Jules Michelet: l'homme et l'oeuvre
De ces deux derniers auteurs (i. e. Brugière, baron de Barante (1782-1866) et Joseph-François Michaud (1767-1839)) à Michelet, il y a toute la distance qui sépare l'honnête ouvrier du génie. Il faut remonter à Augustin Thierry pour trouver, dans la même école, un nom qui puisse être rapproché du sien sans souffrir du voisinage. Mais combien ce terme d'école sonne faux, quand on veut parler de Michelet! Cet esprit d'une allure si libre et si fougueuse ne saurait se laisser emprisonner dans le cadre d'une classification : on l'a appelé tour à tour historien, poète, peintre, comme si la critique hésitait à lui attribuer une place fixe et craignait de limiter son génie. Lui-même, il s'est appelé un artiste. Lorsque Taine s'est appliqué à le « définir » il a dit : « M. Michelet est un poète, un poète de la grande espèce... Il écrit comme Delacroix peint et comme Doré dessine... La prose, ce semble, vaut ici la peinture. » Malgré la variété des œuvres où Michelet a répandu sa vie, il y a entre elles unité d'inspiration. Qu'il étudie les siècles écoulés, le temps présent, les grands types sociaux, les manifestations les plus grandioses ou les plus charmantes de la nature, c'est toujours l'imagination qui le conduit dans ces divers mondes qu'elle enchante; mais une imagination plus touchée par le monde intérieur que par le monde des corps, éveillée par les sentiments et les pensées plus que par le dehors des choses, et que Taine a désignée d'un mot merveilleusement exact : « l'imagination du cœur ». Plus qu'aucun autre écrivain, Michelet s'est mis tout entier dans son oeuvre; il a vu le monde, le passé et le présent à travers ses passions, qui furent toujours nobles et désintéressées, mais qui projetaient sur les choses comme un éclatant reflet de son âme. L'homme et l’œuvre se pénètrent si intimement qu'on ne peut juger l'un sans connaître l'autre; si on les séparait, on courrait le risque de manquer de lumières ou de justice.
A ne regarder que les dehors, rien de plus simple que la vie de Michelet; et, vue d'ensemble, rien de plus noble. Né dans le peuple, dans un coin ignoré de Paris, mais d'une famille qui avait gardé toute la sève provinciale de la Picardie et des Ardennes, l'enfant reçut ses impressions premières dans un milieu de travail austère, dans un cercle de gêne, de privations, sans air et presque sans espérance. Le cauchemar d'une lourde dette contractée par ses parents pesa longtemps sur cette enfance qui sut, à l'âge où les autres jouent, ce qu'est une saisie et un huissier. Elle en resta longtemps assombrie. Le noble métier du père fut comme un premier degré d'initiation aux choses de l'esprit; en voyant composer des livres et en levant des caractères d'imprimerie, l'enfant se prit de passion pour ces fragiles et tout-puissants organes de l'esprit. La lecture l'absorba; soit rencontre fortuite, comme il le raconte, soit préférence préparée, par de secrètes affinités, il lut tout d'abord l'Imitation de Jésus-Christ et Virgile. Pour la première fois, cet enfant qui ne devait recevoir le baptême qu'à l'âge de dix-huit ans, « sentit Dieu ». Virile lui découvrit le monde et l'homme, le charme de la nature et le mélancolie de la vie. « Je suis né de Virgile et de Vico », dira-t-il plus tard.
La condition des siens semblait le destiner à la vie d'un artisan; l'ambition de son père, qui pressentait en lui le « consolateur » futur, l'arracha vers quinze ans à ce milieu obscur où il avait grandi. La vie en commun au lycée froissa cette âme d'une sensibilité maladive, qui avait besoin de tendresse, et qu'un orgueil précoce replia sur elle-même. Michelet avait besoin d'amis et n'osa en chercher; il vécut solitaire au milieu de camarades qui en firent souvent un jouet. Il s'est peint lui-même tel qu'il était alors : « J'avais des airs effarouchés de hibou en plein .jour ». Mais, dans ce reploiement sur lui-même, il prit conscience de sa force; dès 1816, il était au premier rang des écoliers de sa génération.
