Nos petites municipalités

Gary Caldwell
Pourquoi veut-on nous enlever nos petites municipalités?
« Lorsqu'une grande vérité triomphe sur la place publique, disait Nietzsche, c'est signe qu'un grand mensonge a combattu pour elle ». S'il y a une chose qui, depuis quelques années, apparaît comme une grande vérité, c'est bien l'idée qu'il est devenu urgent –et nécessaire bien entendu– d'opérer la fusion des municipalités voisines. Gary Caldwell a l'art de débusquer les grands mensonges qui se cachent sous de telles vérités: le voici à l'œuvre.
« Depuis une vingtaine d'années, s'est développé au Québec un courant d'idées selon lequel le nombre de petites municipalités serait trop élevé, et le gouvernement du Québec encourage de plus en plus leur regroupement. En fait, depuis 1985, les incitations à la fusion se multiplient.

Aujourd'hui, les municipalités qui envisagent la fusion sont éligibles pour des octrois qui serviraient à financer ce que l'on appelle, dans le milieu municipal, des «études». Le gouvernement provincial offre aussi aux municipalités des fonds allant jusqu'à 150 000$ pour la fusion, ainsi que d'autres montants pour couvrir les coûts reliés à la phase de transition, et il leur garantit que pour une période de cinq ans suivant la fusion elles n'auront à subir aucun préjudice en termes de subsides ou de péréquation relativement à ce qu'elles auraient eu chacune séparément. Par exemple, dans le cas de la fusion imminente de Beebe, Rock-Island et Stanstead, ces compensations pourraient atteindre 250 000$ en l'espace de cinq ans. Par contre, une municipalité qui se trouve être l'objet d'un projet d'annexion dont elle ne veut pas par une municipalité voisine doit faire la démonstration qu'elle ne doit pas être annexée. En ce qui concerne les études, mentionnons que, bien que la loi permette aux municipalités d'engager des compagnies indépendantes pour les réaliser, elles sont faites la plupart du temps par le Ministère lui-même!

Dans ces conditions, de nombreux Conseils municipaux se sont laissés convaincre qu'un «regroupement» était souhaitable, et même inévitable; autrement dit, le discours de la rationalisation et de la modernisation, associé à la pression gouvernementale a abouti à une fatalité. En effet, la réalité juridico-politique est maintenant telle que les contribuables d'une municipalité peuvent se trouver face à une décision irrévocable de procéder à la fusion, sans que les conditions de cette fusion soient jamais publiées. C'est précisément ce qui est arrivé dans le cas du regroupement imminent de Beebe-Plain, Rock-Island et Stanstead-Plain. Une fois la demande commune de fusion déposée auprès du Ministère et les conditions publiées (la publication des conditions de fusion devrait avoir lieu avant toute autre démarche mais, en réalité, les deux opérations –publication et dépôt de la demande– peuvent se faire le même jour), le seul recours contre la fusion, c'est le bon vouloir du ministre.

Le Québec contemporain a connu d'autres «fatalités» dans le domaine de l'agencement des institutions publiques locales. Un cas particulièrement instructif est celui de la «régionalisation» de l'administration des écoles secondaires effectuée dans les années 70, qui aboutit à la création des 55 Commissions scolaires régionales. Sans entrer dans un débat sur le bien-fondé de cette régionalisation, il suffit de faire remarquer ici que la population, par l'intermédiaire des commissaires scolaires, a jugé bon, 25 ans plus tard, de démanteler les commissions scolaires régionales en réintégrant les écoles secondaires dans les commissions scolaires locales. Cette opération fut baptisée «intégration», plutôt que «réintégration», par un ministère de l'Éducation qui avait peut-être oublié sa propre histoire. Autrement dit, la mode des années 70 en organisation scolaire s'est révélée une erreur. Elle avait été motivée par une idéologie qui avait peu de rapport avec les réalités de l'administration scolaire québécoise.


