Psychologie contemporaine (notes et portraits) - Stendhal (Henri Beyle)

Paul Bourget

Le lecteur s'étonnera peut-être que, dans cette série d'articles, consacrés à certains cas singuliers de psychologie contemporaine, j'arrive à parler d'un écrivain mort au mois de mars 1842 et qui eut ses vingt ans sous le Consulat. Si l'on s'en rapporte aux dates, l'énigmatique personnage qui signa du pseudonyme de Stendhal deux des chefs-d'œuvre du roman français, et se fit appeler Arrigo Beyle, Milanese, sur la pierre de son tombeau, appartient à une époque littéraire bien éloignée de la nôtre. Mais un tour d'esprit très original, et rendu plus original par une éducation très personnelle, voulut que ce soldat de Napoléon traversât son époque littéraire comme on traverse un pays étranger dont on ne sait pas la langue — sans être compris. Il écrivit beaucoup et ne fut guère lu. Même les rares amis qui le connurent et qui l'apprécièrent n'espéraient point pour lui cette gloire posthume, laquelle va grandissant de telle sorte que nous disons couramment à l'heure présente : Balzac et Stendhal, comme nous disons Hugo et Lamartine, Ingres et Delacroix. Il y a une raison à ce fanatisme — car Henri Beyle a ses fanatiques — de 1882, comme il y eut une raison au dénigrement, ou plutôt à l'indifférence, qui accueillit les publications du romancier de 1830. Cet homme de lettres, qui fut aussi un homme de caserne et un homme de chancellerie, eut le dangereux privilège de s'inventer des sentiments sans analogue et de les raconter dans un style sans tradition. Les sentiments ne furent point partagés, et le style ne fut point goûté. Il avait donné lui-même la raison de cet insuccès, le jour où il formula cette vérité profonde que, de confrère à confrère, les éloges sont des certificats de ressemblance. Mais n'en est-il pas ainsi de ces milliers d'éloges anonymes qui vont du public à l'écrivain, et se résument dans l'applaudissement passager de la vogue ou l'acclamation durable de la gloire? Henri Beyle était, vis-à-vis de ses contemporains, comme le Julien Sorel de Rouge et Noir vis-à-vis des séminaristes, ses compagnons : « Il ne pouvait plaire, il était trop différent... » Tout au contraire, il se trouve ressembler, par quelques-unes des dispositions habituelles de son âme, à beaucoup de nos contemporains à nous, qui reconnaissent dans l'auteur des Mémoires d'un Touriste et de la Chartreuse de Parme comme une épreuve avant la lettre de plusieurs traits de la sensibilité la plus moderne. Beyle disait, avec un flair surprenant de sa destinée d'artiste : « Je serai compris vers 1880 ». Il y a quarante ans, cette phrase choquait comme une outrecuidance; aujourd'hui, elle étonne comme une prophétie. Expliquer pourquoi cette prophétie ne s'est pas trompée, et pourquoi nous aimons d'un amour particulier ce méconnu d'hier, ne sera-ce pas expliquer par quelles nuances nous différons de nos prédécesseurs? Qui peut affirmer que, dans quarante autres années, ce même Stendhal et ses fervents ne seront pas enveloppés d'un profond oubli par une nouvelle génération, qui goûtera la vie avec des saveurs nouvelles? Ce point d'interrogation doit hanter souvent la pensée de ceux qui font profession de peindre leur rêve du monde « avec du noir sur du blanc ». Car la grande incertitude de la renommée littéraire a ceci de bon qu'elle nous guérit des inutiles ambitions d'immortalité et nous amène à ne plus écrire, comme Stendhal lui-même, que pour nous faire plaisir, à nous-mêmes et à ceux de notre race. — Mais comment toucher les autres, et à quoi bon?...

I

L'HOMME


Deux amis, d'inégale intelligence mais d'une égale affection, ont tracé d'Henri Beyle des portraits qui se complètent heureusement l'un l'autre. Le plus connu est celui que Mérimée fit courir sous le manteau et qu'il étiqueta de ce titre clandestin : « H. B., par l'un des Quarante ». On retrouvera cette étude d'après nature en tête de l'édition actuelle de la Correspondance de Stendhal, mais signée, cette fois, en toutes lettres, et débarrassée de plusieurs traits un peu vifs. L'autre portrait, placé aujourd'hui dans le même volume que l'étrange roman d'Armance, est dû à un camarade d'enfance de Beyle, son exécuteur testamentaire, le Dauphinois R. Colomb. Il porte en épigraphe cette phrase, tirée des papiers du mort : « Qu'ai-je été? Que suis-je? En vérité, je serais bien embarrassé de le dire...» La notice de Mérimée fixe quelques détails de la physionomie virile de Beyle, celle de Colomb marque quelques lignes de sa physionomie adolescente. Ni l'une ni l'autre ne valent, pour nous introduire à fond dans cette âme compliquée d'artiste et de diplomate, de philosophe et d'officier, les livres mêmes du Maître, ceux-là surtout comme la Correspondance, comme le journal de son premier voyage en Italie : Rome, Naples et Florence, et comme ces Mémoires d'un Touriste, résidu de ses nombreux voyages en France, où l'homme s'abandonne et cause tout uniment. Les mots se succèdent. Les idées jaillissent. Vingt anecdotes se croisent. L'accent du conteur est si fidèlement noté que l'oreille entend une voix qui darde les phrases brèves et fines. Ainsi parlait Beyle lorsque, dans ses soirs de mélancolie, il se grisait de son propre esprit « pour mettre des événements entre son malheur et lui », — ou dans ses soirs de gaieté un peu folle, quand il jouait à la raquette avec un partner de conversation, au milieu de cette atmosphère sociale qui l'enchantait : « Un salon de huit à dix personnes aimables, où le bavardage est gai, anecdotique, et où l'on prend du punch léger à minuit et demi... »

Dans un fragment inachevé, il s'est dépeint sous le nom de Roizard en une ligne saisissante : « Lorsqu'il n'avait pas d'émotion, il était sans esprit ». Et c'est bien cet esprit, en effet, toujours teinté d'émotion — cet esprit qui est une façon de sentir plus encore qu'il n'est une façon de penser, — cet esprit, amusé à la fois et passionné, curieux et mobile, vivant surtout et personnel comme la vie même, qui court à travers ces pages sans correction, écrites, comme au bivouac, sur le coin du genou. Mais quelle correction savante a ce charme de naturel, cette fraîcheur de pensée saisie comme à sa source? À lire et à relire ces involontaires confidences d'un écrivain qui croit ne noter que des théories, et qui révèle son cœur et ses nerfs à chaque minute, toutes les influences qui ont façonné ce génie singulier deviennent visibles. C'est la chair et c'est les muscles qui apparaissent sur le squelette des faits matériels de cette existence, aussi colorée que psychologique. L'homme ressuscite au regard de l'imagination qui songe et, avec lui, les trois ou quatre grandes causes qui l'ont amené à représenter prématurément quelques-unes de nos manières de jouir et de souffrir, bien qu'il y ait, entre lui et nous, ce vaste cimetière de deux générations mortes.

C'est donc une causerie que ces livres, et cette causerie est celle d'un artiste dont la sensibilité, merveilleusement agile, s'émeut à l'occasion d'innombrables objets. Mais sous l'artiste il y a un philosophe, et même le philosophe domine sans cesse. La faculté souveraine de cette pensée en mouvement réside dans l'invention d'idées générales; et ce plaisir de ramasser en une formule une collection de menus faits est tellement vif pour cet esprit ardent, qu'il lui sacrifie tout : jolis effets de mots, belles images, musique des périodes. Comme il arrive aux intelligences de cet ordre, les idées générales mêmes lui paraissent bientôt trop particulières; elles se subordonnent à de plus générales; un système se dégage, dont les qualités et les défauts expliquent la puissance et les insuffisances des analyses qu'il a commandées. Beyle n'est pas seulement un philosophe, c'est un philosophe de l'école de Condillac, d'Helvétius et de leur continuateur, Destutt de Tracy. Il a subi, jusque dans les moelles, l'influence du sensualisme idéologue, qui est celui de ces théoriciens. Avec eux, il attribue à la sensation l'origine de toute notre pensée. Avec eux, il résout dans le plaisir tous nos mobiles d'action et tous nos motifs. Poussant ces premiers principes jusqu'à leur extrême conséquence, il considère que le tempérament et le milieu font tout l'homme. Sa métaphysique sommaire le rend implacable pour toutes les inventions de l'Idéalisme allemand, comme elle le rend féroce sur l'article de la religion. « Le papisme, disait-il souvent, est la source de tous les crimes ». Il est athée à la manière d'André Chénier, jusqu'au délice. On connaît sa phrase célèbre : « La seule chose qui excuse Dieu, c'est qu'il n'existe pas ». Il est matérialiste, jusqu'à l'héroïsme : « Je viens de me colleter avec le néant, écrit-il après sa première attaque d'apoplexie; c'est le passage qui est désagréable, et cette horreur provient de toutes les niaiseries qu'on nous a mises dans la tête à trois ans ». Il ne se contentait pas de penser ainsi pour son propre compte, il faisait des élèves. Il endoctrina Jacquemont, il prêcha Mérimée, auquel il reprochait « le manque d'avoir lu Montesquieu, Helvétius et de Tracy ». Ni la faveur du public pour les Écossais et Jouffroy, pour l'hégélianisme et Cousin, ni le renouveau de piété poétique qui signala le romantisme naissant, n'entamèrent cette première foi philosophique qui, de sa pensée, descendit dans son style. Les condillaciens définissaient la langue une algèbre, et Beyle écrivit, en effet, comme un algébriste. Les critiques lui ont reproché de négliger sa forme. C'est à peu près comme si on reprochait à un mathématicien les abréviations de ses polynômes. Pour justifier sa manière d'écrire, Beyle disait : « Souvent je réfléchis un quart d'heure pour placer un adjectif après un substantif...» Il était de bonne foi, et il ajoutait que les raisons de cette place de l'adjectif et du substantif lui étaient dictées par la logique : « Si je ne vois pas clair, tout mon monde est anéanti...» Reconnaissez-vous le disciple de cette forte école d'analystes français, pour laquelle la précision a toujours été la qualité psychologique par excellence? Beyle a dit encore : « Pour être bon philosophe, il faut être sec, clair, sans illusion. Un banquier qui a fait fortune a une partie du caractère requis pour faire des découvertes en philosophie, c'est-à-dire pour voir clair dans ce qui est ».