Ambitieux, mais d'une ambition contenue et réglée par le souvenir des misères de son enfance, d'une grande simplicité de mœurs et d'allure, s'alliant déjà à un certain orgueil intellectuel qui ne blessa jamais, il se détourne des tentations de la vie d'homme de lettres; il veut un « vrai métier », qui lui assure à jamais l'indépendance, la dignité de la vie, les loisirs de la pensée. Professeur au collège Rollin en 1822, il goûte avec ivresse la joie d'enseigner. Ce commerce avec de jeunes esprits l'enchante; son âme délicate et prompte à l'effarouchement s'y épanouit en liberté. Son enfance avait laissé en lui un ferment de misanthropie; « ces jeunes générations aimables, dit-il lui-même, me réconcilièrent avec l'humanité... L'enseignement, pour moi, fut l'amitié. » Isolé du monde par un mariage précoce où il s'enferma, dédaigneux des relations mondaines, il ne vécut que pour la pensée. En 1827, il attire l'attention par la traduction abrégée de la Science nouvelle de Vico et par son Précis d'histoire moderne. L'art souverain avec lequel, dans ce petit ouvrage, l'historien groupait et coordonnait les faits, condensait sans sécheresse, animait d'un mot, peignait d'un trait, révéla un maître. Préparer un manuel et faire un livre, c'est le secret des forts.
Maître de conférences à l'École normale, Michelet fut en très peu de temps l'idole de ces jeunes générations qu'il animait de sa flamme toujours claire et vive. Il fut appelé à la cour de Louis-Philippe comme professeur d'histoire de la princesse Clémentine; mais il se raidit contre la séduction de la famille royale et, devant les princes, se retrouva plus que jamais plébéien. La défiance des rois était déjà un article de son Credo. Le gouvernement de Juillet lui donna cependant la chaire d'histoire et de morale au Collège de France (1838) et le titre de chef de la section historique des Archives; c'était remettre à l'historien la clef de son royaume. « Lorsque j'entrai pour la première fois dans ces catacombes manuscrites, dans cette nécropole des monuments nationaux, j'aurais dit volontiers comme cet Allemand entrant au monastère de Saint-Vannes : Voici l'habitation que j'ai choisie et mon repos aux siècles des siècles. »
Avant de se cloîtrer aux Archives, Michelet avait donné dans son Introduction à l'histoire universelle le programme de son oeuvre historique : l'étude de la grandeur romaine lui semblait la préface nécessaire de l'histoire de la France. Ses deux volumes sur la République romaine sont de 1831. Mais le temps presse; l'étoffe de la vie se resserre et la France appelle son historien. En 1833, paraissent les deux premiers volumes de l'Histoire de France; le dernier volume est daté de 1867. « Après mes deux premiers volumes, j'entrevis dans ses perspectives immenses cette terra incognita. Je dis : « Il faut dix ans », ... Non, mais vingt, mais trente. Et le chemin allait s'allongeant devant moi (1). » Mais rien de régulier ni de terre à terre dans la composition même de cette grande oeuvre; dans ses sauts hardis et dans sa démarche capricieuse, l'auteur franchit les siècles; au sortir du moyen âge, il a besoin d'air et de lumière; il court à la Révolution dont il écrit l'histoire en huit années (1845-1853). « Fortifié et éclairé par elle », il revient à la Renaissance et à la Royauté moderne (1855-1867). Entre temps, çà et là, une échappée : les Mémoires de Luther, par, exemple (1835); les Origines du Droit (1837), le Procès des Templiers (1842-1851). Sans parler de cette production inattendue, pleine de surprise et de charme, floraison poétique du grand monument : l'Oiseau (1856), l'Insecte (1857), la Mer (1861), la Montagne (1868).
La Révolution de 1848 fut pour Michelet ce que 1830 avait été pour Guizot : le terme marqué par le destin pour l'achèvement d'un cycle historique; mais l'illusion fut courte; plus éphémère encore le rêve de fraternité entre les nations qui, après 1867, occupa sa pensée. Le réveil de 1870 fut terrible. De ce jour, le déclin commença pour le vaillant homme dont le cœur avait toujours lutté si ardemment pour la France. La mort le prit le 9 février 1874 à Hyères, à midi, « en pleine lumière : il semblait que la nature voulût le récompenser de son culte passionné pour le soleil, source de toute chaleur et de toute vie ». (G. Monod).
