Une date méconnue de l'histoire agricole du Québec: 1854

Claude Gagnon
La vie productive de la Nouvelle-France s’est organisée autour du concept de seigneurie, un phénomène dont le grand historien William Bennet Munro a souligné l’importance pour l’histoire de la colonisation franco-américaine, en analysant le régime seigneurial et son abolition en 18541. Le même historien nous rappelle que le Canada français fut l’ultime bastion, bien réel, de cette forme d’exploitation économique héritée directement du Moyen Âge. Le système de tenure seigneuriale et ses pendants administratifs ont non seulement façonné notre vécu économique jusqu’à une date bien déterminée de notre histoire politique, mais le système s’est naturellement imprimé dans notre mentalité et notre façon de concevoir l’activité productive.
Notre infrastructure sociale divisée en paroisses en témoigne. Partout au Québec, on pourrait dire ce qu’Eugène Rouillard dit des comtés du Sud, à la fin du siècle dernier: «Bon nombre de ces paroisses font partie d’anciennes seigneuries dont les concessions remontent à la domination française dans ce pays»2. Le Bas-Canada comporte alors 227 seigneuries, dont 76 dans le seul district de Montréal. Les colonisateurs se succédèrent, mais la féodalité franco-canadienne perdura et les compagnies anglaises la prolongèrent presque un siècle durant. Comme Munro le souligne, «les anciens seigneurs ont pu conserver leur tribunal seigneurial après la conquête». Cependant, le régime devait prendre fin en 1854, dans des circonstances dramatiques pour la classe agricole et pour l’avenir de notre agriculture.
L’Acte pour l’abolition des droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada, sanctionné le 18 décembre 1854, mettait fin à un régime de tenure des terres pour le remplacer par un système autre. On sait qu’après les troubles de 1837, le tout premier parlement canadien issu de l’Acte d’Union de 1840 avait formé une commission d’enquête sur le régime seigneurial. En 1843, les trois commissaires conclurent que le régime seigneurial «était arrivé au bout de sa course, sa perpétuation ne faisant que favoriser les nombreux abus et anomalies, son impact sur le progrès agricole de la nation étant jugé négativement», comme le résume bien Munro.
Toutes les seigneuries seront donc commutées en francs-alleux roturiers en 1854, une transformation qui ne fut pas sans provoquer une agitation sociale. Plusieurs pamphlets contestataires circulèrent avant et après l’Acte d’abolition, et notamment celui qui fut publié par le journal La Patrie mais surtout le vibrant pamphlet de Clément Dumesnil, témoignant pour la défense des censitaires, c’est-à-dire les agriculteurs: De l’abolition des droits féodaux et seigneuriaux au Canada3, publié en 1849.
Dès 1850, la Législature crée un tribunal exceptionnel chargé, sous l’autorité du juge en chef Louis-Hyppolite Lafontaine, de statuer à l’avance sur certains points de droit pouvant soulever des problèmes dans la passation d’un régime de tenure à l’autre, «une révolution dans nos institutions», annonce le juge Lafontaine lui-même4. Précisons qu’avant 1854, à l’exception des quelque 200 seigneurs qui géraient le développement des ressources, dont celle de l’agriculture, tous les colons français étaient des censitaires, c’est-à-dire des locataires, payant à leurs seigneurs respectifs de multiples taxes et redevances qu’ils jugeaient exorbitantes. Cela étant vécu dans l’horizon d’un combat pour la conservation de leur langue et de leurs valeurs, y compris et surtout celle de la famille, qui devenait fatalement un moyen de survie dans un environnement économique essentiellement agricole.
L’abolition du régime seigneurial aura comme effet paradoxal de maintenir la mentalité de servitude propre au régime censitaire. En 1860, six ans seulement après l’abolition du régime seigneurial, la plupart des colons affranchis sont en très mauvaise posture financière et sont prêts à abandonner leur fraîche acquisition terrienne pour s’engager sur les nombreux chantiers de la Couronne Britannique, le chantier naval de la ville de Québec par exemple, l’un des plus grands à l’époque. Ce phénomène de déplacement de masse bousculait la main-d’œuvre urbaine. En 1880, le point de saturation fut atteint et près du quart des paysans français d’ici, littéralement affamés, dut prendre le chemin d’un exode massif vers les États-Unis.
