Penser le ciel
L'une des plus belles descriptions de la naissance du Ciel sous la forme d'un Big Bang est la suivante: «Ainsi, la lumière, qui est la première forme créée dans la matière primordiale, se répandit elle-même une infinité de fois de tous côtés et se diffusa uniformément dans toutes les directions. Au commencement du temps, la lumière tira donc la matière qu'elle ne pouvait laisser derrière et l'étendit en une masse de la grandeur de l'univers matériel».
Les principaux éléments de toutes les descriptions du Big Bang sont là: diffusion infinie de la lumière, naissance du temps, expansion de l'univers matériel. Cette description est encore plus belle quand nous apprenons qu'on la trouve dans l'ouvrage De la Lumière, de Robert Grosseteste, théologien et philosophe de premier plan du Moyen Âge occidental (1175-1253). Sa description de la naissance des étoiles à cette lointaine époque nous permet de dire que les descriptions de nos physiciens actuels reposent à l'évidence sur des assises théologiques qui leur échappent, alors qu'eux-mêmes n'échappent pas au vocabulaire métaphysique du mythe de la lumière et de ses symboles.
Les étoiles fixes, dont parlent Aristote et Ptolémée, ne sont pas immobiles. Dans son Traité du Ciel, le Philosophe précise que la première Sphère anime la multitude des étoiles, qui sont des «Corps divins», et que les planètes sont animées chacune par plusieurs sphères. Les étoiles sont animées d'un mouvement unique; la région étoilée est déjà distincte de l'espace interplanétaire, lui-même différent de notre espace terrestre. C'est là un Ciel vaste mais déjà bien limité: «ni lieu, ni vide, ni temps en dehors du Ciel», ajoute le Stagirite. La grande fortune de sa doctrine, en Orient autant qu'en Occident, expliquerait notamment que l'on a longtemps considéré l'étoile polaire comme le premier moteur immobile.
Pour sa part, l'Almageste de Claude Ptolémée est traduite dans le monde arabe dès le IXe siècle. Du coup, les étoiles prennent encore plus d'importance, quand les astronomes arabes remplacent l'année solaire tropique (équinoxe du printemps) par l'année sidérale (retour du soleil à la même étoile). Le ciel sidéral et son zodiaque qui tourne est aussi et surtout l'horizon vital de toute navigation; pas de commerce, pas de conquêtes sans astrolabe! Puis, au XVIe siècle, les étoiles supportent des rêves encore plus longs de marchands et de colons traversant l'océan du Nouveau Monde.
C'est dire combien les étoiles furent chargées, depuis toujours, d'une utilité primordiale qui justifie amplement leur caractère divin, jusque dans le naturalisme d'Aristote. Les étoiles constituent le fin fond de ce que nous pouvons voir. Elles forment le Luminaire du Grand Théâtre de toute vie humaine terrestre, l'éclairage fixe du décor de nos existences passagères. Il est donc parfaitement naturel d'avoir projeté en elles le sens de cette existence vécue dans la plus grande énigme. Tout au long de l'humanité, le mythe de l'étoile, depuis la 17e carte de l'arcane majeur à la frange de croyance qu'il y a autour des trous noirs, a servi à mesurer nos déplacements et nos voyages mais aussi nos amours et nos guerres.
Les ouvrages de vulgarisation continuent aujourd'hui de diffuser notre connaissance accrue des étoiles, de leur formation et de leur fin qu'on ne soupçonnait guère il y a un siècle seulement. Engendrée par des gaz, compactés ensuite par la force gravitationnelle, l'étoile explose et rayonne pour finir en «naine blanche» à faible rayonnement ou, si elle est plus grosse, en «étoile de neutrons», dont le rayonnement ne couvre pas plus de dix kilomètres, emmagasinant une densité inimaginable. Mais une étoile pourrait-elle ratatiner jusqu'à n'être qu'un point? Einstein lui-même écrivit contre la possibilité de ce point zéro. Cependant, depuis les recherches d'Oppenheimer, redécouvertes après la seconde guerre mondiale, nous savons qu'à moins d'exception, les étoiles finissent dans un effondrement gravitationnel qui empêche toute lumière ou matière de s'échapper, produisant de ce fait une région absolument noire de l'espace que nous appelons «trou noir» et dont la frontière se nomme précisément «horizon».
Or que s'est-il passé dans notre ciel étoilé contemporain, sinon l'apparition d'étoiles ayant flambé à tel point qu'elles sont devenues leur propre contraire en ne produisant plus de rayonnement mais en devenant plutôt prédatrices de rayonnement: des anti-étoiles qui empêchent toute lumière. Notre ciel scientifique est rempli de trous noirs, notre mythologie céleste a suivi la même pente.
