Les statistiques
La pauvreté est de nouveau un sujet majeur de préoccupation, même dans les pays les plus riches de la planète. Pourtant, on avait eu des raisons de croire qu'elle reculerait de façon irréversible devant le progrès. Il n'est plus possible d'échapper à l'évidence de la réappa- rition de ce malheur de tous les temps: des signes concrets de pauvreté, que nous pouvons voir tous les jours, correspondent aux indices abstraits des statistiques officielles: les mendiants se multiplient dans les grandes villes, le taux de chômage s'accroît, de même que le nombre des assistés sociaux.
Et l'avenir est sombre, du moins dans la mesure où l'on estime qu'il sera déterminé par la macro-économie et les programmes sociaux des États centraux. Il n'y a plus de liens automatiques entre la croissance éco- nomique et la croissance de l'emploi. L'exemple des États-Unis, où la croissance économique s'accompagne actuellement d'une réduction du chômage, est trompeur selon le point de vue de plusieurs économistes. Car une forte proportion des nouveaux emplois, créés dans le secteur des services surtout, sont à la fois précaires et si mal rémunérés que ceux qui les détiennent demeurent souvent au-dessous du seuil de la pauvreté. Et les programmes sociaux des États centraux, direz-vous? Que peut-on en attendre, quand, comme c'est le cas au Canada, l'État est lui-même au bord de la faillite? Et quand le nombre de pauvres est tel que toute amélioration significative de leur sort supposerait des efforts financiers prodigieux?
Du "n'y a qu'à" au changement de paradigme
Il existe encore quelques défenseurs de la philosophie du "n'y a qu'à". N'y a qu'à faire payer davantage les riches. Compte tenu du petit nombre de ces derniers par rapport au grand nombre des pauvres, la contribution supplémentaire que l'on peut raisonnablement demander aux riches serait hélas! sans effet significatif. S'il faut accroître la contribution des riches, par la lutte contre l'évasion fiscale notamment, c'est beaucoup plus par souci de la justice qu'avec l'illusion de régler par là le problème de la pauvreté.
"N'y a qu'à élargir l'assiette fiscale, qu'à accroître les impôts de tout le monde." Chacun sait que c'est toujours la classe moyenne qui fait les frais des mesures de ce genre. Or, on a de plus en plus de raisons de penser que les revenus de la classe moyenne se rapprochent des seuils de pauvreté, du moins de ceux mesurés par L'État.
Quand on est dans une telle impasse, il faut par un effort de lucidité et d'imagination hors de l'ordinaire modifier radicalement la façon d'aborder le problème. Il y a aujourd'hui un mot à la mode pour désigner le passage d'une façon de voir un phénomène à une autre radicalement différente: changement de paradigme. Il faut modifier le paradigme de la pauvreté!
En commençant par retirer au gouvernement central d'Ottawa le privilège de définir la pauvreté et les pauvres. Les Tremblay, vos voisins, sont-ils pauvres ou non? Ce n'est pas à vous d'en juger. Le bureau de la statistique à Ottawa l'a déjà fait à votre place. Leurs enfants ont quitté la maison, à eux deux les Tremblay gagnent moins de... les Tremblay sont donc pauvres. Ils ont droit à l'aide de l'État.
On provoquerait néanmoins une immense rigolade dans tout le canton Bouchard où habitent les Tremblay, si on tentait de faire désigner ces derniers comme pauvres pour fin d'aide locale. Tout le monde sait que ces deux personnes, au demeurant très fières, font du troc avec leurs parents et voisins et ont toutes sortes d'occasions de travailler au noir. Pour être bien sûr de ne pas être perçu comme pauvre par les voisins, ce couple heureux donne même des exemples publics de générosité quand vient le temps de payer la cotisation à son église paroissiale.
La quantophrénie
Plus on s'éloigne de la vie réelle et complexe des petites collectivités, plus on risque de se tromper en désignant les pauvres. Dans un grand pays comme le Canada, la capitale nationale est le dernier endroit où cette désignation devrait se faire. Elle se fait là, non pour des raisons se rapportant à l'efficacité de la lutte contre l'injustice et la pauvreté, mais parce que le gouvernement d'Ottawa a choisi d'asseoir sa légitimité sur ses programmes sociaux.
