Le centenaire de Michelet

Remy de Gourmont
On vient de fêter un grand écrivain avec une pompe qui a paru excessive, si mal habitués que nous sommes à la glorification du génie. Les gouvernements populaires ont de trop grand soucis d'équilibre pour se permettre de telles distractions; placés dans la situation des sauvages que le soin quotidien de la nourriture abrutit et écrase, ils songent plutôt à ne pas mourir qu'à sourire, et à faire lever la pâte électorale plutôt qu'à se livrer aux jeux désintéressés de la pensée. Il ne faudrait donc pas croire, malgré les apparences, que c'est au poète qu'une statue vient d'être érigée sous des regards officiels; la cérémonie lut purement politique : il suffit pour le prouver de constater l'abstention des mêmes personnages alors qu'il s'agissait d'un autre écrivain, plus glorieux encore et plus grand, de Chateaubriand, le Fleuve Océan du dix-neuvième siècle français. Ce qu'ils ont fêté en Michelet, c'est l'approbateur ivre d'une révolution dont ils se disent les continuateurs; c'est l'optimiste qui a prédit une époque heureuse dont ils se croient les contemporains ou les précurseurs; c'est le sentimental dont la tendresse facile et naïve est l'inépuisable lac où ils puisent leurs hypocrites déclamations. Leur intervention aura peut-être pour résultat d'obscurcir momentanément la gloire de Michelet comme elle réussit naguère à diminuer le rayonnement de Victor Hugo. Ils avaient fait de l'un une sorte de derviche hurleur de la République; ils ont fait de l'autre une manière de Grand saint Nicolas laïque.

Il ne faut pas que cela nous dégoûte de relire l'Oiseau, l'Insecte ou la Mer. Ces livres, et d'autres, renferment des thèmes de méditation. Il y a des choses pour l'âme dans l’œuvre de Michelet. Il a écrit des pages qui exigent que, les yeux relevés et ouverts vers l'infini, on rêve à soi, au monde, à la destinée des êtres. Ces pages, dont il n'y a pas une seule dans Alphonse Daudet, par exemple, ou dans Monsieur Zola, sont dans Michelet plus abondantes, peut-être que dans tout autre écrivain de ce siècle, et les écrivains de ce siècle sont peut-être les seuls qui puissent encore nous toucher et nous courber. Un livre comme l'Insecte, s'il n'apprend rien à qui a lu Réaumur, Darwin, Fabre, fait cependant réfléchir plus que toute science directe, plus même que les observations personnelles. Quand Michelet nous a fait comprendre qu'il n'y a aucune communication possible entre l'homme et l'insecte, que le monde des insectes nous est absolument et pour jamais fermé, que nous n'en pouvons connaître que ce qui se voit, il a ouvert à la philosophie de la vie une aussi grande avenue que Darwin et dans un sens contraire : n'y a-t-il pas là de quoi penser, de quoi se réjouir longtemps dans les délices de l'incertitude? Michelet confesse qu'il n'a pu aimer l'insecte. Il faut que la barrière soit forte pour avoir découragé celui qui communia même avec l'eau qui coule, avec la feuille qui tombe, avec la graine qui vole. Il aima donc tout le reste, mais surtout la femme. Il y avait en lui du prêtre. Il aimait la femme comme un confesseur aime sa pénitente, avec une tendresse chaste et curieuse, une participation innocente aux péchés, et des larmes pour les larmes Les femmes, qui veulent être aimées de toutes les manières, ne détestent pas celle-là : enfants, elles feraient des fautes rien que pour la joie d'être pardonnées, la joie de pleurer et de rire en même temps. Il semble, d'après le mouvement féministe, que les jeunes femmes d'aujourd'hui ont d'autre goût que celles qui lurent passionnément la Femme, ce bréviaire sentimental; le sentimentalisme n'est plus guère à la mode que dans le domaine d'où il devrait être spécialement exclu, celui des théories sociales; mais la mode n'est pas toujours d'accord avec le penchant secret des êtres qu'elle tyrannise, et il n'est pas sûr que l'indépendance, l'isolement et l'ironie soient devenus, en si peu d'années, l'idéal commun des femmes. Au point de différenciation individuelle où est parvenue l'humanité, chaque race a presque atteint la valeur d'une espèce, et, dans chaque race, les deux sexes ont une évolution à certains égards divergente. La femme tend nécessairement à devenir de plus en plus femme; mais si la forme actuelle de la civilisation favorise cette accentuation, elle entrave au contraire la masculinisation de l'homme, et l'écart reste constant. Les grandes guerres prochaines, inévitables dès que la Chine aura été partagée (notre époque sera peut-être appelée la Trève africaine ou la Trêve Chinoise), rétabliront la marche inverse, puisque la femme règne pendant la paix et l'homme pendant la guerre.

Voilà ce qui fait penser que le sentimentalisme amoureux de Michelet peut plaire encore à beaucoup de femmes, et à tels hommes, malgré la sécheresse de cœur de l'humanité d'aujourd'hui. Cependant, pour mon goût particulier, je mêlerais à cette confiture de roses un peu d'absinthe ironique. Nous ne sommes pas dans l'Ouest américain où la Femme est une sorte d'animal sacré; notre vieille expérience d'antiques civilisés nous rend parfois un peu gouailleurs devant les convulsions de « l'éternelle blessée ». A la voir filer le long des boulevards, la croupe écrasée sur la selle de la bécane, les yeux morts et les jambes alertes, si l'on songe encore à l'animal sacré, c'est surtout à celui de Bénarès. Le monde et nos cœurs sont pleins de contradictions. Il faut regarder la vie, sourire et n'être dupe qu'à moitié. Après Michelet, un peu de Renan sera salutaire.

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