A vingt ans, les livres qu'on lit avec passion donnent une expérience, le métier qu'on choisit ou qu'on subit en donne une autre, souvent contradictoire. Tel fut le cas d'Henri Beyle. A peine au sortir des livres, il fit la guerre. Avec quelles ardeurs d'enthousiasme, les fragments de sa Vie de Napoléon suffisent à l'attester. Une éloquence contenue y trahit l'émotion profonde. « J'éprouve une sorte de sentiment religieux en écrivant la première phase de la vie de Napoléon...» L'image du grand général s'associait, dans le souvenir de Stendhal, aux plus enivrantes impressions de danger héroïque et de jeunesse enfin délivrée. Il faut songer qu'en avril 1800, lorsqu'il partit pour les régiments d'Italie, il exécrait sa famille, dont il était du reste maudit, que son existence d'étudiant à Paris avait été précaire et maladive, puis qu'il allait faire campagne sous le plus beau ciel du monde et avec la plus glorieuse armée. C'était de quoi remuer délicieusement un cœur généreux auquel la présence du danger procurait un spasme à demi terrible, à demi voluptueux. Il y a un frisson nerveux d'une espèce unique et qui se rencontre dans un mélange d'extrême bravoure et de nervosité folle. Beyle connut ce frisson et s'y complut, au point que vous le retrouverez chez tous ses personnages. Il disait : « J'ai eu un lot exécrable jusqu'au passage du mont Saint-Bernard. Mais, depuis lors, je n'ai plus eu à me plaindre du destin...» Il servait au 6e dragons et fut nommé sous-lieutenant à Romanego, entre Brescia et Crémone. Plus d'un passage de ses livres rappelle, avec une sorte de coquetterie du péril affronté, cette épaulette et cette campagne. Une note inattendue de Rouge et Noir (chap. V) revendique pour le romancier l'honneur d'avoir porté le long manteau blanc et le casque aux longs crins noirs, comme les soldats que Julien voit à leur retour d'Italie attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père. Le début célèbre de la Chartreuse de Parme, où Fabrice del Dongo assiste à la bataille de Waterloo, comme une jeune fille assiste à un premier bal, avec un virginal frémissement d'initiation, n'a pu être écrit qu'à la flamme des souvenirs les plus passionnés, comme la dédicace à Napoléon vaincu de l'Histoire de la Peinture en Italie, si touchante d'admiration fière, n'a pu être composée qu'avec la nostalgie de ces mois héroïques. Cette nostalgie justifie encore l'Arrigo Beyle, Milanese, de l'épitaphe. En 1840, et lorsque la question d'Orient se dénoua d'une manière pacifique, Stendhal déclara qu'en reculant devant la guerre, le gouvernement déshonorait le pays, et il donna sa démission de Français. Comme tous les goûts très vifs, cette ardeur pour les hardies délices de l'existence militaire se compensait par de dures rancœurs. En 1813, et dans un journal écrit sur les hauteurs de Bautzen pendant la canonnade, Beyle écrivait : « Je notais au crayon que c'était une belle journée de beylisme, telle que je me la serais figurée et avec assez de justesse, en 1806. J'étais commodément, et exempt de tous soucis, dans une belle calèche, voyageant au milieu de tous les mouvements compliqués d'une armée de 140 000 hommes poussant une autre armée de 160 000 hommes, avec accompagnement de Cosaques sur les derrières. Malheureusement, je pensais à ce que Beaumarchais dit si bien : Posséder n'est rien, c'est jouir qui est tout... Je ne me passionne plus pour ce genre de plaisir. J'en suis saoul, qu'on me passe l'expression. C'est un homme qui a trop pris de punch et qui a été obligé de le rendre. Il en est dégoûté pour la vie. Les intérieurs d'âmes que j'ai vus dans la retraite de Moscou m'ont à jamais dégoûté des observations que je puis faire sur les êtres grossiers, sur ces manches à sabre qu'on appelle une armée...» Dépit d'amoureux et qui ne l'empêchait pas de s'attendrir à la seule idée de ces années passées « à manger son bien à la suite du Grand Homme », l'expression est de lui. « J'avais trop de plaisir, écrivait-il à Balzac pour excuser la longueur du début de la Chartreuse, j'avais trop de plaisir à parler de ces temps heureux de ma jeunesse...» On a souvent cité, pour marquer d'un trait son courage, l'anecdote qui le montre faisant sa barbe pendant la retraite de Russie, — crânerie de soldat très caractéristique en effet de tout un côté de l'âme de Beyle, cette âme follement éprise de l'action, jusqu'à s'être proposé comme sujet d'un livre : l'Histoire de l'énergie en Italie!

L'Italie! ce mot revient sans cesse sous la plume de Beyle. Il en écrit les syllabes comme le personnage du poème de Virgile dut les prononcer, avec adoration. C'est qu'il l'avait connue et goûtée, cette belle Italie, dans la période la plus exaltée de sa jeunesse et quand toutes les fièvres de la vie brûlaient son sang. Il savoura, comme un barbare, cette voluptueuse impression animale du soleil, si caressante à ceux dont la jeunesse a grandi sous les nuages du Nord. Une atmosphère translucide enveloppe les maisons closes et dont les pierres roussies communiquent comme une chaleur au regard. Rien qu'à respirer, l'âme est allégée, le corps est à l'aise. La créature humaine est naturellement belle à contempler sous ce ciel pur. La magnifique lumière sauve de la laideur même les haillons des mendiants. Une architecture originale fait de chaque ville une occasion nouvelle de rêves, comme un foisonnement prodigieux de toiles et de fresques en fait un paradis nouveau de plaisirs esthétiques. Il est aussi une grâce spéciale aux femmes de chacune de ces villes, et quand Beyle entra pour la première fois à Milan, quelle liberté intacte des mœurs! Nous savons, par les mémoires de cet étonnant Casanova, si bien nommé Aventuros par le prince de Ligne, quelle douce vie, riches et pauvres, nobles et plébéiens, menaient dans les cités italiennes de la fin du XVIIIe siècle. Presque la même facilité d'habitudes aimables s'offrit aux passions des jeunes officiers du jeune vainqueur de Marengo. Ce fut une griserie heureuse de toute une armée et une griserie exquise de Beyle, entre tous, car entre tous il raffolait du naturel et de ce qu'il nommait, en épicurien sentimental, le Divin Imprévu : « Qu'on juge de mes transports, disait-il bien des années après, quand j'ai trouvé en Italie, sans qu'aucun voyageur m'eût gâté le plaisir en m'avertissant, que c'était justement dans la bonne compagnie qu'il y avait le plus d'imprévu...» Et jusqu'au moment où il put retourner vers cette patrie de félicité intime, ce ne sont que désirs d'amant éloigné, rêveries tendres, impatiences brûlantes. De Donawerth, en avril 1809, il écrit à un ami : « A cinq heures vingt minutes, départ pour Augsbourg; journée charmante. J'aperçois tout à coup les Alpes : moment de bonheur. Les gens à calcul, comme Guillaume III, par exemple, n'ont jamais de ces moments-là. Ces Alpes étaient, pour moi, l'Italie...» Et de Vienne, un mois plus tard : « J'ai éprouvé, les premiers jours de mon séjour à Vienne, ce contentement intérieur et bien-être parfait que Genève seule m'avait rappelé depuis l'Italie...» Et de Smolensk, en 1812 : « Croirais-tu que j'ai un vif plaisir à faire des affaires officielles qui ont rapport à l'Italie? J'en ai eu trois ou quatre qui, même finies, ont occupé mon imagination comme un roman...» Et aussitôt qu'un congé lui permet de passer les Alpes : « Transports de joie! Battements de cœur! Que je suis encore fou à vingt-six ans! Je verrai donc cette belle Italie! Mais je me cache soigneusement du ministre : les eunuques sont en colère permanente contre les libertins. Je m'attends même à deux mois de froid à mon retour. Mais ce voyage me fait trop de plaisir; et qui sait si le monde durera trois semaines?...»

La philosophie du XVIIIe siècle, la poésie de la guerre, celle de l'Italie, voilà les trois maîtresses causes qui ont gouverné le développement de Beyle; il s'y abandonna sans arrière-pensée, et comme un nageur s'abandonne au courant qui le porte. Mais cet abandon ne fut pas une abdication de sa personne. Qu'il feuilletât un livre de Tracy, qu'il entrât dans Berlin le pistolet au poing, ou qu'il s'accoudât sur le rebord d'une loge à la Scala, il fut toujours l'homme sensuel, perspicace et romanesque, dont ses lettres révèlent les facultés contradictoires. La gravure, — très ressemblante, m'affirme M. Barbey d'Aurevilly, un de ses voisins d'Opéra, — qui se trouve placée à la première page du premier volume de ces lettres, nous montre un personnage à larges épaules, à col très court, à fortes mâchoires, avec un front carré, un nez bien ouvert, une bouche serrée et, des yeux aigus. Tout enfant, ses camarades l'appelaient « la tour », à cause de son ampleur précoce. Il était de tempérament vigoureux, de bonne heure tourmenté par la goutte et prédestiné à l'apoplexie. Très robuste, il fit la guerre sans fatigue. Très sensuel, il rencontra dans les théories de Cabanis une doctrine à sa portée, comme il rencontra dans les mœurs italiennes un laisser-aller à sa convenance. Un passage connu de George Sand nous le montre scandalisant par sa crudité la romancière alors en voyage avec Musset. Un morceau moins connu de Balzac, qui s'intitule « Conversation entre onze heures et minuit », lui prête une anecdote rabelaisienne jusqu'au cynisme. Mais ce tempérament vigoureux s'accompagnait d'une imagination toute psychologique, c'est-à-dire très bien outillée pour se représenter des états de l'âme. Le contraste est assez piquant pour que l'on y insiste. Quand cet amoureux de la forte vie physique décrit un de ses héros, précisément il laisse de côté les détails de cette vie physique et note seulement les détails de la vie morale. C'étaient, semble-t-il, les seuls qu'il sût voir. S'il peint un visage, c'est d'une façon rapide, presque toujours pour signifier un petit fait intérieur, et il exécute cette peinture avec des mots sans couleur. Il dira de Julien Sorel qu'il avait « des traits irréguliers, mais délicats, un nez aquilin, de grands yeux noirs et des cheveux châtain foncé, plantés très bas »... et il passe. Plus une fois, au cours du roman, il ne reviendra sur les détails visibles de cette physionomie de l'homme qu'il a le plus complaisamment étudié. Une maison, un ameublement, un paysage, tiennent en une ligne. Et ce n'est point là un parti pris de rhétorique; il définit lui-même le genre de son imagination lorsque, parlant de ses procédés de style, il dit à Balzac : « Je cherche à raconter avec vérité et avec clarté ce qui se passe dans mon cœur ». Rapprochez ce mot des confidences d'un écrivain d'imagination physique, Théophile Gautier par exemple, ou Gustave Flaubert (1), vous éprouverez une fois de plus que la première question à se poser sur un auteur est celle-ci : quelles images ressuscitent dans la chambre noire de son cerveau lorsqu'il ferme les yeux? C'est l'élément premier de tout son talent. C'est son esprit même. Le reste n'est que de la mise en œuvre. Et toute l'habileté du plus savant joaillier va-t-elle jusqu'à changer un saphir en une émeraude?