Revoir le discours «fusionniste»

Ceux qui se sont laissé convaincre par l'argument de la «rationalisation» administrative devraient se demander s'ils ont fait les bons choix, puisqu'en définitive, ce sont les petites Municipalités de mille à trois mille habitants qui ont les coûts d'administration générale per capita les plus bas. Les municipalités qui ont une population de plus de 10 000 habitants subissent, elles, des coûts d'administration générale per capita presque aussi élevés que les municipalités ayant une population de 500 à 1000 personnes!

Dans le cas qui nous préoccupe, celui du regroupement des petites municipalités, la loi ne prévoit pas l'éventualité d'un retour en arrière! Une fois qu'une municipalité disparaît, c'est irrévocable. L'objectif du présent article est de jeter un regard critique sur la mode actuelle qui valorise les regroupements municipaux. Puisque le nouveau gouvernement se dit sensible aux préoccupations des régions et communautés locales, c'est peut-être le moment d'examiner la question des fusions municipales. Toutefois, indépendamment de la conjoncture politique actuelle, une critique du discours «fusionniste» s'impose, ne serait-ce que pour rééquilibrer les forces en jeu. Présentement, les autorités, notamment le sous-ministre des Affaires municipales M. Rock Bolduc, jouis d'un quasi-monopole d'influence sur le discours public touchant la question. Quand aux médias, et particulièrement la Société Radio-Canada, ils retransmettent béatement les affirmations des autorités.

Il est important de préciser, avant de continuer,que la présente critique vise le groupement des petites municipalités, c'est-à-dire celles qui ont une population de moins de 10 000 habitants. Nous laisserons donc de côté la question des grands ensembles urbains et des capitales régionales (p. ex., Sherbrooke, Rimouski, etc.). Dans le cas de ces grandes agglomérations urbaines entrent en jeu des considérations qui ne s'appliquent pas dans le cas des petites municipalités.

Néanmoins, les municipalités dont la population est inférieure à 10 000 habitants constituent 90% des quelque 1500 municipalités du Québec. De plus, les 1360 municipalités en question regroupent presque le tiers (31%) de la population du Québec.


L'argument de la rationalisation administrative

On est en droit de se demander quels sont les véritables motifs qui inspirent la campagne d'incitation au regroupement. J'en soupçonne deux: l'un, d'ordre technique, et l'autre d'origine idéologique. Le motif technique est que le MAM voudrait tout simplement avoir affaire à moins d'administrations municipales et à des interlocuteurs «professionnels». En ce qui concerne le motif idéologique, nous avons affaire à un conflit entre une vision technocratique d'une part et une vision «responsabiliste» de l'autre.

Ceci dit, retournons au discours «fusionniste»: les arguments des tenants de la fusion se résument à cinq: il est dit premièrement que la rationalisation réduit les coûts d'administration; deuxièmement, que les contribuables se retrouveront mieux représentés, dans une plus grande municipalité, par des élus plus «professionnels»; troisièmement, que la nouvelle municipalité, issue du regroupement, aura un plus grand poids dans l'échiquier économique et politique québécois; quatrièmement, que le regroupement doit être une bonne chose puisqu'il s'en fait ailleurs (et ce, surtout en Ontario); et, cinquièmement, qu'il vaut mieux effectuer la fusion maintenant, alors qu'on nous offre de l'aide financière pour la réaliser, plutôt que d'attendre et risquer alors d'être forcé de le faire sans compensation financière. Ces cinq arguments peuvent être classés comme suit: les arguments 1) de la «rationalisation» administrative, 2) de la représentativité électorale), de la «géopolitique» municipale 4,) du «rattrapage» institutionnel et 5) de la «fatalité», de la fusion. Abordons ces arguments en commençant par celui de la rationalisation».