Je précise ici que je n'ai pas pour but en écrivant ces choses de raviver le débat constitutionnel. Je rappellerai seulement, dans l'intérêt de tous les Canadiens, qu'un certain braquage contre la décentralisation, sous prétexte qu'elle serait funeste pour le Canada parce que les forces séparatistes en tireraient profit, est probablement la pire chose qui peut arriver à tous les Canadiens. Quelles que soient les querelles constitutionnelles et les passions qui les entourent, il y a des problèmes qui ne peuvent pas être résolus par un gouvernement central. C'est le cas de la pauvreté. Il y en a d'autres qui ne peuvent être résolus que par un gouvernement central ou l'équivalent. C'est le cas de la pollution de la haute atmosphère par les gaz industriels. Et il est urgent de bien faire la distinction entre ces deux types de problèmes.
Faut-il féliciter les statisticiens d'Ottawa de faire le travail qu'on attend d'eux dans l'intérêt du pouvoir central d'abord et, en second lieu seulement, dans celui des pauvres? Pour établir les seuils de pauvreté - ou plutôt de faibles revenus, cela écorche moins les oreilles - en respectant les réalités locales, ils ont poussé très loin le raffinement. C'est ainsi qu'en 1992, en milieu rural, une personne seule était pauvre à 11 000$... tandis que dans une ville de 500 000 habitants et plus, Montréal et Toronto par exemple, elle était pauvre avec des revenus inférieurs à 16 000$. Entre ces deux catégories extrêmes, il y a cinq catégories intermédiaires. On tient compte aussi du nombre de personnes par famille. Sur ce plan vertical il y a sept catégories. Ce qui fait qu'il y a au Canada trente-cinq, (35) vous avez bien lu, seuils de pauvreté.
C'est à la fois trop pour que nous puissions nous y retrouver facilement, et trop peu pour que ces indices abstraits se rapprochent vraiment des signes concrets, seule condition à laquelle ils peuvent être vraiment utiles. Mettre en chiffres un phénomène aussi complexe que la pauvreté, c'est souffrir de quantophrénie, c'est abuser des mesures statistiques dans un domaine qui requiert d'autres formes d'approche.
Qu'est-ce donc que la pauvreté? Voici comment le sociologue Marc-André Lessard a répondu à cette question en conclusion d'un important ouvrage collectif intitulé: Les nouveaux visages de la pauvreté: "C'est le propre de tous les phénomènes sociaux non institutionnalisés de n'avoir pas de définition explicite ou d'en avoir tant qu'on les évite toutes par crainte de se fourvoyer. La pauvreté est un de ces phénomènes. On en parle, on la décrit, on l'analyse. On l'explique même parfois, mais on n'ose pas la définir vraiment. Pourquoi? La question est pertinente, mais nous ne tenterons pas d'y répondre: cela risquerait de nous entraîner trop loin dans l'abstraction. Nous ne citerons en guise de réponse qu'une impression souvent apparue à la lecture des textes: on ne définit pas la pauvreté parce qu'on a peur d'exclure des pauvres du champ des préoccupations collectives et du champ de l'assistance. Nous verrons que l'État et certaines organisations s'efforcent au contraire de la définir le plus précisément possible afin de mieux circonscrire le champ de l'assistance."
En dépit de cette mise en garde, nous oserons définir la pauvreté: on est pauvre quand on a besoin du secours d'autrui. À partir de quel degré de misère a-t-on besoin du secours d'autrui? C'est à autrui justement d'en décider. Comment? En fonction des valeurs du lieu et du temps, mais surtout en prenant en considération des faits essentiels qu'aucun bureaucrate d'un pouvoir central ne peut connaître. Tel de nos voisins âgé de 80 ans vit seul dans une maison insalubre à tous égards. Ses revenus, qu'il tire de quelques vaches, s'élèvent tout au plus à quelques milliers de dollars. Et pourtant, nous apprenons qu'il n'a jamais réclamé sa pension de vieillesse.
