriptions et belles-lettres, et publiée en 1702. - 8° Des traductions, la Vie de Diogène le Cynique, de Diogène Laerte, et divers morceaux d'auteurs ecclésiastiques, exercices de jeunesse, qui remontent sans doute au séjour de Racine à Uzès; des extraits de Lucien et de Denys d'Halicarnasse sur la manière d'écrire l'histoire, qui datent du temps où Racine devint historiographe et réfléchit aux devoirs de sa charge; une partie du Banquet de Platon, version entreprise entre 1678 et 1686 pour Mme de Rochechouart, abbesse de Fontevrault, qui traduisit le reste; ce travail fut publié en 1732. En outre, quelques passages de la Poétique d'Aristote ont été traduits par Racine, en marge d'un exemplaire du Commentaire de Victorius (Vettori). Il est à remarquer que tous ces essais et fragments de traductions se rapportent à des textes grecs. La culture de Racine est hellénique autant que latine : c'est une marque rare en ce siècle.
On possède aussi certaines notes de Racine, parmi lesquelles un certain nombre concernant les passages de la Bible relatifs au sujet d’Athalie. Mais il faut signaler surtout comme étant d'un intérêt considérable les remarques faites par Racine au cours de ses lectures. Il a fait dès le temps de son séjour à Port-Royal des extraits de saint Basile, de Virgile, d'Horace, de Tacite, de Quintilien; à diverses époques de sa vie, des extraits de Cicéron, de Tite-Live, de Quinte Curce, de Vaugelas. A Uzès, il remplit des cahiers de remarques sur les Olympiques de Pindare, et sur les dix premiers livres de l'Odyssée. Enfin, on connaît beaucoup de livres ayant appartenu à Racine (cf. l'éd. P. Mesnard, t. VI, p. 167 ; P. Bonnefon, la Bibliothèque de Racine, dans la Revue d'histoire littéraire de la France, 1898) ; beaucoup de ces livres portent des annotations marginales; il y en a sur le livre de Job, l'Iliade, Pindare, Eschyle, Sophocle, Euripide, Platon, Aristote, Plutarque, Lucien, Cicéron, Pline le Jeune, l'historien moderne La Barde, qui a écrit en latin, l'abbé d'Aubignac. On remarquera encore la place que tiennent les auteurs grecs dans les lectures de Racine.
Les lettres de Racine sont en assez grand nombre; les parties les plus importantes sont sa correspondance avec Boileau et sa correspondance avec son fils aîné Jean-Baptiste. L'esprit et le coeur du poète s'y peignent. On lui a attribué un certain nombre de pièces en vers et en prose, parmi lesquelles une Relation du siège de Namur, et une Réponse de Mgr l'archevêque de Paris aux quatre lettres de Mgr l'archevêque de Cambrai. Les oeuvres de Racine ont été publiées par lui-même chez Claude Barbin en 2 vol. in-12, 1676, 1687 et 1697. Des éditions données depuis la mort du poète, la principale, et qui abolit toutes les précédentes, est celle qu'a publiée M. Paul Mesnard, 8 vol. in-8 et deux albums, 1865-70."
GUSTAVE LANSON, article "Jean Racine" de La Grande Encyclopédie (publiée entre 1885 et 1902)