À ce sujet, on invoque le fait que, en passant de deux (ou plus) Conseils municipaux à un seul, on aurait moins d'élus à payer. De plus, on n'aurait à entretenir qu'un seul hôtel de ville, on n'emploierait qu'un(e) serétaire-trésorier(e), qu'un(e) avocat(e)-conseil, etc. C'est dire que plusieurs des coûts administratifs fixes, incluant ceux encourus pour des procédures menant, par exemple, à l'adoption d'un règlement de zonage, seraient réunis parce qu'ils seraient partagés entre un plus grand nombre de contribuables. De plus, le fardeau que représentent la négociation et l'administration des contrats et ententes inter-municipaux serait allégé.

Il est vrai que, pour les très petites municipalités, les coûts fixes sont très élevés et ce, particulièrement dans le cas de celles qui ont moins de mille habitants. Ce fait est reflété dans les coûts d'administration générale per capita révélés chaque année par le MAM dans ses statistiques sur les prévisions budgétaires publiques. Mille habitants semble toutefois être un seuil important pour une municipalité; c'est à partir de ce nombre que les coûts d'administration générale per capita tombent, et ce de manière plus significative au fur et à mesure que le chiffre de population approche les deux à trois mille. Toutefois, ce qu'on ne dit pas, c'est qu'après le seuil des trois mille les coûts d'administration générale per capita montent, et plafonnent vers les 135$ jusqu'à ce que le cap de 50 000 habitants soit atteint. Passé ce cap, les coûts per capita montent à nouveau. Ainsi, l'administration générale des municipalités de plus de dix mille habitants coûte presque toujours plus cher per capita que celle des petites municipalités de mille à trois mille! Lorsqu'on scrute les dépenses totales per capita, le facteur d'économie d'échelle ne joue que pour les municipalités de mille à trois mille habitants.

Ceux qui se sont laissés convaincre par l'argument de la «rationalisation» administrative devraient se demander s'ils ont fait le bon choix, puisqu'en définitive ce sont les petites municipalités de mille à trois mille habitants qui ont les coûts d'administration générale per capita les plus bas. Les municipalités qui ont une population de plus de dix mille habitants subissent, elles, des coûts d'administration générale per capita presque aussi élevés que les municipalités ayant une population de cinq cents à mille personnes!

Par contre, il est vrai que les plus grosses municipalités offrent souvent des services qui ne sont pas disponibles dans les plus petites municipalités (patinoire intérieure, parcs, bibliothèque, commissariat industriel etc.). Toutefois, il faut se demander si les populations ainsi desservies veulent vraiment payer pour tous ces services. Si oui, on peut se demander si les services en question ne pourraient être procurés par des ententes inter-municipales ou par le biais de leur municipalité régionale de comté (MRC), un autre palier de gouvernement qui justement fut mis en place dans le but de remédier aux insuffisances des petites municipalités.

Dans le cas des services tels que la protection contre les incendies ou les services d'aqueduc et d'égouts, on observe qu'en fait, l'argument de la «rationalisation» ne tient pas, et qu'au contraire, passé le seuil des dix mille habitants, le coût de la protection contre les incendies augmente au fur et à mesure que la taille de la municipalité grossit: d'approximativement 20 à 25$ per capita dans la tranche de vingt-cinq mille habitants. La différence entre les coûts est encore plus marquée dans le cas des services d'aqueduc et d'égouts. Ceux-ci augmentent de façon linéaire, allant de 30$ per capita pour les municipalités de moins de cinq cents habitants à 90$ pour les municipalités de dix à vingt-cinq mille habitants.

En d'autres termes, les bienfaits attendus de la «rationalisation» ne se réalisent pas. Ce premier argument pour le regroupement est une vue de l'esprit, et ne correspond pas à la réalité empirique. Il y a, à mon avis, plusieurs raisons expliquant cette situation.


Des effets pervers de la fusion

Premièrement, lorsqu'une municipalité change de taille, ses méthodes de fonctionnement changent aussi. La syndicalisation en est un exemple des plus frappants. Lorsqu'une municipalité n'a que deux ou trois employés, la syndicalisation comme mode de gestion des rapports ne s'impose pas, mais il s'imposera immanquablement lorsque la municipalité en aura cinq, six ou plus. De plus, lorsque la municipalité grandit, elle engage des employés pour certaines fonctions que des citoyens ou des conseillers exécutent fort souvent pour administrer les employés.