Chez Stendhal, la rencontre si rare d'une imagination psychologique et d'un tempérament violent se complétait par une sensibilité délicate jusqu'au raffinement et tendre jusqu'à la subtilité. C'est le trait le moins connu de son caractère, celui qu'il dissimule de son mieux; mais certaines phrases profondément, intimement sentimentales, de son traité sur l'Amour, comme celle-ci digne de Byron : « Ave Maria, en Italie, heure de la tendresse, des plaisirs de l'âme et de la mélancolie, heure des plaisirs qui ne tiennent aux sens que par les souvenirs »; ou cette autre si caressante : « Sans les nuances, avoir une femme qu'on aime ne serait pas un bonheur, et même serait impossible...»; — mais la création de Mme de Rénal dans Rouge et Noir, et de Clélia Conti dans la Chartreuse, ces figures presque célestes de dévouement passionné; — mais surtout quelques billets mystérieux de la Correspondance, irréfutables indices pour qui sait lire, trahissent chez ce moqueur et ce libertin le songe le plus romanesque du bonheur. En 1819, il faisait cet aveu évidemment sincère : « Je n'ai eu que trois passions en ma vie : l'ambition de 1800 à 1811, l'amour pour une femme qui m'a trompé de 1811 à 1818, et depuis un an cet amour nouveau qui me domine et augmente sans cesse. Dans tous les temps, toutes les distractions, tout ce qui est étranger à ma passion, a été nul pour moi. Ou heureuse ou malheureuse, elle remplit tous mes moments...» A une personne à laquelle il paraît avoir beaucoup donné de son cœur, il écrivait : « N'aie pas la moindre inquiétude sur moi, je t'aime à la passion; ensuite, cet amour ne ressemble peut-être pas à celui que tu as vu dans le monde ou dans les romans. Je voudrais, pour que tu n'eusses pas d'inquiétude, qu'il ressemblât à ce que tu connais au monde de plus tendre...» Et ce mot tendre revient constamment dans ses confidences, soit qu'il reproche à Mérimée de n'avoir pas dans ses récits un je ne sais quoi « de délicatement tendre », soit qu'il raconte les émotions que lui procure un air de Cimarosa ou une fresque du Corrège, ses maîtres préférés, soit encore qu'il déclare sa faiblesse de cœur : « une phrase touchante, une expression vraie du malheur, entendues dans la rue, surprises en passant près d'une boutique d'artisan, m'ont toujours attendri jusqu'aux larmes...» Il rencontre pour la première fois Byron dans la loge de Ludovic de Brême, à la Scala : « Je raffolais alors de Lara; dès le second regard, je ne vis plus lord Byron tel qu'il était réellement, mais tel qu'il me semblait que devait être l'auteur de Lara. Comme la conversation languissait, M. de Brême chercha à me faire parler. C'est ce qui m'était impossible. J'étais rempli de timidité et de tendresse. Si j'avais osé, j'aurais serré la main de Byron en fondant en larmes...» Exaltation charmante chez un analyste de cette acuité, mais bien digne de celui qui avait trouvé dans l'arrière-fond aimant de son âme cette définition de la beauté : « c'est une promesse de bonheur...»; de celui qui fait prononcer à son Julien cette phrase aussi troublante que les plus troublantes de Shakespeare : « Ah! se disait-il en écoutant le son des vaines paroles qu'il disait par devoir à Mathilde, comme il eût fait un bruit étranger, si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas!...» Deux ans avant sa mort et n'ayant pu tuer en lui ce pouvoir cruel de se sentir vibrer trop finement au contact de la vie, il écrivait à un ami, avec une tristesse trop justifiée par les déceptions de la vieillesse commençante : « Ma sensibilité est devenue trop vive. Ce qui ne fait qu'effleurer les autres me blesse jusqu'au sang. Tel j'étais en 1799, tel je suis encore en 1840. Mais j'ai appris à cacher tout cela sous de l'ironie imperceptible ou vulgaire! »

Qu'on se représente maintenant cet être complexe, à la fois hardi comme un dragon, subtil comme un casuiste, sensible comme une femme, soumis aux trois grandes influences que j'ai marquées tout à l'heure. Comme il a lu les philosophes et qu'il philosophe lui-même avec délices, il présente ce très étrange phénomène de l'analyse dans l'action et dans la passion, et il découvre des nuances toutes nouvelles en psychologie. Comme il a beaucoup voyagé à la suite de l'empereur et qu'il s'est fait des patries momentanées dans plusieurs villes de sa chère Italie, il est un des représentants les plus complets du cosmopolitisme moderne. Comme enfin il a beaucoup comparé, beaucoup senti, et, suivant sa formule favorite, dépensé sa fortune et sa santé en expériences, il énonce sur la France contemporaine quelques jugements d'une portée considérable, et il a la chance de les condenser dans un roman qui est un chef-d’œuvre, j'ai nommé le Rouge et le Noir. Ce sont les trois points que je voudrais examiner l'un après l'autre.

II

L'ESPRIT D'ANALYSE


Tout romancier a un procédé habituel de mise en œuvre, si l'on peut dire, qui tient de très près à sa façon de concevoir les caractères de ses personnages. Ce procédé servirait aisément d'étiage pour qui voudrait mesurer la profondeur psychologique des divers écrivains. Tel conteur aboutit toujours et presque tout de suite au dialogue, comme tel autre à la description. C'est que le premier voit surtout dans l'homme sa prise et son action sur les autres hommes, tandis que le second voit surtout le peuple d'atomes qui, des choses extérieures, pénètre peu à peu dans l'âme. Un troisième morcelle son récit en menus chapitres très courts, et compose ses héros d'une mosaïque d'idées et de sensations. C'est qu'il voit surtout les menus émois du système nerveux, et qu'en effet les créatures très nerveuses n'ont que des passages et que des moments. Le procédé de Stendhal est le soliloque. Certes, les personnages de ses récits sont des hommes d'action. Dans Armance, Octave de Malivert se bat en duel, et s'empoisonne. Dans le Rouge et le Noir, Julien Sorel, après force aventures dangereuses, assassine son ancienne maîtresse et monte sur l'échafaud. Comme on sait, le Fabrice de la Chartreuse commence par charger à Waterloo. Nous n'avons pas affaire à un écrivain sans invention et qui campe sur pied une sorte de musée de figures de cire. Octave, Julien, Fabrice, – j'ai choisi exprès les trois héros des grands romans de Beyle, — vont et viennent, risquent leur vie, osent beaucoup, varient à l’infini les circonstances de leur destinée..., et tout le long du livre cependant, l'auteur les montre qui tâtent le pouls à leur sensibilité. Il en fait des psychologues, voire des ergoteurs, qui se demandent sans cesse comment ils sont émus, et s'ils sont émus; qui scrutent leur existence morale dans son plus intime arcane, et réfléchissent sur eux-mêmes avec la lucidité d'un Maine de Biran ou d'un Jouffroy. Et les soliloques succèdent aux soliloques. Octave est atteint d'une difformité secrète qui ne lui permet pas de se marier sans se déshonorer à ses propres yeux; il se surprend à aimer sa cousine Armance de Zohiloff... « Ah! une belle âme! s’y attacher pour jamais, vivre avec elle et uniquement pour elle et pour son bonheur! Je l'aimerais avec passion, je l'aimerais, moi, malheureux...», et un interminable monologue commence, non point prononcé comme ceux des pièces de théâtre, mais pensé, comme il convient dans un roman d'analyse, et comprenant l'infini détail d'une vaste association d'idées. Pareillement, dans le Rouge et le Noir, une page sur deux est remplie par la discussion que les personnages soutiennent à chaque instant avec eux-mêmes. Julien Sorel est le secrétaire du marquis de la Môle, il a reçu un billet d'amour de Mathilde, la fille de son protecteur. Trois chapitres suivent, consacrés au combat intérieur qui se livre dans Julien entre ces hypothèses contradictoires : Mathilde est-elle sincère? Est-elle la complice d'une machination contre le secrétaire du marquis? En dix phrases, il y a dix volte-face de ces questions angoissantes. Un traité de confession ne décompose pas plus finement les données d'un problème d'âme. Tout en galopant à la suite du maréchal Ney, parmi les éclats de terre soulevés par les boulets, Fabrice del Dongo poursuit de même un long monologue. Fabrice se dit..., Fabrice se demanda..., Fabrice comprit... Ces formules reviennent avec une monotonie qui touche à l'obsession. Et lorsque le drame arrive, lorsque l'homme agit, quand Octave boit un mélange d'opium et de digitaline, quand Julien, à minuit, applique une échelle contre les fenêtres de Mlle de la Môle, quand Fabrice pique en avant sur un groupe de soldats suspects, ce n'est qu'à la suite d'un examen de conscience si minutieux que, pour beaucoup de lecteurs, l'illusion de la réalité devient impossible. Sainte-Beuve était du nombre, et les articles qu'il a consacrés aux romans de Stendhal témoignent qu'il ne put jamais s'intéresser à ce qu'il considérait comme des problèmes arbitraires de mécanique morale. Il est vraisemblable que Flaubert détestait « monsieur Beyle », comme il l'appelait, pour la même raison. Henri Beyle ne se fût pas plus froissé des articles de Sainte-Beuve que des épigrammes de Flaubert. Je crois l'entendre répéter avec son sourire des jours d'ironie cette phrase de Rouge et Noir : « Ma présomption s'est si souvent applaudie de ce que j'étais différent des autres... Eh bien, j'ai assez vécu pour voir que différence engendre haine ».