Le caractère de l'homme; ses opinions.
« Ma vie fut en ce livre, elle a passé en lui. Il a été mon seul événement (2). » Rarement, en effet, l'identité fut plus complète entre l’œuvre et l'auteur; l’œuvre a été le reflet animé du caractère et des opinions de l'homme (3). Michelet n'a vécu que pour penser et pour aimer; la bonté était le fond même de sa nature, mais une bonté parfois inquiète et jalouse qui exigeait des autres un abandon complet d'eux-mêmes et ne souffrait point de partage. Cette âme tendre était facilement blessée; ses premières déceptions accrurent sa défiance naturelle; et comme elle se passionnait toujours pour ou contre, incapable d'indifférence, elle se refusa à l'admettre chez autrui; le monde lui parut divisé en deux groupes inégaux et tranchés, les amis et les ennemis.
La solitude exalta cette imagination ardente qui vit et jugea le monde à travers sa passion; la noble pauvreté et la simplicité de sa vie nourrirent en lui un certain orgueil stoïcien; sa violente volonté abaissait par avance tous les obstacles. Conscient de son génie et soutenu par cette force, il n'est l'homme de personne; il fuit les écoles et les sectes, évite les doctrinaires et les romantiques : « J'étais mon monde en moi. » Rare exemple d'un esprit qui se façonne lui-même et met son orgueil à rester soi. « Je n'avais qu'une seule force, ma virginité sauvage d'opinion. »
Ce reclus volontaire n'était point à plaindre; dans le silence studieux dont il s'enveloppait, toute émotion s'amplifiait et devenait passion. Nul n'eut plus que lui le don de jouir ou de souffrir au contact du passé. « Je menais une vie que le monde eût pu croire enterrée, n'ayant de société que celle du passé et pour amis que les peuples ensevelis... J'aimais la mort. » Il entendait le secret des tombes; il jouissait de ce bruissement des ombres qui semblaient lui dire : « Histoire! compte avec nous!... Nous avons accepté la mort pour une ligne de toi. »
« Il se sentait partial, a dit Jules Simon; il s'en faisait gloire. Être partial, c'est être un homme. Il était juste en même temps; il voulait, il croyait l'être. Il croyait que sa partialité consistait à se réjouir ou à souffrir, comme homme de parti, du juste jugement qu'il prononçait comme historien. » Parti du peuple, il en garda toujours, et jalousement, l'empreinte profonde; l'âme populaire palpitait en lui, mais il était surtout du peuple de Paris; il en savait les secrets, les instincts, les passions; il aimait ses préjugés et ses vertus, l'esprit voltairien et le patriotisme.
Venu à la vie sur la limite de deux époques, il grandit et se forma entre deux révolutions. « L'éclair de juillet » l'éblouit. « Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j'aperçus la France. » Mais il la vit avec les yeux de son temps. C'est une chose remarquable en effet qu'avec son tout-puissant esprit, sa culture raffinée et profonde, sa délicatesse et sa dextérité de pensées, Michelet doit demeurer asservi aux formes de sentir et de juger « d'un garde national des trois glorieuses (4) ». Il a la haine des rois, des prêtres; il ne voit l'Angleterre qu'à travers les souvenirs des pontons et de Sainte-Hélène; les Jésuites lui inspirent de l'humeur et de l'effroi. C'est le Credo d'un enfant de Paris au lendemain de 1830. Michelet y ajoute le culte de l'Allemagne, « ma chère Allemagne ».
Cette intransigeance ne sera-t-elle pas pour l'historien un principe de faiblesse et d'erreur? Michelet échappe à ce danger par son inconséquence et ses variations. Son imagination créatrice ressuscitait avec tant de puissance à ses yeux les différents âges du passé que, s'oubliant lui-même ou se livrant au charme, il se faisait le contemporain des hommes qu'il étudiait, se fondait et renaissait et vivait en eux. Ses oeuvres les plus parfaites sont du temps où il savait ne pas résister à cette métamorphose de lui-même, lorsque au lieu de se poser loin des événements comme un juge, il se livrait à leur courant comme un témoin passionné; lorsqu'il suivait comme un homme du temps les étapes de la vie de l'humanité et donnait au lecteur l'illusion que cet historien de trente-cinq ans avait vécu des siècles et des siècles. Il y a de lui un mot profond : « Je me perdis de vue, je m'absentai de moi. » Admirable sans doute, même alors qu'il reste lui et subit la tyrannie de ses préjugés, il touche au parfait quand il oublie le temps où vécut sa chair, pour revivre en son âme de poète au milieu des morts et animer leur poussière.