George Lucas compte certainement parmi les artistes les plus influents de son temps. Auteur et réalisateur de la trilogie intitulée La Guerre des étoiles, ce cinéaste américain totalement indépendant d'Hollywood a développé non seulement plusieurs firmes de conception et de production de divertissement mais jusqu'à une compagnie de production et de diffusion de matériel pédagogique. À l'été qui vient, Lucas envahira les écrans du monde entier avec un quatrième épisode de cette fameuse Guerre des étoiles… quinze ans après le plus récent épisode. Épisode d'autant plus attendu qu'il s'agit du premier en titre, puisque ce que nous avons vu, il y a quinze ans, ce sont les quatrième, cinquième et sixième épisodes d'un corpus annoncé de neuf films. La mythologie de la Guerre des étoiles a envahi notre imaginaire depuis vingt ans. Succès absolu au Box Office mais aussi film culte ayant donné lieu à une légion d'objets fétiches dont les collections de figurines, qui valent aujourd'hui une véritable fortune sur le marché des arts visuels, Lucas ayant eu l'intelligence de faire travailler de véritables artistes par centaines voire par milliers. Ces personnages, les objets, les robots et désormais, les créatures digitales produites par le studio de Lucas, n'envahissent pas notre imaginaire sans cause.
Joseph Campbell, spécialiste de mythologie, a longuement analysé l'univers stellaire de Lucas et l'a rattaché à ses différentes sources historiques. Il s'est aussi penché sur les valeurs de cette cosmogonie; l'univers de Lucas met en scène des êtres absolument bons qui sont les héros de la République (Luke Skywalker, etc.) et des êtres absolument méchants qui sont les membres de l'Empire. Or l'épisode annoncé raconte comment le maître de cet Empire du Mal, Anakine Skywalker, père de Luke, est devenu méchant alors qu'il avait commencé sa vie en bon petit garçon: ce qui arrive à tellement d'enfants. Il s'agit donc du drame que le réalisateur nomme la Tentation, rien de moins, et c'est le pédagogue Lucas qui explique lui-même les fondements de cette guerre ultime qui est celle… du Bien et du Mal!
La comparaison de personnages réputés avec les étoiles date du milieu du XIXe siècle seulement. Il ne s'agit ici aucunement de ce sens, bien que nous soyons en plein cinéma populaire. La Guerre des étoiles raconte plutôt une fable qui comporte une leçon de sagesse. L'instance supérieure de ce monde imaginaire est constituée par un Jedi (inspiré du modèle du samurai) et son apprenti (inspiré du modèle initiatique), entourés d'un conseil de sages. La fable renvoie à un système de valeurs explicité dans de nombreux passages dialogués de la trilogie déjà existante.
La cosmogonie de Lucas est un reflet de notre société humaine: elle est en guerre mais ses chefs sont purs. La guerre ne vient donc pas de l'imperfection, et cette bataille pour la justice est justifiée non seulement parce qu'elle implique des êtres bons ou méchants mais aussi parce que cela se passe aux confins du ciel étoilé, c'est-à-dire à l'horizon de notre perception visuelle. Ces êtres lointains, luttant pour les mêmes valeurs que nous sont, à l'évidence, des substituts modernes des dieux antiques qui ont hanté le ciel de toutes nos cultures. Il est intéressant de comparer le nouvel épisode intitulé La menace fantôme, qui représente les Dark Lords, avec le lieu de la fable, c'est-à-dire le ciel sidéral, porteur depuis toujours de divinités multiples et de mouvements circulaires parfaits. Cette guerre qui se passe dans les étoiles et qui est fondée sur une cause de justice banalise donc la guerre en la divinisant, choisissant ce lieu de mouvements multiples, de lumière et de phénomènes extraordinaires qu'est le cosmos qui nous englobe. La cosmogonie de Lucas met en scène des héros en quête d'une sagesse pouvant les aider à lutter contre une puissance maléfique. La Force, pierre angulaire de la cosmogonie de Lucas, peut être maîtrisée par un apprentissage de la sagesse. Yoda, le maître qui préside la réunion des sages Jedi, est le plus illustre sage mais il n'est pas immortel pour autant. Nous l'avons déjà vu mourir dans le sixième épisode. Les héros meurent, pas les dieux. À y regarder de près, c'est donc moins un ciel de divinités qu'un ciel de sages.