Sainte-Beuve, en effet, trompé sur ce point, comme il le fut au sujet de Balzac, par des préjugés d'éducation, et Flaubert égaré, comme il le fut à l'endroit de Musset, par des préjugés d'esthétique, n'aperçoivent pas que la manière de conter de Stendhal constitue une méthode non seulement d'exposition, mais de découverte. Je la comparerais volontiers à une sorte d'hypothèse expérimentale. Pareil en cela aux romanciers de tous les temps, Stendhal n'a jamais fait que la psychologie de ses facultés. Son procédé consiste à varier à l'infini les circonstances où il place ces facultés, puis il charge le personnage de noter lui-même les modifications que ces circonstances ont dû produire. Et ce n'est point là un artifice d'écrivain; le personnage, tel que Stendhal le conçoit à sa ressemblance, a comme maîtresse pièce de sa machine intérieure l'esprit d'analyse. Le romancier n'a pas besoin de décomposer par le dehors les mobiles d'action d'une telle âme, car il est dans l'essence de cette âme d'agir à la fois et de se regarder agir, de sentir et de se regarder sentir. Si le récit abonde en raisonnements compliqués et spécieux, c'est que les héros qu'il met en scène font en réalité ces raisonnements. Il y a beaucoup de groupes différents dans cette illusoire unité de la vaste espèce humaine. Celui que Stendhal étudie a pour trait distinct la puissance et, si l'on veut, la manie de la dissection intime. Ne pas aimer cette façon d'être, vous le pouvez; prétendre qu'elle est factice, vous ne le pouvez pas; l'auteur n'aurait qu'à se citer comme un exemplaire accompli du groupe, et nous autres, qui venons après lui et souffrons comme lui de cette excessive acuité de l'esprit d'analyse, nous arriverions pour soutenir que les curiosités, ou plutôt les cas psychologiques, par lui décrits, sont bien les nôtres.

Considérons d'abord le travail accompli dans Stendhal lui-même par l'esprit d'analyse et rappelons-nous la diversité des influences qu'il a subies. C'est un philosophe et c'est un idéologue. Son goût le plus vif est de découvrir les motifs des actions des hommes, et, comme il a lu Helvétius, ces motifs se réduisent pour lui au seul plaisir. Ce qui l'intéresse dans un homme, c'est sa façon d'aller à la chasse du bonheur. Il répondait gravement à un provincial qui l'interrogeait sur sa profession : «...observateur du cœur humain ». Nécessairement, c'est par son propre cœur qu'il commence cette étude. Mais, en même temps qu'il est philosophe, il est viveur et il est soldat. Cette union est singulière, et de celles qui doivent produire des combinaisons singulières de sentiments. D'habitude, en effet, les curieux de psychologie mènent une existence de cabinet, tandis que les hommes de passion et qui agissent, méprisent la psychologie ou bien l'ignorent. Celui-ci, grâce aux hasards de sa destinée, réfléchit tout ensemble comme les premiers, et, comme les seconds, traverse des hasards de toute nature. C'est un savant qui a des femmes et qui fait la guerre. A ce double jeu de ses facultés, il trouve des frissons de plaisir et de tristesse, dont la description n'est pas dans les livres. Il s'invente des émotions encore inédites. S'il est amoureux, et si sa maîtresse lui donne une marque de tendresse exquise, il a deux bonheurs : d'abord parce que cette tendresse lui est précieuse, et aussi parce qu'il se rend compte, avec une pénétration de confesseur, du secret travail du cœur qui l'a déterminée. Il regarde jouer le petit mouvement intérieur de l'horloge qui lui a sonné l'heure douce. Et il écrit à cette maîtresse aimée : « Que j'ai été heureux l'autre jour, ma chère ange, tu avais oublié tous les préjugés qui te viennent de ta voiture...» Phrase singulière au premier instant, délicieuse au second, car l'amant qui a écrit cette ligne trahit ainsi avec quelle délicatesse de thermomètre malade il se plonge dans la pensée de celle qu'il aime, pour en noter les plus fines variations. S'il court un danger, comme de risquer sa vie à Bautzen, il se rend compte avec une lucidité parfaite des frémissements de ses nerfs, et il s'explique les raisons de cette angoisse enivrante, — combien enivrante, pour que ceux qui l'ont connue la regrettent toujours dans la sécurité des années de paix ! « Le plaisir, écrit Beyle, consiste à ce qu'on est un peu ému par la certitude qu'on a, que là se passe une chose qu'on sait être terrible...» S'il se trouve en détresse, comme à l'époque de la retraite de Moscou, parmi la panique et la sauvagerie de toute une armée, il s'administre des réactifs d'un ordre très spécial :

« Je lus quelques lignes d'une traduction anglaise de Virginie, qui, au milieu de la grossièreté générale, me rendit un peu de vie morale...» Et encore à un ami : « J'ai besoin d'imagination; achète-moi, je t'en prie, les Martyrs de M. de Chateaubriand...» S'il se raidit contre une peine accablante et tend tous les muscles de sa volonté, il le fait, comme un médecin soigne ses maladies, avec une merveilleuse entente de son anatomie intérieure : « Lorsque le malheur arrive, il n'y a qu'un moyen de lui casser la pointe, c'est de lui opposer le plus vif courage. L'âme jouit de sa force, et la regarde, au lieu de regarder le malheur et d'en sentir amèrement tous les détails...» L'auteur de l'Éthique n'aurait pas dit mieux (2), mais l'auteur de l'Éthique voyait les passions, comme un géomètre voit les corps, dans leur figure idéale et du fond de sa chambre solitaire, au lieu que Beyle calcule et médite au milieu de ces passions mêmes, et comme un peintre qui copie un modèle d'après nature. Il mène une vie d'officier en demi-solde, rencontrant des aventures et en profitant, toujours en présence d'émotions réelles, et en redoublant la réalité par une conscience acharnée de leur détail. Quand il spécule sur l'amour, ce n'est pas un amour abstrait qu'il a sous le microscope de sa curiosité. Il voit un certain sourire de femme et une certaine couleur des yeux :   Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu'il est dans des prunelles... Il est vivant aussi et dans des prunelles dont il a contemplé tous les regards, ce bleu qui torture ou qui ravit Beyle. S'il spécule sur le danger, il entend une canonnade réelle et qui tue des personnes qu'il connaît, qui peut le tuer, lui qui respire, lui qui pense à ce coup de canon et qui met la main sur sa poitrine pour compter les battements de son cœur. L'analyse ici donne un coup de fouet à la sensation, et si ce coup de fouet cingle les nerfs de tous les personnages que Beyle nous décrit, c'est que lui-même en avait éprouvé les cuisantes délices. Et si nous aimons, nous, ces personnages, c'est qu'ils sont nos frères par ce mélange, presque impossible avant notre XIXe siècle si compliqué, de naturel et de raffinement, de réflexion et de sincérité, d'enthousiasme et d'ironie!

Nous avons beau nous rebeller là contre et réveiller en nous, fût-ce avec fureur, ce que le langage vulgaire appelle l'être naturel, ce que le langage exact appelle l'être instinctif, nous ne pouvons pas débarrasser notre cerveau de la pression formidable des tendances héréditaires et des connaissances acquises. Nous ne pouvons pas plus vivre dans l'inconscience, que nous ne pouvons nous façonner une physionomie immobile et sereine de statue grecque. Les enfants qui naissent parmi nous ont déjà dans les rides de leur petit visage, et dans les plis de leurs inertes mains, l'empreinte définie d'un caractère. Ils bégayent, et la langue que leur nourrice leur apprend est déjà un instrument d'analyse affiné par des siècles de civilisation. Ils grandissent, et les livres d'étrenne qu'ils feuillettent les dressent déjà aux reploiements de la conscience sur elle-même. Aucun contrepoids ne vient corriger ce que cette hérédité, jointe à cette éducation, imprime de profondément retors à la pensée. Les événements, autour de l'adolescence, se font de plus en plus rares. La spontanéité rencontre de moins en moins l'occasion de s'exercer. A vingt ans donc, et lorsqu'au sortir de la lettre écrite nous abordons la vie, que nous le voulions ou non, notre âme est subtile et complexe, notre sensibilité n'est pas simple. Les moralistes peuvent déclamer contre les précocités de l'esprit de recherche. Les artistes, amoureux de la vie plus large, peuvent réagir contre les mièvreries du cœur que cette recherche produit, et par réaction se ruer jusqu'à la brutalité grossière. Les scrupuleux enfin, et les délicats, peuvent considérer l'analyse comme un élément meurtrier de toute naïveté ou de toute sincérité. Il est des natures riches, bien au contraire, pour lesquelles cette analyse est simplement une occasion de porter une végétation de sentiments inconnus. Dans ces âmes d'élite, l'extrême développement des idées n'est pas mortel à l'intense développement des passions; au lieu de résister à l'esprit d'analyse, elles s'y abandonnent, elles se complaisent à donner au sentiment l'amplitude d'une pensée. La fièvre cérébrale se surajoute pour elles à la poussée de la vie instinctive sans la ralentir. Elles aiment d'autant mieux qu'elles savent qu'elles aiment, elles jouissent d'autant plus qu'elles savent qu'elles jouissent. C'est parmi ces âmes que se recrute la légion des grands artistes modernes, et si nous sommes les rivaux des siècles plus jeunes, c'est par quelques œuvres où ces âmes ont fixé un peu de l'Idéal singulier qui flotte devant elles, mirage douloureux et sublime, dont les anges et les prophètes du plus profond visionnaire de la Renaissance, Léonard de Vinci, paraissent déjà éprouver les affres alliciantes. Il y a du Vinci dans Beyle, comme dans M. Renan, comme dans Baudelaire, comme dans Henri Heine, comme dans tous les épicuriens mélancoliques de cet âge étrange, où les métaux les plus précieux de la civilisation et de la nature se fondent, dans la tête des tout jeunes hommes, ainsi, qu'en un creuset incandescent et intelligent; — qu'importe que, parfois, ces métaux s'y vaporisent!