L’œuvre historique de Michelet
« Peut-être dans cinquante ans, a écrit Taine, quand on voudra définir l'Histoire de Michelet, on dira qu'elle a été l'épopée lyrique de la France. » La part est égale dans ces lignes à la critique et à l'éloge; et, tout pesé, c'est peut-être la vérité même. L'imagination, à un certain degré de puissance, et quand elle est capable de créer, s'allie mal d'ordinaire avec les mérites sévères du chercheur, de l'érudit et du critique. Il y avait donc, semble-t-il, quelque témérité à tenter d'écrire l'histoire avec un génie créé pour d'autres tâches et qui se trouvait être à lui seul un principe d'erreur.
Aussi l’œuvre ne ressemble-t-elle à aucune autre; l'auteur en a le sentiment : « (J'avais une force...) la libre allure d'un art à moi, et nouveau. » - « J'étais artiste et écrivain alors, bien plus qu'historien. » Il parle aussi du « talisman secret qui fait la force de l'histoire »; et c'est la sympathie, l'amour, le sourire. Cet amour qui donne l'intuition de tout et qui est capable de miracles, nul n'en fut pénétré autant que lui. Armé de ce talisman, il peut appliquer au passé le mot de l'Évangéliste : « Etiamsi mortuus fuerit, vivet. » Les morts se lèvent à sa voix, marchent et parlent. « Je ne tardai pas à m'apercevoir que dans ces galeries (les Archives) il y avait un mouvement, un murmure qui n'était pas de la mort... Ces papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d'hommes, de provinces, de peuples. D'abord, les familles et les fiefs, blasonnés dans leur poussière, réclamaient contre l'oubli. Les provinces se soulevaient.. tous vivaient, tous parlaient... Et à mesure que je soufflais sur leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de Michel-Ange ou dans la Danse des Morts. » Ce ne sont point des fantômes qui hantent sa pensée, mais des êtres réels, créés à nouveau par lui; il les voit, les touche, les connaît par leur nom et leur parle. « Doucement, messieurs les morts; procédons par ordre, s'il vous plaît. »
Avec ce don merveilleux, la recherche devient un attrait. L'historien ne se sent plus en dehors du temps qu'il étudie et, isolé de lui, il n'en est plus distinct; il se meut en lui, coudoie ses foules, frémit de ses passions, connaît le secret de ses grands hommes qu'il voit agir dans leur existence publique et privée. L'histoire ainsi vue et préparée est comme un roman personnel; c'est le passé aperçu à travers une âme. « L'historien qui entreprend de s'effacer en écrivant, de ne pas être, n'est point du tout historien (5). » - « En pénétrant l'objet de plus en plus, on l'aime; ... le cœur ému a la seconde vue, voit mille choses invisibles au peuple indifférent. L'histoire, l'historien se mêlent en ce regard (6). »
Au charme du spectacle, l’œuvre se développa et prit des proportions inattendues. L'Histoire de France ne devait avoir que cinq volumes, et le sixième a pour matière Louis XI. Cette première partie fait un tout, et bien que dans la pensée de l'auteur la continuité et la régularité du développement fût un signe de la vie, et que l'Histoire de France ne pût pas se scinder, elle forme en vérité une oeuvre à part. Non pas à cause du saut dans le temps que fit alors l'historien (de la fin du Moyen Age à la Révolution), et du sans gêne avec lequel il laisse suspendue et comme en l'air cette oeuvre monumentale; mais parce que nulle part le don de résurrection de Michelet ne s'appliqua plus puissamment au passé et ne le reconstitua plus sincèrement dans sa vérité morale, dans sa forme et dans sa couleur. A cette partie s'applique sans réserve le mot de l'auteur lui-même : « L'histoire, dans le progrès du temps, fait l'historien, bien plus qu'elle n'est faite par lui. » Plus tard l'historien fit l'histoire; il se plaça en dehors d'elle, la jugea, non plus en contemporain, mais en homme du XIXe siècle; il projeta vers elle, pour l'éclairer, le feu de ses passions, de ses préjugés et de ses haines. Cela suffit à creuser un abîme entre les deux parties de l’œuvre; sans doute, tout l'excellent n'est pas dans cette première partie seule; mais on peut presque dire qu'il n'y a que de l'excellent.