Le deuxième facteur expliquant la diminution de l'efficacité lorsque la taille de la municipalité augmente est le phénomène très souvent observé de la diminution de l'imputabilité à mesure que l'administration s'éloigne des administrés. Dans les petites municipalités, l'achat d'un véhicule devient objet de commérage local (les gens «s'occupent de leurs affaires»). Dans de plus grosses municipalités, on passe des règlements d'emprunt sans même que les principaux intéressés, soit les contribuables, soient au courant. Par exemple, combien des contribuables de ce qui fut dans le passé la municipalité d'Arthabaska savaient qu'à une session, tenue le 18 décembre 1993, leur Conseil approuvait, entre 1l h 45 et 12 h, quatre règlements d'emprunt pour une valeur totale de 631 500$, dont 440 000 pour combler le déficit de l'année 1991, et 250 000 pour démolir la piscine et la pataugeoire et en construire des neuves!

L'enjeu de l'imputabilité nous amène au deuxième argument, celui d'une meilleure représentativité, ou ce qui a été identifié dans le contexte du projet de fusion entre les municipalités de Beebe, Rock-Island et Stanstead, comme l' «augmentation de la représentativité électorale pour chacune(e) des élu(e)s». Cette prétention semble assez singulière! Pourquoi devient-on plus représentatif par le simple fait de représenter plus de personnes? Au premier abord, le contraire serait plutôt le cas: le fait qu'une meilleure imputabilité soit davantage un phénomène de petite municipalité montre bien qu'il y a une meilleure représentativité lorsque le nombre d'électeurs par élu est moins grand.

Face à l'affirmation selon laquelle il y a une meilleure représentativité lorsqu'il y a plus d'électeurs par élu, on peut se demander ce qui motive vraiment une telle argumentation. On prétend que lorsque la position de conseiller devient suffisamment intéressante financièrement (les compensations statutaires sont en fonction du nombre d'électeurs), on attire des candidats plus compétents; mais par compétent, on veut trop souvent dire des individus qui consacrent plus de temps à leur fonction de conseiller.

Or, ce raisonnement est une insulte directe à tous ceux et celles qui se sont consacrés à l'administration de leur municipalité uniquement par sentiment de responsabilité. À mon avis, les coûts élevés per capita de l'administration générale des très petites municipalités sont en grande partie dus au fait que les municipalités sont obligées de payer un minimum d'à peu près deux mille dollars par an à leurs conseillers, et ce même dans les cas où ceux-ci décideraient de donner leur temps gratuitement.

La théorie selon laquelle les conseillers «professionnels» seraient plus compétents est, à mon avis, sans aucun fondement. Personne, à ma connaissance, n'en a fait la démonstration. Au contraire, la tradition de notre culture voudrait qu'en affaires publiques, nous soyons mieux servis par des représentants désintéressés, et ceci parce qu'ils sont là pour les bonnes raisons et qu'ils ne peuvent être «achetés». Incidemment, combien de contribuables québécois sont au courant du fait qu'il existe même maintenant des dispositions législatives pour mettre en place des régimes de pension de retraite pour des élus municipaux?

Ainsi, en opposition à la théorie «fusionniste» sur la représentativité électorale, j'avance l'hypothèse que le fait de «compenser adéquatement» a attiré dans le monde de la politique locale (municipale et scolaire) une catégorie d'opportunistes qui n'ont ni l'autonomie intellectuelle ni l'envergure pour bien représenter leur électorat... des gens qui sont souvent à la fois commissaires et conseillers municipaux, des positions «payantes», et qu'on ne voit jamais dans les Conseils de la caisse populaire ou de la Fabrique de l'église – des positions non payantes. Ces opportunistes sont de la trempe de ceux qui ne voient pas de problème à ce que leur école ou leur municipalité disparaisse sans que les véritables propriétaires de ces institutions soient consultés. Ils n'ont ni l'indépendance ni la volonté de faire contrepoids à la technocratie, technocratie qui les intimide et les impressionne outre mesure. Notons au passage que le fait de payer les élus locaux enlève beaucoup au prestige social habituellement relié à ces fonctions.