Parce que les âmes d'élite sont seules capables de se prêter à ces redoutables expériences, et parce que seules elles concilient en elles des activités contradictoires, Beyle a été conduit à ne peindre guère dans ses romans que des créatures supérieures. Cela explique pourquoi ces romans ont choqué d'abord. J'entendais un jour le plus fameux des conteurs russes, M. Tourgueneff, développer cette doctrine qu'un récit romanesque doit, afin de reproduire les couches diverses de la société, se distribuer, pour ainsi dire, en trois plans superposés. Au premier de ces trois plans appartiennent, — et c'est aussi leur place dans la vie, — les créatures très distinguées, exemplaires tout à fait réussis, et, par conséquent, typiques, de toute une espèce sociale. Au second plan, se trouvent les créatures moyennes, telles que la nature et la société en fournissent à foison; au troisième plan, les grotesques et les avortés, inévitable déchet de la cruelle expérience. Cette ingénieuse théorie peut être généralisée davantage encore et servir au classement de ces Faiseurs d'âmes qui sont les romanciers, les dramaturges et les historiens de tous les temps. Selon qu'ils se montrent, en effet, capables de peindre ou un seul, ou deux, d'entre ces trois groupes de personnages, ou bien tous les trois, ils présentent un tableau ou incomplet ou total de la vie humaine, et occupent un rang différent dans l'échelle des esprits. Nous reconnaîtrons ainsi une première classe de psychologues, capables uniquement de montrer les grotesques et les avortés. C'est le propre des écoles dites assez improprement réalistes, car la réalité touffue et opulente, pas plus dans la vie morale que dans la vie physique, n'a pour règle unique l'avortement. Les psychologues de cette classe sont les satiriques et les caricaturistes. L'amertume ou le comique sont leurs qualités habituelles. Ils abondent surtout au déclin des civilisations, lorsque les races, à la fois cultivées et fatiguées, fournissent une quantité plus considérable d'ambitieux vaincus ou de rêveurs mutilés. Au-dessus de ces aquafortistes de la laideur et de la trivialité, apparaît la classe des moralistes qui voient nettement et portraiturent de même les personnages de valeur moyenne. On aura, dans l'Éducation sentimentale de Flaubert, un modèle achevé de cette psychologie à hauteur d'appui, à laquelle Molière et La Bruyère, pour citer deux noms fameux, ont été fidèles. Ces écrivains, qui sont particulièrement dans notre tradition française, concluraient volontiers comme Candide que la sagesse suprême se réduit à « cultiver notre jardin ». Ils viennent, me semble-t-il, du moins au point de vue de la philosophie générale auquel je me suis mis, exactement au-dessous des tout grands connaisseurs en passions qui, comme Shakespeare, comme Saint-Simon, comme Balzac, ne se contentent pas d'esquisser avec une énergie incomparable les déformations sociales, et de mettre sur pied avec une parfaite justesse des êtres moyens, mais sont encore assez puissants pour créer des hommes supérieurs. Chez ces derniers, l'art est vraiment le rival de la nature dans leurs livres comme dans la vie, il y a place pour un plat coquin et pour un magnifique scélérat, pour un bourgeois paisible et pour un inventeur de génie. Grâce à une anomalie qui s'explique par les spécialités de son caractère et les intentions de son esthétique, Stendhal s'est à peu près condamné à ne prendre, lui, que des créatures supérieures. Son Octave de Malivert, son Julien Sorel, son Fabrice del Dongo, son Mosca, sa Mathilde de la Môle, sa duchesse de San Severino Taxis, ont, comme lui, des facultés qui les mettent hors de pair. Ils n'en sont pas moins réels pour cela, mais d'une réalité qui n'est pas plus commune que la sensibilité de leur père spirituel ne le fut elle-même. Il avait raison de dire en parlant d'eux : « tout mon monde ».

Oui, son monde, mais aussi, à mesure que nous avançons, notre monde. Les sentiments compliqués que Beyle a donnés à ce monde conçu d'après sa propre image ne deviennent-ils pas de jour en jour moins exceptionnels? Si l'on veut bien réfléchir à la signification de ce terme : Un être supérieur, on trouvera qu'il résume une ou plusieurs découvertes dans la façon de penser et de sentir. Une fois traduites dans des œuvres d'art, ces découvertes deviennent un objet d'imitation pour d'autres êtres. C'est ainsi, — et je m'en tiendrai à deux écrivains que j'ai étudiés ici même, — c'est ainsi que Charles Baudelaire et M. Renan ont, l'un et l'autre, en creusant leur cœur, inventé deux manières, jusqu'à eux inconnues, de pratiquer, le premier le libertinage et le second le dilettantisme. Ils ont raconté leur rêve nouveau des voluptés de la chair et de l'esprit dans des pages singulièrement hardies, qui ont éveillé, chez des âmes analogues et moins personnelles, des curiosités tentatrices. Ces âmes à la suite, — si l'on peut dire, — sont en train de s'approprier quelque chose de ce qui fut, à une heure aujourd'hui passée, l'originalité suprême de l'auteur des Fleurs du Mal et de la Vie de Jésus. Pareillement, les nuances de sensibilité que Stendhal a copiées d'après sa vie intime lorsqu'il a composé les physionomies de ses héros, se sont faites moins rares à mesure que ses romans gagnaient des adeptes. Tout en demeurant typiques, et par conséquent très élevés, ces héros se dépouillent de cette sorte d'étrangeté, si exceptionnelle qu'elle en fut effrayante, dont ils apparurent revêtus aux regards des premiers lecteurs. C'est le privilège des auteurs qui se mettent tout entiers dans leurs livres avec ce qu'ils ont, dans leur cœur, de sentiments très inattendus qu'ils fournissent ainsi matière à des contre-épreuves de la médaille sans module connu qu'ils ont les premiers frappée. Nous allons voir tout à l'heure que, dans une au moins de ses études sur sa propre sensibilité, Stendhal a si fortement éclairé une des faces de la vie française de notre temps, que cette étude, lancée d'abord dans le silence de la critique sous ce titre bizarre de Rouge et Noir, a pris place, petit à petit, dans le groupe de livres que ce même Sainte-Beuve, si parfaitement inique pour le Maître romancier, appelait les Bibles du XIXe siècle.

III

LE COSMOPOLITISME DE BEYLE



Poussé très loin, l'esprit d'analyse aboutit nécessairement au dilettantisme. Les mêmes lois régissent la vie de notre esprit et la vie de notre corps. Nous avons les besoins de nos facultés, comme nous avons les besoins de nos organes. Qui a la puissance d'analyser recherche et provoque les occasions d'analyser, multiplie les expériences, se prête aux émotions, complique ses plaisirs, raffine ses tristesses; manège sentimental qui, peu à peu, transforme l'analyseur en dilettante. Ce dilettantisme revêt des formes diverses suivant les caractères et les époques. Une forme sinon tout à fait neuve, au moins très renouvelée, est celle qui résulte de l'habituelle fréquentation des pays étrangers. Des voyages nombreux à la suite des armées impériales, puis un séjour prolongé en Italie, conduisirent Beyle à ressembler au prince de Ligne, ce grand seigneur européen qui disait avec la plus charmante fatuité: «Il a toujours été à la mode de me bien traiter partout et j'ai éprouvé des choses agréables de plusieurs pays. J'ai six ou sept patries: Empire, France, Flandre, Autriche, Pologne, Russie et presque Hongrie ...» Beyle avait si bien le sentiment de ce cosmopolitisme voluptueux, qu'il adopta comme sa devise propre ce vers d'un opéra bouffe, aujourd'hui oublié, mais qu'il proclame exquis, I pretendenti delusi: « Vengo adesso di Cosmopoli. — Je viens à présent de Cosmopolis...» Il ajoutait, parlant de lui-même et de quelques compagnons privilégiés: «Nous sommes bien loin du patriotisme exclusif des Anglais. Le monde se divise à nos yeux en deux moitiés, à la vérité fort inégales, les sots et les fripons d'un côté, et de l'autre, les êtres privilégiés auxquels le hasard a donné une âme noble et un peu d'esprit. Nous nous sentons les compatriotes de ces gens-là, qu'ils soient nés à Velletri ou à Saint-Omer...» Il citait souvent cette maxime, tirée d'un petit volume du siècle dernier: «L'univers est une espèce de livre dont on n'a lu que la première page, quand on n'a vu que son pays.» Il vécut donc une vie errante; mais il la vécut avec le tour particulier d'intelligence que ses constantes habitudes d'analyse lui avaient façonné. Son ami Colomb rapporte une anecdote qui prouverait seule comment Beyle exploitait, au profit de sa curiosité philosophique, même les circonstances les plus éloignées de toute philosophie. Il obtint la permission de faire la campagne de Russie, comme auditeur, délégué au département des vivres. Le voilà qui s'attache, dans l'intervalle de ses écritures officielles, à l'examen physiologique de ces masses d'hommes, soldats de toute arme, de tout âge et de toute nation, qui composaient la Grande Armée. Sur les bords du Niémen et à la veille de partir sur Moscou, il vérifie les observations de Cabanis sur les tempéraments, et le résultat de cette expérience fut consigné dans neuf chapitres de l'Histoire de la peinture en Italie (92 à 100). «Fatigué de vaines conjectures sur le sombre avenir que j'apercevais au fond des plaines sans fin de la Russie, je revins aux connaissances positives, ressource assurée contre toutes les fortunes. J'avais un volume de Cabanis, et, devinant ses idées à travers ses phrases, je cherchais des exemples dans les figures de tant de soldats qui passaient auprès de moi en chantant, et quelquefois s'arrêtaient un instant lorsque le pont était encombré...»