Face à cette véritable diaspora, certains intellectuels et religieux vont réagir en essayant de relancer l’agriculture. Joseph-Norbert Duquet, typographe et auteur de la ville de Québec, est peut-être le premier chantre de la réappropriation des terres et de leur culture par les paysans français. En 1861, il publie un ouvrage de vulgarisation écrit sous l’inspiration de la littérature populaire d’alors, Le Véritable Petit Albert ou Secret pour acquérir un trésor: Dédié aux Classes Laborieuses des Villes et des Campagnes du Bas-Canada. Duquet consacre tout un chapitre à comparer l’agriculture à une richesse minière à exploiter. En 1880, tout comme le curé Labelle le fera plus tard pour la région des Laurentides, l’oblat Zacharie Lacasse publie à Québec un ouvrage destiné à comparer l’agriculture à un procédé alchimique et cabalistique. Son ouvrage, intitulé Une mine produisant l’or et l’argent, découverte et mise en réserve pour les cultivateurs seuls, veut exposer la recette qui permettrait aux paysans et aux artisans de sauver la colonisation.
On connaît la suite et ce qu’il advint de cette agriculture apostolique des différentes régions (Gaspésie, Abitibi, Témiscamingue), composées surtout de «terres de roches» et de maringouins: une fatigue et une maladie insurmontables, une pitance de servitude dans les chantiers d’hiver, au prix d’une brisure de la vie familiale, suivie d’une seconde migration vers la ville et ses manufactures.
Les chroniqueurs des paroisses rurales et les historiens urbains s’entendent sur l’existence bien réelle et tout autant dramatique de ce second exode vers la ville et ses usines. En 1976, Colette Chatillon publiait L’Histoire de l’agriculture au Québec5. Se référant explicitement à une méthode inspirée par le matérialisme historique et dialectique, l’ouvrage «porte sur le développement historique de l’agriculture québécoise par rapport à l’industrie et au mode de production capitaliste». La grande crise sociale de 1929 y est évoquée, avec ses hordes de chômeurs qui sont «pour la plupart des fils de cultivateurs, dépossédés de tout».
Pour comprendre d’où provient ce flux de dépossédés, il convient de lire certaines monographies de paroisses qui constituent parfois des sources de première main. Ainsi, l’ouvrage rédigé par Émile Vincent (d’obédience catholique) et consacré à l’Histoire de la paroisse de Ste-Séraphine6 raconte, dans un chapitre émouvant, le cas par cas des faillites agricoles qui s’abattirent sur le monde rural de cette paroisse, à l’automne 1925. Les multiples cas de faillites dans les paroisses environnant les Bois-Francs viendront grossir et bousculer, là aussi, la main-d’œuvre urbaine de Trois-Rivières. Cette seconde migration, qui se manifeste dans plusieurs régions, jusqu’à cumuler dans le Montréal de 1929, constitue un autre drame méconnu de nos campagnes.
Acte d’abolition de 1854, migration de 1880, misère de 1929; voilà les tristes jalons de notre tenure ancestrale de la terre. Mais ces dates donnent avant tout un relief héroïque à la réappropriation de ces cultures et élevages qui devaient éclore ensuite et enfin. L’acte de 1854 devait marquer le souvenir de nos origines censitaires et de notre parcours laborieux vers la mainmise sur nos sols et sur nos récoltes.
Par ailleurs, la comparaison du sol et des richesses offertes par l’art agricole avec le sous-sol et les richesses minières de l’or et de l’argent a peut-être contribué à exciter notre curiosité et notre motivation. N’avons-nous pas agi comme les enfants du Laboureur, la célèbre fable de La Fontaine reprise dans le livre de Duquet, qui creusent tant pour chercher le trésor, qu’ils en viennent à labourer suffisamment pour que le champ rapporte une véritable fortune en récoltes. Le secret du trésor réside dans le travail du laboureur, plus précisément dans celui du colon, mais la morale de l’histoire dépend totalement du statut social et politique de ce colon. L’appartenance de la terre et de ses fruits essentiels à notre survie n’est-elle pas naturellement le tout premier outil de pouvoir?


Notes
1. William Bennet Munro, Documents relating to the Seigneurial tenure in Canada; 1598-1854, The Champlain Society, Toronto, 1908; idem, The Seigneurs of Old Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1964. Dans les lignes qui suivent, je cite le texte de mon rapport de recherche paru dans P.M.O., UQAC, 1986 («Un regard anthropologique sur les modèles de réussite d’entreprises», en collaboration avec Lysette Boucher).
2. E. Rouillard, La Colonisation dans les comtés du Sud (Témiscouata, Rimouski, Matane, Bonaventure, Gaspé), Éd. Colonisation et Mines, 1899.
3. Montréal, Starke, 1849.
4. Questions seigneuriales: extraits de différents ouvrages sur la question seigneuriale, 6 tomes. T. 5: Observations de Sir L.-H. Lafontaine, p. 3b.
5. Montréal, l’Étincelle, 1976.
6. Émile Vincent, Histoire de la paroisse de Sainte-Séraphine, Municipalité de Sainte-Séraphine, 1981, chapitre III: «Les faillites et les dispersions». Les prises de position de l’auteur dans La Tribune sont notoires.

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