C'est bizarre! Pourquoi? La réponse à cette question explique à elle seule pourquoi il faut éviter de le ranger parmi les pauvres: il a refusé sa pension par une forme de civisme à faire rêver tous les ministres des finances: "Le gouvernement? nous a t-il dit, il est plus pauvre que moi!" Il n'a certes pas de gros revenus mais il n'a pas de dettes et sa maison en ruine lui appartient. Aucun gouvernement de par le vaste monde ne peut en dire autant. Quant au reste, c'est un homme digne, fier, joyeux et mieux informé que la majorité de ses concitoyens sur l'état de sa nation.
C'est un cas limite bien sûr, mais nous connaissons tous des cas limites de ce genre. Et pour peu que l'on tienne compte de certains faits comme le troc, le travail au noir, les revenus de prêts non déclarés, l'évasion fiscale, on en arrive vite à la conclusion que la majorité des cas sont des cas limites.
Notre première constatation sera donc la suivante: on ne peut juger adéquatement de la pauvreté qu'entre personnes qui se connaissent réellement, c'est-à-dire autrement que par l'intermédiaire des relevés de Statistique Canada! C'est une évidence, dira-t-on. Mais hélas! moins qu'on le croit. On a même l'impression de commettre je ne sais quel crime contre l'esprit quand on formule un jugement aussi plein de bon sens. Il y a quelques années dans notre voisinage, une immense grange en construction a été en partie détruite par la foudre. Les propriétaires étaient un jeune couple gagnant bien sa vie. Il n'empêche qu'ils ont eu besoin de secours à ce moment précis pour reconstruire sans s'endetter démesurément. La communauté ne leur devait strictement aucune aide et pourtant elle a organisé la corvée qui a permis à ce jeune ménage d'éviter une forme temporaire de pauvreté.
De l'avantage de vivre dans un milieu où l'on est connu! Par contre il existe aussi des inconvénients: certains pauvres risquent d'être victimes de la part de leurs voisins d'une cruauté dictée par les préjugés locaux. On peut répondre à cette objection que, dans un État de droit, il existe normalement à l'échelle locale, ou tout au moins régionale, des tribunaux capables de faire respecter les droits fondamentaux. Ainsi encadrés par des lois qui n'existaient pas auparavant, les pouvoirs locaux seraient empêchés de commettre certains abus fréquents dans le passé.
Il faut néanmoins admettre que la décentralisation aura toujours les inconvénients liés à une étroitesse fréquente dans les petits milieux. Mais cette étroitesse peut aussi triompher, de façon bien plus inquiétante, à l'échelle des grands États - on a vu apparaître délation et recours à la police lorsqu'il s'est agi de dépister systématiquement à l'échelle nationale les fraudes des assistés sociaux.
Quel est l'honnête contribuable qui ne connaît pas de faux pauvres autour de lui et qui ne voit pas là une irrésistible incitation à tricher à son tour? Voici un exemple parmi d'autres de cette gangrène sociale. La scène se passe dans une entreprise de transport par camion. Un chauffeur vient demander à son patron de lui donner l'adresse d'un bon avocat. Pour quelle raison? demande le patron. "Pour un divorce", répond-il. Et il ajoute, un peu mal à l'aise: "Rassurez-vous, pas pour un vrai divorce...Vous comprenez, ma femme ira vivre chez sa mère, on croira qu'elle a un appartement à elle... Comme ça nous aurons droit à des prestations accrues de l'État." Le patron, comme il me l'a lui-même avoué, a été tenté de congédier cet employé sur-le-champ. Il ne l'a pas fait parce que, à la réflexion, il a compris qu'un travailleur sur trois au moins mériterait d'être congédié et un patron sur deux d'être emprisonné pour fraude ou camouflage fiscal. Et que penser des avocats qui se prêtent à de telles combines? Voilà un exemple de ce qu'un système trop centralisé de lutte contre la pauvreté a fait de notre société. Je précise que le chauffeur de camion en cause gagne 50 000$ par année et vit seul avec sa femme. Et j'ajoute que tous ses collègues connaissent ses petites combines, ce qui ne doit pas les inciter au zèle dans le règlement de leurs comptes avec l'État. Si dans le cas d'une aide de ce genre, le pouvoir décisionnel se trouvait au niveau du quartier ou du village, jamais notre chauffeur et sa digne épouse n'auraient même songé à leur divorce fictif.