Un homme que dominent de telles réflexions voyage d'une manière tout à fait personnelle. D'ordinaire, nous nous déplaçons pour être ailleurs, parce que nos habitudes nous lassent et que nous espérons rajeunir nos sensations, en abandonnant pour quelques semaines ou quelques mois un milieu qui ne nous est plus suggestif de plaisirs aigus ou de peines attachantes. Nous mettons notre existence de tous les jours en jachère, pour la retrouver féconde au retour. Ou bien nous avons étudié par avance un pays, et nous désirons passer de la lettre écrite au fait direct. Nous voulons éprouver le livre par la vie, et doubler notre érudition de seconde main par des constatations plus immédiates. La première de ces deux méthodes de voyage est celle des oisifs, la seconde est celle des savants: historiens ou critiques d'art, écrivains ou simples amateurs. Il en est une troisième, qui est proprement celle du psychologue. Elle est difficile à pratiquer, car elle suppose la faculté, si rare, de s'inventer des plaisirs, et la faculté, plus rare encore, d'interpréter ces plaisirs. Elle consiste à soumettre sa personne à la pression d'un pays nouveau, comme un chimiste soumet un corps à la pression d'une température nouvelle, en observant avec une entière absence de parti pris les petites jouissances et les petites souffrances que cette nouveauté emporte avec elle... J'imagine que vous avez pris ce matin l'express de Boulogne pour passer de là en Angleterre, laissant derrière vous votre appartement de Paris, façonné, depuis des jours et des jours, à la mesure de votre sensibilité de Français du XIXe siècle; et, bonne ou mauvaise, étroite ou compréhensive, vous n'avez pas fait d'efforts pour abdiquer une minute cette sensibilité, qui est la vôtre. Efforts d'ailleurs stériles, abdication d'ailleurs impossible, puisque nous sentons comme nous respirons, comme nous avons la main longue ou courte, d'une façon nécessaire et irréparable. Le long de la route, au lieu de lire des livres sur l'Angleterre, qui vous infligeraient d'avance une impression ou favorable ou défavorable, mais, en tout cas, impersonnelle et prématurée, vous avez parcouru les journaux de France, songé à vos amis de Paris, au détail de votre vie de salon ou de boulevard... Le paquebot siffle et souffle, fendant l'eau verte, qui écume. Les mouettes volent. Le vent fait s'éparpiller l'embrun. A l'horizon, la ligne basse de la côte apparaît, puis le petit port, où les énormes bateaux profilent leurs cheminées dans cette brume humide, comme peuplée d'invisibles atomes de charbon, qui semble toujours peser sur la grande île. Vous avez laissé vos compagnons monter dans le train qui va de Folkestone à Londres, et vous allez, vous, de petite ville en petite ville, mangeant à la table d'hôte, vous promenant par les rues, entrant dans les bars, causant avec toutes les sortes de gens que les hasards vous font connaître. Vous errez sur les chaussées désertes, le matin, quand des centaines de servantes hâtives nettoient à grande eau les maisons coquettes dont les fenêtres, garnies de carreaux à guillotine, bombent sur un jardinet planté de roses. Dans l'après-midi, vous pouvez suivre les lentes et longues parties de crockett qui s'engagent, sur les gazons du jardin public, entre des athlètes en maillot blanc et en savates claires. Vous écoutez les musiciens, vêtus d'uniformes rouges, lancer à coups d'instruments de cuivre les notes du God save the Queen; et le soir, au théâtre, les actrices filer, de leurs voix rauques, des couplets remplis d'allusions à la politique du temps. Quand c'est le dimanche, vous entrez à l'office avec les sérieux gentlemen coiffés de chapeaux de haute forme. Vous suivez dans le livre les hymnes que la foule entonne. Vous écoutez le sermon du prédicateur, comme vous avez lu la veille la gazette de l'endroit, comme vous avez, un autre jour, parcouru un volume du roman à la mode. Après quelques semaines de cette épreuve tentée avec bonne foi, vos nerfs de Français et de Parisien auront été secoués d'une secousse ou pénible ou agréable, assurément imprévue. Si votre situation sociale ou votre bonne chance vous permettent de frayer avec des habitants de ces maisons et de ces cottages d'une façon plus intime, et si vous pouvez vous associer à leurs distractions, comprendre leurs travaux, discuter leurs idées, vous achèverez de vous procurer une série de sensations anglaises; j'entends par là que l'existence anglaise, ses particularités et ses différences, seront pour votre âme, accoutumée à d'autres mœurs, une occasion de goûts et de dégoûts d'un ordre unique. Vous ne serez peut-être pas capable d'écrire sur cette existence anglaise dix pages qui aient de la portée, ni surtout qui aient de la proportion. Qu'importe! Votre but n'était point de connaître en économiste une contrée nouvelle; votre affaire était de vous approprier quelque chose de cette somme énorme de plaisirs possibles qu'une société entasse sur ses comptoirs. Byron disait: «Je suce les livres comme des fleurs.» Il aurait pu en dire autant de ces livres vivants qui sont les civilisations étrangères. La fleur a des étamines et un pistil, un nombre et une forme marquée de ses pétales. L'abeille, qui s'engloutit dans la cloche parfumée du calice, ne compte ni ces pétales ni ces étamines. Elle emprunte à la fleur juste de quoi faire son miel, — et le botaniste, lui, sait tout de la plante, excepté l'art d'en jouir comme l'ignorante abeille...!

Stendhal voyagea ainsi en Angleterre où il se déplut. Deux lettres de 1826 en donnent la raison. «Les Anglais, écrit-il, sont victimes du travail... Ce malheureux ouvrier, ce paysan qui travaille, n'ont pour eux que le dimanche. Or, la religion des Anglais défend toute espèce de plaisir le dimanche, et a réussi à rendre ce jour le plus triste du monde. C'est à peu près le plus grand mal qu'une religion puisse faire à un peuple qui, les six autres jours de la semaine, est écrasé de travail...» Il voyagea ainsi en Allemagne et ce lui fut un supplice. «J'ai mis deux ans à désapprendre cette langue,» a-t-il dit quelque part. Il voyagea ainsi en Italie et ce lui fut une ivresse. Il fallut la vie administrative et le séjour à poste fixe au consulat de Civita-Vecchia pour le blaser sur les sensations italiennes. «Quoi! s'écriait-il, vieillir à Civita-Vecchia, ou même à Rome, — j'ai tant vu le soleil!...» Mais quand il fit ses premières excursions à travers les sites du doux pays, excursions dont les notes à peine postdatées composent le volume de Rome, Naples et Florence, il était dans la pleine ferveur de sa découverte d'un univers inédit, et il terminait ainsi le manuscrit: «Présenté en toute humilité à M. H. B. âgé de trente-huit ans, qui vivra peut-être en 1821, par son très humble serviteur, plus gai que lui, le H. B. de 1811.». On doit lire ce journal pour constater combien le voyageur est personnel et prend à la contrée qu'il traverse précisément de quoi nourrir son besoin d'impressions nouvelles, — mais rien de plus. Si le ciel se gâte, il dit franchement: «Rien pour le cœur, le vent du Nord m'empêche d'avoir du plaisir...» Si une forme de voiture lui plaît, il y prend bien garde: «Imola, 15 mai. Je voyage en sediola au clair de la lune...» Si un mince détail d'installation lui est antipathique, il le marque: «Je ne puis obtenir, au café du Palais-Rospoli, en payant bien chaque fois, de me faire essuyer la table sur laquelle on me sert. Les garçons servent comme par grâce, ils se regardent comme les plus malheureux des hommes d'être obligés de remuer...» Si un de ses amis improvisés lui donne un conseil tout à fait local, il le suit: «Un de mes nouveaux amis, me rencontrant un de ces soirs, me dit: Allez-vous quelquefois, après dîner, chez la D...? — Non. — Vous faites mal: il faut y aller à six heures: qualche volta si busca una tassa di caffé (quelquefois on y accroche une tasse de café). Ce mot m'a fait rire pendant trois jours. Ensuite, pour mortifier mon étrangeté, je me suis mis à aller fréquemment après dîner chez Mme D...; et, dans le fait, souvent, par ce moyen, j'ai épargné les vingt centimes que coûte une tasse de café...» Cette sincérité absolue, cet héroïque et personnel aveu du minuscule ennui ou de la petite distraction actuelle, ont bientôt fait de procurer à celui qui s'abandonne ainsi aux bonnes et aux mauvaises fortunes de l'heure, un goût très vif et très original du milieu exotique où il va et vient, — sans cesser pour cela d'être lui-même.

Il a fallu, pour qu'une telle disposition d'esprit devînt possible, d'abord que les voyages fussent plus aisés, et aussi que la somme des préjugés nationaux fût plus faible. Aujourd'hui que l'une et l'autre condition se trouve remplie, un assez grand nombre de personnes se font, comme Beyle, à des degrés et dans des nuances qui varient suivant les fortunes et suivant les tempéraments, des centres de sensations exotiques. Peu à peu et grâce à une rencontre inévitable de ces divers adeptes de la vie cosmopolite, une société européenne se constitue, aristocratie d'un ordre particulier dont les mœurs complexes n'ont pas eu leur peintre définitif. Des femmes la composent, qui passent la saison à Londres, prennent les eaux en Allemagne, hivernent en Italie, se retrouvent à Paris avec le printemps, parlent quatre langues, connaissent et apprécient plusieurs sortes d'arts et de littératures. Des hommes y font figure qui ont dîné ou causé avec les personnages importants de chaque pays et dans le pays même, sont reçus dans des salons et des châteaux distants les uns des autres de plusieurs centaines de lieues, lisent les poètes anglais comme les poètes italiens, écrivent parfois dans deux et dans trois langues et mènent, à la lettre, plusieurs existences. Quoique le caractère casanier des Français, et surtout leur état social, répugnent à ce dilettantisme du vagabondage, on citerait parmi les membres de cet European-Club flottant et composite plus d'un de nos compatriotes. Quelques-uns des meilleurs livres qu'ait produits notre XIXe siècle sont dus aussi à l'expérience de cette sorte de vie. Ceux de Stendhal sont parmi les principaux.