Lucas est explicite là-dessus. Dans une entrevue accordée à Bill Moyers, le réalisateur a longuement développé sa notion de mythe, de même que les valeurs véhiculées par son récit. Joseph Campbell constate que l'univers «lucasien» est celui de la redécouverte du Bien et du Mal absolus au fin fond du Cosmos. En ce sens, les étoiles continuent d'être le théâtre de fables divines qui inclinent notre conduite humaine dans tel ou tel sens. Lucas dit qu'il donne davantage d'importance à la marionnette Yoda qu'à n'importe lequel de ses héros car, ajoute-t-il, Yoda enseigne la Voie à suivre, la philosophie à adopter. Cette philosophie tient à un paradigme: la Force est à l'intérieur de nous et entre nous. Nous avons notre vie pour apprendre à la maîtriser afin de combattre le Mal. Le Mal existe aussi en nous, précise Lucas à Moyers, et nous propose toujours la tentation d'aller vers le côté sombre de notre nature. Nous sombrons quand nous optons pour le ressentiment. La valeur qui s'oppose à la Tentation de l'Empire est évidemment la compassion qui doit animer le cœur du sage Jedi. Le combat est donc tout intérieur et se poursuit au long d'un dialogue proprement philosophique, entre Yoda et le héros Luke (anagramme de Lucas?) mais aussi entre les autres personnages, trame dialectique qui unit le récit et ses batailles de machines et de créatures inimaginables.
Campbell souligne aussi le rapport homme-machine qui ponctue le récit de Lucas et qui atteint un niveau jamais égalé avec la création de personnages absolument digitaux, qui côtoient les véritables dans l'épisode de cette année.
Parallèlement à la thématique humain-machine, exposée de multiples manières par l'artiste en présentant deux robots «sympathiques» au sens fort du terme dans les épisodes antérieurs et par des critiques que les personnages divers font de leur quincaillerie ou de leur vaisseaux, le créateur admet que la machine ne pourra jamais se supporter seule dans notre imagination. Aussi est-il fascinant d'entendre Lucas soutenir qu'il est nécessaire, pour fins de persuasions, de s'abreuver au réel pour animer une pure abstraction, fut-elle parfaite dans sa forme. Il donne lui-même en exemple le fait qu'il ne pourrait proposer de longues batailles de vaisseaux dans l'abstrait sans craindre de lasser rapidement le spectateur. Il s'inspire alors de véritables scènes de combats aériens des deux grandes guerres, pour pouvoir modeler les déplacements de ses ordinateurs suivant des émotions et des actions réellement vécues. On ne peut déplacer cent avions ou cent personnages au hasard; il faut une logique de comportement et Lucas a décidé de la créer en engageant plus de 300 infographistes pour animer les scènes et les horizons. Un infographiste, rapporte un journaliste, a une semaine entière pour travailler sur un effet spécial digital qui ne durera à l'écran que deux secondes au plus. Après la mise en commun des effets, toute l'équipe regarde la scène, Lucas au milieu avec son rayon laser et on corrige, on recorrige, etc. La vision de cette équipe de centaines de graphistes, maquettistes, costumiers, acteurs, monteurs enveloppés d'un véritable orchestre symphonique comprenant un chœur de 80 voix prouve à l'évidence que l'ordinateur ne remplace pas nécessairement l'humain dans la création artistique aux entreprises Lucas Film, bien au contraire. Mais pour cela, disent ses amis, il faut un homme qui décide de travailler et faire travailler pour l'art seul sans regarder à la dépense, comme Lucas le fait, accompagné sur le plateau de tournage depuis un an de ses trois enfants qu'il consulte sans cesse. Certains observateurs, devant les $120 millions dépensés par ce producteur marginal, parlent de son entreprise comme d'un défi à la démesure, en évoquant rien de moins que le plafond de la Chapelle Sixtine ou une cathédrale. Cathédrale celluloïdale imaginaire au service de l'enseignement de la philosophie du Bien, tel est le but avoué de ce père célibataire d'une famille des trois enfants qu'il a adoptés.
Il n'en va pas de même pour tous les créateurs de films fantastiques. Les frères Wachowski viennent de réaliser La Matrice, dont la popularité a atteint un sommet dramatique quand deux jeunes d'une école de Littleton au Colorado ont décidé de faire ce que les deux héros du film font dans les 15 dernières minutes du récit, vêtus d'imperméables semblables pour un carnage qu'ils voulaient semblable. Ce film, qui est instantanément devenu une œuvre culte chez beaucoup de jeunes, repose lui aussi sur le dépassement de la sempiternelle condition humaine d'ignorance.
