L'autonomie
«Tous doctement, tous paternellement, tous avec beaucoup de coeur ils enseignaient, ils croyaient, ils constataient cette morale stupide: qu'un homme qui travaille tant qu'il peut, et qui n'a aucun grand vice, qui n'est ni joueur, ni ivrogne, est toujours sûr de ne jamais manquer de rien et, comme disait ma mère, qu'il aura toujours du pain pour ses vieux jours. (...) Tout cet ancien monde était essentiellement le monde de «gagner sa vie».
«(...) Nous avons connu, nous avons touché un monde (enfant nous en avons participé), où un homme qui se bornait dans la pauvreté était au moins garanti dans la pauvreté. C'était une sorte de contrat sourd entre l'homme et le sort et à ce contrat le sort n'avait jamais manqué avant l'inauguration des temps modernes. Il était entendu que celui qui faisait de la fantaisie, de l'arbitraire, que celui qui introduisait un jeu, que celui qui voulait s'évader de la pauvreté risquait tout. Puisqu'il introduisait le jeu, il pouvait perdre. Mais celui qui ne jouait pas ne pouvait pas perdre. Ils ne pouvaient pas soupçonner qu'un temps venait, et qu'il était déjà là, et c'est précisément le temps moderne, où celui qui ne jouerait pas perdrait tout le temps, et encore plus sûrement que celui qui joue.»1
La plupart des Québécois de cinquante ans et plus ont grandi dans une ancienne mentalité semblable à celle dont parle Péguy. À défaut de pouvoir miser la mobilité sociale et la croissance économique, les gens cherchaient le bonheur (et le trouvaient plus souvent qu'on ne le croit) à l'intérieur de limites inamovibles. Le malheur des temps actuels tient sans doute en grande partie au fait que la modernité remplit mal ses promesses de mobilité ascensionnelle, sans que les gens aient eu le temps de se donner une philosophie appropriée à leur condition.
1. Péguy Charles, L'Argent, Oeuvres en prose, 1909-1914, NRF, Bibliothèque La Pléiade, Paris 1957, p. 1072.