C'est une question de savoir si cet esprit cosmopolite, dont le progrès va s'accélérant sous la pression de tant de causes, est aussi profitable qu'il est dangereux. Le moraliste qui considère la société comme une usine à produire des hommes, est obligé de reconnaître que les nations perdent beaucoup plus qu'elles ne gagnent à se mêler les unes aux autres et que les races surtout perdent beaucoup plus qu'elles ne gagnent à quitter le coin de terre où elles ont grandi. Ce que nous pouvons appeler proprement une famille, au vieux et beau sens du mot, a toujours été constitué, au moins dans notre Occident, par une longue vie héréditaire sur un même coin de sol. Pour que la plante humaine croisse solide, et capable de porter des rejetons plus solides encore, il est nécessaire qu'elle absorbe en elle, par un travail puissant, quotidien et obscur, toute la sève physique et morale d'un endroit unique. Il faut qu'un climat passe dans notre sang, avec sa poésie ou douce ou sauvage, avec les vertus qu'engendre et qu'entretient un effort continu contre une même somme de mêmes difficultés. Cette vérité n'est guère en faveur dans notre monde moderne, qui se fait de plus en plus improvisateur et momentané. Qu'on réfléchisse seulement, pour en apercevoir la portée, aux conditions de naissance des œuvres d'art. Presque toujours un grand écrivain ou un grand peintre a poussé sur une place natale, à laquelle il revient lorsqu'il veut donner à son idéal une saveur de vie profonde, et les œuvres de ceux à qui ce sol a manqué, manquent aussi de cette saveur et de cette profondeur. Les Grecs et les Italiens n'ont offert le spectacle de leur incomparable fécondité qu'en raison même de l'abondance des petites patries et des cités étroites. L'homme est un être d'habitude qui n'est vraiment créateur qu'à la condition d'accumuler en lui une longue succession d'efforts identiques, et c'est pour cela que les fortes races ont toujours eu des commencements monotones, des mœurs étroites, un respect superstitieux de la tradition, une défiance rigoureuse de la nouveauté.

Il arrive une heure dans l'histoire des sociétés où cette discipline féconde, mais peu subtile, a produit un capital de facultés dont le civilisé jouit, sans s'inquiéter de savoir comment il lui est venu, à la façon de ces fils de grande maison qui n'augmentent plus leur fortune. Le sens exquis des plaisirs d'aujourd'hui remplace alors le sens profond de la vigueur d'hier. La haute société contemporaine, j'entends par là celle qui se recrute parmi les représentants les plus raffinés de la délicate culture, est parvenue à cette heure, coupable peut-être, à coup sûr délicieuse, où le dilettantisme remplace l'action; — heure de curiosité volontiers stérile; heure d'échanges d'idées et d'échanges de mœurs. Une évolution fatale attire les provinces vers les grandes villes et par-dessus les grandes villes fait flotter, — comme la Lupata de Swift, — une cité vague et supérieure, patrie des curiosités suprêmes, des vastes théories générales, de la savante critique et de l'indifférence compréhensive. C'est encore ici une des formes de ce que l'on est convenu de nommer la décadence. Stendhal fut un des apôtres de cette forme et un des ouvriers de cette décadence. C'est pour cela que nous aimons sa littérature. C'est probablement une loi que les sociétés barbares tendent de toutes leurs forces à un état de conscience qu'elles décorent du titre de civilisation, et qu'à peine cette conscience atteinte la puissance de la vie tarisse en elles. Les Orientaux disent souvent: Quand la maison est prête la mort entre... Que cette visiteuse inévitable trouve du moins notre maison, à nous, parée de fleurs!

IV

LE ROUGE ET LE NOIR


J'ai dit que sa puissance d'analyse, sa sensibilité frémissante et la multiplicité de ses expériences, avaient conduit Beyle à concevoir et à exprimer quelques vérités profondes sur la France du XIXe siècle. Le Rouge et le Noir renferme l'énoncé le plus complet de ces vérités, — livre extraordinaire, et que j'ai vu produire sur certains cerveaux de jeunes gens l'effet d'une intoxication inguérissable. Quand ce roman ne révolte pas, il ensorcelle. C'est une possession comparable à celle de la Comédie humaine. Mais Balzac a eu besoin de quarante volumes pour mettre sur pied le peuple de ses personnages. Il peint à fresque et sur le pan de mur d'un palais. Le Rouge et le Noir n'a pas cinq cents pages. C'est une eau-forte, mais d'un détail infini, et dans la courte dimension de cette eau-forte un univers tient tout entier. Que dis-je? Pour les maniaques de ce chef-d'œuvre, les moindres traits sont un univers. Si j'écrivais une chronique par anecdotes, au lieu d'écrire une étude de psychologie mi-sociale, mi-littéraire par idées générales et larges hypothèses, je raconterais d'étranges causeries entre écrivains connus, dont les citations de ces petites phrases, sèches et rêches comme les formules du code, faisaient toute la matière. L'un disait: «M. de La Vernaye serait à vos pieds...» L'autre continuait: «éperdu de reconnaissance...» C'était à qui surprendrait son confrère en flagrant délit d'ignorance d'un des adjectifs du livre. Je donne le fait pour ce qu'il vaut. Il est exceptionnel, mais l'exception s'est, à ma connaissance, produite une dizaine de fois, et témoigne de l'intensité de séduction que ce roman possède. Au regard de la critique, la bizarrerie de ces engouements n'est qu'une garantie de plus de leur sincérité. Pour qu'un homme de quarante ans, et qui a vécu, se souvienne d'un livre au point d'en subir la hantise, il faut que ce livre aille bien au fond des choses humaines ou tout au moins contemporaines, et qu'il soit explicatif d'une quantité considérable de caractères et de passions.

Si je ne me trompe, le point de départ de Rouge et Noir a été fourni à Beyle par une continue et dure expérience de la solitude intime. Le mot société lui parut, très jeune, étiqueter une duperie et masquer une exploitation. Son enfance fut malheureuse, son adolescence tourmentée. Il avait perdu sa mère. Il haïssait son père et il en était haï. Un de ses axiomes favoris fut plus tard que «nos parents et nos maîtres sont nos premiers ennemis quand nous entrons dans le monde». Avec le beau courage qu'il eut de ses impressions sincères, même condamnées par toutes les vertus ou toutes les hypocrisies, Beyle déclara toujours son invincible répugnance à l'égard des affections obligatoires de la famille. N'est-ce pas dans la Chartreuse de Parme que se rencontre cette phrase à propos de Clélia Conti: «Peut-être a-t-elle assez d'esprit, pensait le comte, pour mépriser son père?...» Et dans le Rouge et le Noir, quand Julien Sorel, condamné à mort pour un assassinat, reçoit la visite du charpentier dont il a déshonoré le nom, le fils ne trouve d'abord rien à répondre au reproche du vieillard: «Son esprit parcourait rapidement tous les possibles. — J'ai fait des économies! s'écria-t-il tout d'un coup. — Ce mot de génie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien... Voilà donc l'amour de père! se répétait-il, l'âme navrée...» Des férocités pareilles d'imagination prouvent à quelle profondeur l'enfant a été meurtri, pour que la plaie saigne encore dans le cœur de l'homme. Au sortir de cette adolescence cruellement froissée, Beyle fut emporté dans le tourbillon de la tempête napoléonienne. Il connut le sinistre égoïsme des champs de bataille et des déroutes, — égoïsme rendu plus cruel à cette sensibilité souffrante par l'abîme que ses goûts secrets de réflexion et d'art creusaient entre lui et ses compagnons de danger. Plus tard encore et continuant d'observer, mais au centre d'une société pacifique, il constata, sans beaucoup de regret, un antagonisme irréparable entre ses façons de chercher le bonheur et celles de ses concitoyens. Il prit son parti de cette rupture définitive entre les sympathies du monde et sa personne: «Ceci est une nouvelle preuve, écrivait-il à un ami, qu'il n'y a pas d'avantage sans désavantage. Cette prétendue supériorité, si elle n'est que de quelques degrés, vous rendra aimable, vous fera rechercher et vous rendra les hommes nécessaires: voyez Fontenelle. Si elle est plus grande, elle rompt tout rapport entre les hommes et vous. Voilà la malheureuse position de l'homme soi-disant supérieur, ou, pour mieux dire, différent, c'est là le vrai terme. Ceux qui l'environnent ne peuvent rien pour son bonheur...» Orgueilleuse conviction qui mène celui qui la possède à la scélératesse aussi bien qu'à l'héroïsme. Se décerner ce brevet de différence n'est-ce pas s'égaler à toute la société? N'est-ce pas du même coup supprimer, pour soi du moins, toutes les obligations du pacte social? Et pourquoi respecterions-nous ce pacte, s'il est l'œuvre de gens avec lesquels nous n'avons rien de commun? Quel cas pouvons-nous faire d'une opinion publique dont nous savons qu'elle est forcément hostile à ce que nous avons de meilleur en nous?... Il n'y a pas loin de ces interrogations à la révolte. Beyle en fut préservé par sa délicatesse native, et plus encore par son esprit d'analyse qui lui démontra l'inutilité des luttes à la Byron. Mais son imagination conçut ce que de telles idées pouvaient introduire de ravages dans une tête moins désabusée que la sienne, — et il créa Julien Sorel.