Le héros du film est un programmeur qui se fait ramener à la dure réalité. Il faut entendre ici un réveil décalqué sur le réveil des prisonniers de la caverne dans l'allégorie de Platon. Le monde sensible est illusoire, la réalité est à l'extérieur de monde sensible. Pour Platon, cette réalité est celle des Idées, dont la plus haute est celle du Bien. Au contraire, dans le scénario des frères Wachowski, cette réalité est un programme de conditionnement dont le but est la culture (au sens de l'agriculture) de l'espèce humaine, en vue de nourrir en énergie des cyborg extraterrestres. La Matrice est le programme qui sert de caverne aux humains du présent. Pour Platon, la sortie de la caverne signifiait le rejet du Devenir et la quête du Bien désintéressé et de la compassion politique. Les deux frères cinéastes, à l'évidence, ne sont pas des platoniciens mais ils se sont probablement inspirés de la libération de la caverne; le dialogue des premières minutes du film expose ce choc de deux mondes antithétiques dont l'un, la matrice, est le négation de l'autre: le programme. Mais à la différence de ce qui se passe chez Platon, en sortant de la caverne on se retrouve en Enfer et en Enfer, l'extermination des agents du Mal devient un acte de bravade légitime et appétissant. Le processus s'achève dans une banalisation de l'acte du carnage. Une situation infernale ne rend-elle pas toute compassion injustifiable et ne légitimise-t-elle pas la décharge violente du ressentiment? Voilà une autre grande Tentation qu'aurait dû éviter de prêcher les frères Wachowski; leur référence à un refuge souterrain pour l'humanité, appelé «Sion», est un principe de consolation nettement insuffisant. À preuve, ils n'ont filmé aucune scène de Sion malgré le peu de moyens que nécessite un décor de terre.
Ce n'est peut-être pas un hasard si les trous noirs de notre science contemporaine ont été imaginés parallèlement à cette étoile de la Mort, siège du Mal, dans la cosmogonie de Lucas. Les étoiles continuent de supporter l'horizon visible absolu de notre dramatique histoire humaine: la lutte contre la tentation du Mal avec l'aide de la Force. Simone Weil parle d'«un danger continuellement suspendu»; Lucas, par la bouche de Yoda, parle d'être capable «d'apporter l'équilibre à la force». Voilà le levier du cosmos: trouver l'équilibre de la force permet de combattre et de suspendre la Tentation du mal. C'est la grande question philosophico-théologique primordiale: pourquoi le Mal existe-t-il? La réponse de Platon dans le Timée était que le Cosmos a été créé par le démiurge mais que l'humanité a été faite par ses enfants, qui ont tant bien que mal suivi son modèle. Serions-nous tentés par le Mal parce que nous sommes des enfants qui répugnent à devenir sages? Les films que l'on présente aux jeunes ont une importance capitale et si on leur montre une matrice fautive, ils peuvent fort bien, comme ils l'ont fait à Littleton, choisir le Mal et nous précipiter en Enfer.
Les étoiles fixes tournent encore autour de nous, comme dans l'antique zodiaque, et servent de toile de fond pour notre quête morale. Kant parlait des deux mystères humains: le Ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale au fond de notre cœur. L'art des images mobiles et parlantes et peut-être tout l'art humain en général cherche à retrouver l'intérieur du cœur aux confins de la puissance extérieure du Ciel. Un rêve d'enfants qui apprendront tôt ou tard que l'au-delà ne peut s'atteindre que par le dedans. Les étoiles ne sont pas au-dessus de nous; elles sont tout autour de nous. Le Bien et le Mal n'existent peut-être qu'à l'intérieur de nous et sur notre très petite Terre. Nous ne nous battons peut-être que contre nous-mêmes. Le côté sombre des choses n'est peut-être que notre propre ombrage, produit par la lumière des étoiles qui nous éclairent et nous réchauffent jour et nuit.
Bibliographie
Je remercie Michel Goodwill pour sa documentation sur George Lucas et sur le cinéma fantastique en général.
Aristote, Traité du ciel, Paris, Vrin, 1949.
Robert Grosseteste, De Luce, Marquette University Press, 1942.
Stephen Hawking, Une brève histoire du temps, Paris, Flammarion, 1989.
Régis Morelon, «L'âge d'or de Bagdad», dans Les Cahiers de Science & Vie. 1000 ans de sciences, février 1998.
Bill Moyers, «Of Myth and Men; on the meaning of the Force and the true theology of Star Wars», dans Time, édition canadienne, 26 avril 1999.
«Birth of a Villain», dans Cinescape insider, 15 mars 1999.
«Episode one exclusive», dans SCI-FI World, hiver 1998.
George Lucas: Heroes, Myths and Magic, vidéo de 60 minutes, 1993.