Il est vrai que dans les petites municipalités, il est souvent difficile de trouver suffisamment de candidats pour les postes disponibles. Mais avec un peu de persuasion, on arrive en général à convaincre un candidat éventuel de porter sa part du fardeau que représente l'administration locale.

Passons au troisième argument du discours «fusionniste», soit l'argument «géo-politique». Cette argumentation est utilisée par exemple par les promoteurs de la fusion Beebe, Rock-Island et Stanstead (soit les trois Conseils impliqués et le MAM lorsqu'ils parlent d'en arriver à une ville qui se voudrait une «force économique dans la région». Ces mots expriment une volonté d'assurer le développement économique à plus long terme, une préoccupation très réelle et très louable et ceci plus particulièremt dans Beebe, Rock-Island et Stanstead.

Le problème avec cet argument est que, si on l'utilise à tous les niveaux (petites, moyennes et grand municipalités), il fait surenchère et est donc inflationniste. En augmentant les enchères à tous les niveaux, les joueurs restent, relativement, au même point de départ. Rappelons que la fusion Lac-Brome et celle de Victoriaville, Arthabaska et Ste-Victoire d'Arthabaska ont été justifiées en utilisant cet argument parmi d'autres.

Dans la course pour devenir «une nouvelle force économique» régionale, des administrateurs «plus représentatifs», mais moins imputables, accableront rapidement leur municipalité de dettes. La municipalité Victoriaville, par exemple, consacre maintenant au service de sa dette une proportion de ses revenus plus importante que ne le fait le gouvernement du Québec!

Le développement économique d'une municipalité pourrait être hypothéqué par une trop grosse dette. Actuellement, il existe des regroupements qui n'ont plus de jeu de manoeuvre financière parce qu'ils sont trop endettés: justement, Lac-Brome et la nouvelle municipalité de Victoriaville en sont des exemples. La charge de dette, reflétée dans les taxes, finit par compromettre la capacité de la municipalité d'attirer de nouvelles industries ou de nouveaux résidents. C'est justement au poste des dépenses du service de dette (frais des intérêts et remise du capital) que l'augmentation des coûts est plus dramatique. Les municipalités dont la population se situe autour de mille habitants devraient donc, compte tenu de l'expérience québécoise dans le domaine du coût de la dette, s'attendre à voir les frais de financement per capita tripler si elles optent pour le regroupement.

Le quatrième argument du discours «fusionniste», celui qu'avancent plus particulièrement les fonctionnaires du MAM, est celui du «rattrapage». On fait référence, par exemple, à l'Ontario dont la population représente presque le double de celle du Québec et où, pourtant, les municipalités sont deux fois moins nombreuses.

La conclusion serait donc qu'au Québec, nous aurions quatre fois trop de municipalités, et l'on nous conseille de suivre l'exemple de l'Ontario en regroupant nos petites municipalités.

Mais il ne suffit pas de savoir que le regroupement s'est fait ailleurs; il faut aussi savoir si l'expérience a été heureuse. D'après les contribuables ontariens auxquels j'ai eu l'occasion de parler de la question, l'expérience serait un échec lamentable. En fait, je n'ai pas encore rencontré un seul défenseur du regroupement, et d'aucuns vont même jusqu'à attribuer l'élection du gouvernement NPD à la réaction contre la rationalisation municipale et scolaire On a voté, finalement, contre les responsables de ces regroupements. Le problème, tel qu'il est perçu par les contribuables d'Ontario, est que les coûts sont hors de contrôle et que les administrations sont trop éloignées de la base.