Pour qu'un type de roman soit très significatif, c'est-à-dire pour qu'il représente un grand nombre d'êtres semblables à lui, il est nécessaire qu'une idée très essentielle à l'époque ait présidé à sa création. Or, il se trouve que ce sentiment de la solitude de l'homme supérieur, — ou qui se croit tel, — est celui peut-être qu'une démocratie comme la nôtre produit avec le plus de facilité. Au premier abord, cette démocratie paraît très favorable au mérite, et, de fait, elle ouvre les barrières toutes grandes à la concurrence des ambitions, en vertu du principe d'égalité. Mais en vertu aussi de ce principe, elle met l'éducation à la portée du plus grand nombre. Et cet excès de logique aboutit à la plus étrange contradiction. Si nous examinons, par exemple, ce qui se produit depuis cent années dans notre pays, nous reconnaîtrons que tout adolescent de valeur trouve très aisément des conditions excellentes où se développer. S'il brille dans ses débuts à l'école, il entre au collège. S'il réussit au collège, il a une bourse dans un grand lycée. C'est une conspiration des parents, des maîtres, et volontiers des étrangers, pour que ce sujet distingué, — comme on dit en style pédagogique, — atteigne le plus haut degré de sa croissance intellectuelle. Les études sont finies. Les examens sont passés. La volte-face est complète. La conspiration se fait en sens contraire. Car le nouveau venu trouve une société où les places sont prises, où la concurrence des ambitions, dont je parlais tout à l'heure, est formidable. Si le jeune homme de talents et pauvre reste en province, en quoi ses talents le serviront-ils, puisque la vie, là, est toute d'habitudes et fondée sur la propriété? Il vient à Paris, et il n'a pas un appui. Ses succès d'écolier, qu'on lui vantait si fort durant son enfance, ne peuvent lui servir qu'à gagner rudement sa vie dans quelque position subalterne. Quelles seront ses pensées, si à la supériorité il ne joint pas la vertu de modestie et celle de patience? En même temps que l'éducation lui a donné des facultés, elle lui a donné des appétits, et il a raison d'avoir ces appétits. Un adolescent qui a lu et goûté les poètes désire nécessairement de belles, de poétiques amours. S'il a des nerfs délicats, il souhaite le luxe; s'il en a de robustes, il souhaite le pouvoir. C'est là un tempérament tout façonné pour le travail littéraire ou artistique. Mais si notre homme n'est ni littérateur ni artiste, — et de fortes âmes sont incapables de cette sagesse désintéressée qui se guérit de ses rêves en les exprimant, — quel drame sinistre se jouera en lui! Il se sentira impuissant dans les faits, grandiose dans ses désirs. Il verra triomphant qui ne le vaut pas, et condamnera en bloc un état social qui semble ne l'avoir élevé que pour mieux l'opprimer, comme le bétail qu'on engraisse pour mieux l'abattre. Le déclassé apparaît d'abord, puis le révolutionnaire... «Il faut en convenir, dit Stendhal à une des pages de son Rouge et Noir, le regard de Julien était atroce, sa physionomie hideuse; elle respirait le crime sans alliage: c'était l'homme malheureux en guerre avec toute la société...»

Cette guerre étrange, et dont les épisodes mystérieux ensanglantent d'abord le cœur qui l'engage, tel est le vrai sujet du grand roman de Beyle. Guerre passionnée et passionnante, surtout parce que l'auteur a su donner à son héros un magnifique outillage de supériorités réelles. L'intelligence de Julien est de premier ordre. C'est tout simplement celle de Stendhal lui-même: perspicace et tourmentée, lucide comme un théorème d'algèbre et mordante comme un réquisitoire. La volonté de ce jeune homme est celle d'un soldat qui fait campagne et qui, préparé tous les jours au suprême danger, n'attache plus de sens au mot peur. En même temps, sa sensibilité toujours à vif saigne au plus léger coup d'épingle. Le voici donc, fils d'un charpentier de petite ville, ayant reçu d'un curé qui s'intéresse à son brillant tour d'esprit une éducation de latiniste. Il a lu le Mémorial de Sainte-Hélène, et son génie s'est enflammé à suivre l'épopée de ce parvenu prodigieux qui fut l'Empereur. Il entre dans le monde, d'abord comme précepteur chez le maire de sa ville, puis comme boursier dans le grand séminaire de sa province, enfin, comme secrétaire chez un pair de France. Il sait, par l'exemple de son modèle idéal, le simple lieutenant d'artillerie devenu César, et par les exemples moins éclatants des compagnons de cette incroyable fortune, que tous les privilèges sociaux appartiennent à qui peut les conquérir. Et quels scrupules le retiendraient dans cette conquête? La morale? Mais il n'aperçoit autour de lui que dupeurs rapaces et dupes victimées. La pitié pour ses semblables, ce que le christianisme appelle magnifiquement la Charité? Mais, tout jeune, son père l'a battu, et le richard qu'il sert lui a fait sentir le poids de la dure servitude moderne: le salaire. Le souci de son repos? Mais son âme frénétique est comme ces puissantes machines auxquelles il faut une certaine quantité de charbon à consommer par jour. Elle a faim et soif de sensations nombreuses, fussent-elles terribles, — et intenses, fussent-elles coupables. Tout aboutit à le transformer en une bête de proie allant à la chasse avec les armes de la civilisation, c'est-à-dire qu'au lieu de frapper il ruse, qu'il masque sa force pour mieux dominer, et qu'il devient hypocrite comme Tartufe, ne pouvant commander comme Bonaparte: Voilà, je le confesse, un abominable homme... Ce vers de la comédie de Molière vous arrive aux lèvres, n'est-ce pas? Stendhal répond en vous démontrant que des qualités de premier ordre ont conduit cet homme à cette conception criminelle de lui-même et de la vie, et que dans un monde sans tradition, où chaque individu est l'artisan de sa propre fortune, l'excessive concurrence jointe à l'excessif développement de la vie personnelle est la cause d'exaspérations d'orgueil qui, en temps de paix, peuvent mener de forts caractères à de terribles abus de cette force. Beyle écrivait à une de ses amies, un peu après la publication de son livre: «Il y a huit jours, j'ai reçu une lettre dans le genre de la vôtre, et pire encore; car, vu que Julien est un coquin et que c'est mon portrait, on se brouille avec moi. Du temps de l'Empereur, Julien eût été un fort honnête homme. — J'ai vécu du temps de l'Empereur. Donc... Mais qu'importe?...»

Certes, la couleur de la peinture est merveilleuse. J'admire plus encore la force d'analyse grâce à laquelle Stendhal a dit le dernier mot sur tout un groupe au moins de ceux que l'on appelait, après 1830, les enfants du siècle. Elle défile, mais drapée magnifiquement, mais auréolée de poésie, dans beaucoup d'œuvres de cette époque, la légion des mélancoliques révoltés: le Ruy Blas de Victor Hugo en est, et son Didier, comme le Rolla de Musset, comme l'Antony de Dumas. Ceux-là souffrent d'une nostalgie qui paraît sublime. Le Julien Sorel de Stendhal souffre de la même nostalgie, mais il en sait la raison profonde. La cruelle et froide passion de parvenir lui tord le cœur, et il se l'avoue. Il se reconnaît les ardeurs implacables du déclassé tout voisin du crime. L'infinie tristesse et la vague désespérance se résolvent en un appétit effréné de jouissances destructrices. Pour comprendre les incendies de la Commune et les effrayantes réapparitions, dans notre vie adoucie, des sauvageries primitives, il faut relire ce livre et en particulier les discussions que Julien engage avec lui-même dans sa prison, quand il attend le jour de mourir. «Il n'y a pas de droit naturel... Ce mot n'est qu'une antique niaiserie, bien digne de l'avocat général qui m'a donné chasse l'autre jour et dont l'aïeul a été enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n'y a de droit que lorsqu'il y a une loi pour défendre quelque chose sous peine de punition. Avant la loi, il n'y a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l'être qui a faim, qui a froid; le besoin, en un mot...» Par-dessous les convenances dont notre cerveau est surchargé, par-dessous les principes de conduite que l'éducation incruste dans notre pensée, par-dessous la prudence héréditaire qui fait de nous des animaux domestiqués, voici reparaître le carnassier primitif, farouche et solitaire, emporté par le struggle for life comme la nature tout entière. Vous l'avez cru dompté, il n'était qu'endormi; vous l'avez cru apprivoisé, il n'était que lié. Le lien se brise, la bête se réveille, et vous demeurez épouvanté que tant de siècles de civilisation n'aient pas étouffé un seul des germes de la férocité d'autrefois...



«Cette philosophie, — écrit Stendhal lui-même, lorsqu'il commente les dernières réflexions de Julien Sorel, — cette philosophie était peut-être vraie, mais elle était de nature à faire désirer la mort...» Apercevez-vous, à l'extrémité de cette œuvre, la plus complète que l'auteur ait laissée, poindre l'aube tragique du pessimisme? Elle monte, cette aube de sang et de larmes, et, comme la clarté d'un jour naissant, de proche en proche elle teinte, de ses rouges couleurs, les plus hauts esprits de notre siècle, ceux qui font sommet et vers qui les yeux des hommes de demain se lèvent, — religieusement. J'arrive, dans cette série d'études psychologiques, au quatrième des personnages que je me suis proposé d'analyser. J'ai examiné un poète, Baudelaire; j'ai examiné un historien, M. Renan; j'ai examiné un romancier, Gustave Flaubert; je viens d'examiner un de ces artistes composites, en qui le critique et l'écrivain d'imagination s'unissent étroitement, et j'ai rencontré, chez ces quatre Français de tant de valeur, la même philosophie dégoûtée de l'universel néant. Sensuelle et dépravée chez le premier, subtilisée et comme sublimée chez le second, raisonnée et furieuse chez le troisième, cette philosophie se fait aussi sombre, mais plus courageuse, chez l'auteur de Rouge et Noir. Cette formidable nausée des plus magnifiques intelligences devant les vains efforts de la vie a-t-elle raison? Et l'homme, en se civilisant, n'a-t-il fait vraiment que compliquer sa barbarie et raffiner sa misère? J'imagine que ceux de nos contemporains que ces problèmes préoccupent sont pareils à moi, et qu'à cette douloureuse question ils jettent tantôt une réponse de dérision, tantôt une réponse de foi et d'espérance. C'est encore une solution que de sangler son âme, comme Beyle, et d'opposer aux angoisses du doute la virile énergie de l'homme qui voit l'abîme noir de la destinée, qui ne sait pas ce que cet abîme lui cache, — et qui n'a pas peur!


Notes
(1) Dans les Hommes de lettres des frères de Goncourt et l'intelligence de M. Taine.
(2) Éthique, partie III, proposition 53. «Cum Mens se ipsam suamque agendi potentiam contemplatur, lætatur, et eo magie quo se suamque agendi potentiam distinctius imaginatur.» M. Taine, dans une étude sur le Rouge et le Noir, avait déjà noté une curieuse analogie entre une phrase de Stendhal et un théorème de Spinoza.




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