Le triangle de la pauvreté
On comprend facilement pourquoi il est difficile de donner une définition abstraite et chiffrable de la pauvreté. La pauvreté absolue, la seule que l'on peut définir de façon satisfaisante, n'existe pratiquement plus dans les pays riches. Ce qui dans ces pays inspire aujourd'hui la compassion jadis provoquée par le manque de l'essentiel, ce sont des situations où un malheur se manifeste de deux façons principales: une privation relative sur le plan matériel et une carence sur le plan personnel. À ces deux formes de malheur s'ajoute généralement une troisième: un sentiment d'injustice.
La gravité de la privation matérielle varie, comme l'ont compris les statisticiens d'Ottawa, en fonction du lieu où l'on vit. Mais elle varie aussi, et encore davantage, en fonction des qualités personnelles. Une personne qui d'une part a une forte identité, une grande estime d'elle-même et, d'autre part, est reconnue par son entourage, en raison par exemple de ses talents artistiques ou de sa culture, peut très bien vivre dans des conditions matérielles difficiles sans inspirer la compassion et sans inciter son entourage à la secourir. J'ai connu pour ma part une immigrante russe qui, avec trois enfants à sa charge, vivait joyeusement, de façon enviable, avec des revenus inférieurs au seuil de pauvreté décrété par Statistique Canada. Un seuil de pauvreté qui, par rapport à celui qu'elle avait connu, était un seuil de classe moyenne en Russie. Mais un seuil qui aurait paru intolérable aux Québécois d'origine! Il n'y avait pas dans cette famille de sentiment d'injustice, pour un congédiement non mérité, par exemple, mais un sentiment de gratitude pour le pays qui l'avait accueillie. La culture, la soif d'apprendre et une force d'âme exceptionnelle la soutenaient dans son dénuement relatif!
Si les statisticiens voulaient donner une représentation un tant soit peu adéquate des situations dignes de compassion, ils devraient ajouter à leurs tableaux au moins dix colonnes pour les degrés d'injustice et autant pour les degrés et les formes de carence personnelle. Le tableau deviendrait alors inutilisable et l'on comprendrait enfin qu'il ne faut pas tenter de chiffrer ce qui en soi n'est pas chiffrable. La société serait quant à elle guérie d'au moins un symptôme de sa quantophrénie.
Une solution expérimentale
Il faut donc changer le paradigme de la pauvreté. Le moment est venu de faire preuve de lucidité et d'imagination. À titre expérimental tout au moins, on pourrait confier aux autorités d'une région bien circonscrite, l'Abitibi par exemple, tout l'argent distribué par les gouvernements de Québec et d'Ottawa, au titre de la lutte directe ou indirecte contre la pauvreté: aide sociale, pensions de vieillesse, allocations familiales, assurance-chômage, aide pour la formation de la main-d'oeuvre, etc. Nous formulons l'hypothèse qu'avec l'argent redistribué actuellement par les gouvernements centraux, avec moins si nécessaire, cette région pourrait assurer son développement et agir sur les divers facteurs du malheur lié à la pauvreté avec infiniment plus d'efficacité que les gouvernements centraux. Car d'une part, il leur est pratiquement impossible de prendre les facteurs personnels en considération, et d'autre part, ils peuvent difficilement établir des programmes de secours matériels sans provoquer un sentiment d'injustice chez les non-bénéficiaires.
Il est évident que personne n'est prêt à envisager un tel changement de paradigme à Ottawa. On en sera quitte pour tenter de réduire le déficit sans rien changer au mode de redistribution de la richesse. Or c'est précisément ce mode de redistribution qui est la cause de tous les maux, y compris le déficit.