Je ne prétends pas ici avoir suffisamment de données empiriques sur le cas ontarien. Le fardeau de la preuve revient plutôt aux tenants de la théorie fusionniste qui utilisent la comparaison avec l'Ontario pour soutenir leur thèse. Ceux-ci, toutefois, gagneraient à examiner la situation d'autres pays où le regroupement est un fait accompli, comme en Allemagne et en Angleterre, ainsi que celle où, au contraire, on a choisi de ne pas regrouper, comme c'est le cas en France par exemple. Mentionnons qu'en Angleterre, la tendance va maintenant vers le démembrement des regroupements; en France, certains intellectuels avancent la thèse que le système public français, très centralisé, ne peut fonctionner que grâce au contrepoids des identités locales rendues possibles par un réseau municipal composé de quelque quatorze mille «communes» ou municipalités.

L'essentiel ici est que nous ne devons pas baser nos décisions sur ce qui a été fait ailleurs sans tenir compte des effets de ces expériences. À ma connaissance, le MAM n'a jamais fait d'étude comparative des expériences de regroupement réalisées dans d'autres juridictions. Jusqu'à maintenant, on fait semblant d'ignorer le cas français et on loue le cas de l'Ontario sans savoir si ce dernier a été un succès.

Abordons maintenant notre dernier argument, celui de la «fatalité», c'est-à-dire: «effectuons maintenant la fusion, librement, et avec compensation financière, plutôt que d'être forcés de le faire plus tard et sans compensation». Ceci est le genre d'argument souvent utilisé par des conseillers qui cherchent à convaincre des contribuables sceptiques.

Un tel argument n'est pas digne d'un représentant public libre et responsable. On doit être pour le regroupement parce qu'on le croit être dans l'intérêt des électeurs et non parce que le gouvernement provincial menace de l'imposer. Si le gouvernement veut l'imposer, qu'il le fasse (comme ce fut le cas en Ontario), et qu'il en assume la responsabilité politique. Mais en attendant, si jamais un regroupement s'avérait un échec, comme dans le cas du Lac-Brome par exemple, le gouvernement pourrait très bien s'en laver les mains en disant que les électeurs l'ont choisi de plein gré... et il aurait raison. Assumons donc nos responsabilités en passant outre à ce genre d'argument qui, annoncé dans le contexte d'une assemblée d'information en présence d'un représentant du MAM, n'est pas loin de constituer une menace.

Je reconnais que ma critique des arguments en faveur de la fusion municipale ressemble à un plaidoyer contre cette fusion. J'aimerais toutefois apporter quelques nuances à ma position: premièrement, il y a des circonstances dans lesquelles il existe un argument très plausible en faveur du regroupement. Il s'agit des cas où deux municipalités, l'une étant un village et l'autre formant la campagne entourant la première, ou lui étant adjacente, font toutes deux partie de la même paroisse ou du même canton. Lorsque les habitants des deux municipalités partagent la même école élémentaire, la même église, le même noyau de bâtiments publics et le même réseau routier, il est plus difficile de maintenir que la séparation institutionnelle que constitue l'existence de deux municipalités a une raison d'être.

Il faut aussi reconnaître les exigences de la nouvelle conjoncture résultant du transfert récent aux municipalités de nouvelles responsabilités et de responsabilités qu'elles n'avaient pas eu à assumer depuis longtemps. Il s'agit de l'aménagement du territoire, de l'entretien des routes secondaires et de la surveillance policière. Il est possible qu'un certain nombre de petites municipalités n'aient pas les ressources pour faire face à ces nouvelles responsabilités. Les plus petites pourraient avoir recours à la fusion, mais elles ont aussi le choix d'avoir recours aux services de leur MRC (dont nous avons parlé plus haut), ou bien encore d'organiser des ententes avec les municipalités avoisinantes, ententes qui peuvent prendre la forme de contrats ou de régies municipales. De tels instruments institutionnels sont relativement faciles à utiliser, parce qu'ils sont bien encadrés du point de vue législatif et, jusqu'à maintenant, ils se sont révélés relativement flexibles et efficaces.