La vie dans le passé n'absorbait pas Michelet; il restait, au milieu du plus intense labeur, l'homme de son temps. La stagnation politique des dernières années du règne de Louis-Philippe (ces années pendant lesquelles la France « s'ennuyait ») alarma son patriotisme; il craignit une banqueroute de la Révolution, et il courut en volontaire pour la défendre. Pour se justifier peut-être de fausser brusquement compagnie au XVIe siècle, il écrit : « Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques, si, d'abord, avant tout, je n'établis en moi l'âme et la foi du peuple. » La Révolution lui apparaît comme le but fatal vers lequel s'achemine l'histoire à travers la boue et les ronces. « Que vous avez tardé, grand jour! »
C'est alors seulement, dans sa pensée, qu'il est un historien; jusque-là il n'avait été qu'un artiste. A la lumière des principes de la Révolution, il étudiera plus tard les siècles monarchiques; mais dès lors en lui tout est changé, et les sympathies pour le passé, et la méthode même. La grande nouveauté de son oeuvre, dans sa première partie, est qu'il avait tout aimé et tout compris; d'abord le sol même de la patrie dans sa diversité féconde, le travail obscur des générations mortes, les consolations de l'Église et son rôle maternel, et les nobles âmes, qu'elles fussent roi ou peuple, saint Louis et Jeanne d'Arc. A cette rencontre sublime de l'héroïsme, de la naïveté populaire, du mysticisme et du bon sens français, Michelet écrit un chef-d’œuvre.
Doctrinaire à rebours, au lieu de chercher dans le passé des armes pour combattre la Révolution, il condamne, au nom de la Révolution, ce passé même. Malheur aux rois, à François Ier, à Henri IV même, à Louis XIV, à Louis XV ! Malheur aux prêtres et à l'Église dont il voit clairement enfin les obscures intrigues et l’œuvre néfaste ! Il se prend en pitié de s'y être laissé tromper. « Ces lignes juvéniles, étourdies, si l'on veut... elles y sont, et me font rire encore. » Sa méthode s'altère; la science exacte de l'archiviste s'affaiblit ou se cache; plus de ces citations exactes et curieuses, de ces notes, de ces renvois aux textes qui rassurent le lecteur; clairsemée çà et là, l'indication d'un auteur inconnu ou d'un livre étrange; et si l'on vérifie, il se rencontre souvent qu'égaré par une imagination désormais sans frein, l'historien y a lu ce qui n'y était pas.
Plus que jamais sensible au détail, il découvre et exagère l'influence de menus faits qui devraient rester le secret de l'alcôve ou de la garde robe; par lui, la physiologie envahit l'histoire. S'il y avait profit à prouver que, jusque dans les grandes affaires, l'infirmité du corps pouvait avoir de l'influence, il ne convenait guère à ce grand spiritualiste de paraître à certains moments tout lui sacrifier. La séduction qu'exerce Michelet aggrave ses torts; au moment où on le lit, on ne résiste pas; on se remet aux mains de cet auteur qui a tout vu, tout entendu, tout surpris, qui a reçu la confidence des portraits et des statues et pour qui ont été soulevés tous les voiles qui abritent l'intime de la vie.
Mais « que se dit le lecteur en le quittant? Un seul mot, et funeste : Je doute. » (Taine) C'est le châtiment de cette imagination souvent inspirée, déréglée parfois, pour le moins capricieuse. La bonne foi de l'historien ne saurait être soupçonnée; en se séparant de lui, on ne cesse ni de l'estimer ni de l'aimer; mais on cherche du regard un guide plus calme et plus sûr.