En dépit des deux nuances que je viens d'apporter à mes arguments, j'ose soutenir que mes critiques demeurent pertinentes et qu'elles sont même nécessaires, et ce, surtout face au déséquilibre des forces en présence lors des démarches menant à une fusion. Par exemple, dans le cas du projet de fusion (imminente maintenant) des municipalités de Beebe, Rock-Island et Stanstead, le protocole d'entente de la fusion fut signé et déposé auprès du MAM sans que le document ait été rendu disponible par écrit aux électeurs! Le protocole fut bien lu à haute voix lors d'une réunion d'information qui fut tenue sept jours avant la signature. Toutefois, lors de cette assemblée, les personnes présentes ne pouvaient exprimer d'opinion, les questions seulement étant acceptées. Le document ne fut rendu public qu'après la signature et le dépôt!

Face à la vacuité des arguments généralement avancés en faveur des fusions, on est en droit de se demander quels sont les véritables motifs qui inspirent la campagne d'incitation au regroupement. J'en soupçonne deux: l'un d'ordre technique et l'autre d'origine idéologique. Le motif technique est que le MAM voudrait tout simplement avoir affaire à moins d'administrations municipale et à des interlocuteurs plus «professionnels».

En ce qui concerne le motif idéologique, nous avons affaire à un conflit entre une vision technocratique d'une part et une vision «responsabiliste» de l'autre. Selon cette dernière, il est responsable d'engager sa municipalité dans des dépenses au-delà de ses moyens, soient immédiats ou garantis par la législation. Le risque est soit de rendre la municipalité susceptible de perte d'autonomie, soit de voir le fardeau fiscal transféré à d'autres.

Au niveau provincial (fédéral) on a depuis longtemps abandonné ce postulat «responsabiliste». Ainsi, des petites municipalités sans dette significative et qui, de surcroît, mettent de l'argent de côté (des surplus accumulés) pour être en position d'éviter l'endettement dans l'avenir, sont une source d'irritation pour ceux qui ont depuis longtemps cessé d'être «responsables» en matière de finances publiques. Foncièrement, pour la technocratie, une municipalité sans dette, ou en voie de la liquider, est une municipalité qui stagne: soit elle n'a pas assez de services, soit elle ne pense pas à l'avenir.

Cette impulsion technocratique venant d'en haut se trouve renforcée par une autre venant d'en bas. Des secrétaires-trésorier(e)s contemporains n'ont souvent plus la vocation de la chose publique qui leur permettrait de se percevoir comme étant au service du conseil municipal. Leur quotidien, étant donné l'omniprésence de l'administration municipale, vient les convaincre que le véritable maître, c'est l'administration provinciale. En conséquence, ils et elles se voient souvent comme la charnière indispensable entre le pouvoir politique et les administrés.

Cette perception technocratique de leur rôle se voit confirmée par la professionnalisation de leurs fonctions (formation et échanges entre secrétaires-trésorier(e)s).

Parce que ceux-ci sont employés à plein temps (ou presque) et branchés plus directement sur l'appareil administratif, ils et elles parviennent souvent à s'imposer à des élus «impressionnables». Ainsi pour lui, ou elle, administrer une municipalité de plusieurs milliers d'habitants est beaucoup plus intéressant que d'administrer une bourgade de mille habitants, avec toutes les compensations monétaires et sociales qui s'ensuivront (salaire plus élevé, et davantage de personnel à diriger).

Tout ceci, la facilité technique recherchée par la réduction du nombre d'interlocuteurs, la mise à l'écart d'un modèle d'administration «responsabiliste» et la promotion sociale des secrétaires-trésorier(e)s, n'est qu'un reflet de la même emprise technocratique sur notre société.»

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Josette Lanteigne

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