Le style de Michelet
Ce sentiment de malaise serait insupportable si, à chaque page, les plus délicieuses surprises ne le dissipaient par enchantement; même quand on fait des réserves sur la ressemblance, les portraits de Michelet exercent un irrésistible attrait; ils font revivre ou ils créent; mais la vie est en eux. Comment résister, d'ailleurs, au charme subtil qui se dégage de ce style merveilleux, qui prend à la fois, semble-t-il, l'esprit et les sens? C'est ici vraiment qu'éclate la supériorité de Michelet; il n'a imité personne et il ne saurait être imité. Malheur à l'imprudent qui le prendrait pour guide!
La première impression qui se dégage de ce style, c'est peut-être qu'on le croirait parlé plutôt qu'écrit; il ne s'interpose pas entre l'écrivain et le lecteur; il est, semble-t-il, la voix même de l’auteur vibrant à l'oreille de celui qui lit; et il a ce premier charme de nous introduire, comme de plain-pied, dans la familiarité de l'homme. C'est alors un subtil plaisir de suivre l'élan de cette imagination, tantôt souriante, tantôt enflammée, dans sa lutte avec les mots. Tous les termes de la langue se pliant à sa fantaisie, langage de cour et argot des halles, poésie et prose, termes techniques; et français courant, bon enfant. Même liberté dans l'allure de la phrase; elle est ample, développée; elle est aussi dialoguée, fragmentée, coupée menu; suivant que la pensée coule large, abondante et calme, comme un fleuve; ou se presse jaillissante, à gros bouillons; ou paraît épuisée, tarie, et ne sort plus que par jets courts, espacés. Et sur le tout, la « teinte de pourpre » des plus éclatantes métaphores.
Nul n'a fait du style de Michelet une analyse plus subtile que M. Gabriel Monod; l'amour lui a donné l'intuition. Quel est à son sens le caractère propre de Michelet comme écrivain? « Il est un grand musicien. Il n'est pas à proprement parler un coloriste, il ne cherche pas à peindre par le choix curieux et l'association frappante des mots; il n'est pas un logicien, apportant la conviction dans l'esprit par la justesse des termes et la forte liaison des idées; il n'est pas un orateur entraînant son public par l'ampleur et la gradation savamment ménagée des périodes. Il est un musicien qui cherche à exprimer les sentiments et même à décrire les objets par le son et par le rythme. » Michelet en avait bien conscience; faisant allusion à une heure où, lassé, il se trouvait dans l'impuissance d'écrire : « Ma phrase, dit-il, venait inharmonique. » On a pu même noter, dans l'histoire de son talent, les premiers signes de l'âge, lorsque à la riche variété des harmonies succède dans son style un rythme uniforme, monotone, une tendance à multiplier le vers (7), et comme une même « ritournelle ». Ce don merveilleux de l'harmonie, comme épuisé, ne se manifestait plus que par une monotone cantilène.
Il faut mettre enfin au nombre des chefs-d’œuvre de Michelet sa vie elle-même. Il restera comme un parfait exemple de l'identification d'une vie et d'une oeuvre. Quand il met le sceau à son Histoire de France, c'est un déchirement; il sent qu'il ferme sa vie.
« Chère France, avec qui j'ai vécu, et que je quitte à si grand regret !... S'il a fallu, pour retrouver ta vie, qu'un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s'en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter ici. » Cri suprême de cet admirable écrivain dont la Muse fut la passion d'aimer.
Notes
l. Préface de l'Histoire de France, édit. de 1869.
2. Préface de l'Histoire de France, édit. de 1869, p. 7.
3. « Rousseau, pour se confesser, raconte l'histoire de Rousseau, et Michelet,
pour se confesser, raconte l'histoire de France. » (Jules Simon)
(4) Le mot est de M. É. Faguet.
(5) Préface de 1869.
(6) Id.
(7) Il y a toujours eu des vers dans la prose de Michelet. Mais, dans la première période de sa carrière, ils se perdent et se fondent dans le texte. Exemple, entre cent autres dans l’Histoire romaine (liv. III, chap. VI) : « Le serpent tour à tour, qui, tout bas, siffle la pensée du mal au cœur d’Adam, qui nage et rampe et glisse, et coule inaperçu, n’exprime que trop bien… etc. »