Le retour de la tentation américaine
Les fusions touchent les entreprises, les institutions, celles du secteur de la santé en particulier. Au Canada, elles touchent d’abord les municipalités. On parle encore d’intégration à propos des entreprises, mais de plus en plus, le mot est appliqué aux pays qui, sur la plus grande partie de la planète, sont engagés dans ce qu’on appelle l’intégration continentale.
En Europe, on a des raisons de craindre que l’intégration ne se fasse au profit du pays le plus puissant, l’Allemagne, même si la taille de ce dernier n’est pas démesurée par rapport à celle de la France, de l’Angleterre et de l’Italie. En Amérique du Nord cependant, la disproportion entre les États-Unis et leurs voisins immédiats, membres de l’Alena, le Mexique au Sud, le Canada au Nord, cette disproportion donc est telle qu’on voit mal comment le rapprochement pourrait se poursuivre, sans perte de souveraineté et d’identité, pour les deux petits partenaires.
Le Mexique est protégé par sa langue et par sa démographie, laquelle, combinée avec celle des autres pays latins d’Amérique, explique pourquoi 30 millions d’Américains sont aujourd’hui de langue espagnole.
Quant au Canada, non content d’être exposé à l’assimilation aux États-Unis, en raison de sa langue, de sa culture et de son histoire, il offre le spectacle, rare sinon unique dans l’histoire, d’une puissance moyenne qui court à sa perte, en en hâtant les préparatifs plutôt qu’en s’efforçant d’éloigner l’échéance.
Paul-Armand Lerouge évoque plus loin le premier numéro de la revue Isuma, dont le Canada s’est doté pour marquer son entrée dans le troisième millénaire. On pourrait considérer ce numéro, dont le thème est l’intégration nord-américaine, comme une demande officieuse d’intégration aux États-Unis de la part du Canada.
À l’occasion d’une causerie qu’il a donnée le 1er juillet à la Librairie de L’Agora, à North Hatley, Gary Caldwell a rappelé comment, en 1867, en adhérant à la nouvelle constitution, les Townshippers (les anglos de l’Estrie) ont accepté par fidélité aux traditions et aux valeurs britanniques, de renoncer aux avantages économiques considérables que leur aurait procurés une adhésion à la Grande république du Sud. Au centre et au sommet des institutions britanniques, il y avait le parlement; parmi les valeurs, il y avait le nationalisme britannique et l’attachement au passé. Mutatis mutandis, les autres Canadiens anglais ont agi dans le même esprit que les Townshippers. Le Canada de 1867 aura donc été le résultat d’un choix moral et politique, et non celui d’un choix économique.
Sous l’influence notamment de ceux que monsieur Lerouge appelle les «Cités libristes», le Canada anglais a, depuis 1950, renié son nationalisme et renoncé à son attachement au passé. À ce propos, Gary Caldwell a souligné le fait que le discours de la gouverneure générale avait été typiquement républicain et américain, c’est-à-dire caractérisé par la foi dans le progrès et des promesses d’avenir du même ordre.
À l’occasion de la fête du Canada, on a aussi rapatrié la tombe du soldat inconnu, sur laquelle on a déposé le drapeau canadien unifolié. Ce geste touchant était toutefois une erreur historique. L’unifolié n’existait pas en 1914. C’est le Union Jack qu’on aurait dû déployer sur la tombe du soldat inconnu, qui s’est battu pour son roi et son pays. Cinquante-deux pour cent (52%) des soldats canadiens étaient d’ailleurs d’origine britannique. Comble du mépris de l’histoire, on a dit que le soldat inconnu était terre-neuvien. Or, Terre-Neuve n’appartenait pas au Canada en 1914 et a participé à la guerrecomme colonie de l’Angleterre!
Aux yeux de Gary Caldwell, cette affaire du soldat inconnu, anodine en elle-même, est un signe, parmi de nombreux autres, d’une rupture avec le passé dont il y a lieu de s’inquiéter. Car, au moment où s’opérait cette rupture, le Canada s’est aussi doté d’une Charte qui reléguait le parlement au second plan. Le Canada s’est ainsi rapproché de ce qui semble être son idéal: devenir une république à l’américaine, où seuls importent les rapports directs des individus avec l’état, de telle sorte que les institutions et les groupes intermédiaires, à commencer par les nations et le parlement, disparaissent ou sont affaiblis.
Conclusions de Gary Caldwell: aujour-d’hui, les Canadiens anglais n’auraient aucune raison de renoncer à des avantages économiques pour demeurer citoyens d’un pays distinct des États-Unis. Quelle peut être la raison d’être, se demande-t-il, d’une petite république à côté d’une grande dont elle est la réplique? Puisque seuls importent les individus et leur rapport avec l’état, pourquoi ne pas troquer le petit État canadien contre le grand État américain qui lui a servi de modèle? L’économie importe aussi, mais elle est un argument de plus en faveur de l’intégration complète aux États-Unis.
Puisque la richesse vient des États-Unis, devenons Américains. Tel semble être l’état d’esprit dominant à l’heure actuelle au Canada. Or la richesse vient de plus en plus des États-Unis. Au point que l’Aléna, le traité de libre-échange entre le Canada et les Etats-Unis, a eu pour effet de «satelliser» l’économie canadienne par rapport à celle de leur puissant voisin. Que nos États soient unis: c’est la conclusion qui se dégage d’une étude sur la question, publiée récemment par le GRIC (Groupe de recherche en intégration continentale).
Cette étude de Christian Deblock et Christian Constantin révèle que la croissance des échanges entre le Canada et les États-Unis est telle que le commerce entre les deux pays est actuellement 1,5 fois plus élevé que le commerce entre les États provinciaux au Canada. Entre 1989 et 1999, la part des États-Unis dans les exportations canadiennes est passée à 70,7% et celle des importations à 87,2%, soit de 16% à 31% du PIB canadien. Cependant, dans la même période, les exportations américaines vers le Canada et le Mexique sont passées de 2 à 3 % du PIB américain...
«Dans les débats qui ont entouré les relations commerciales avec les États-Unis, trois arguments ont largement été évoqués: l’accès élargi et plus sécuritaire au marché américain devait à la fois consolider la croissance de l’économie canadienne dans l’avenir, permettre à l’économie canadienne de se diversifier et de gagner en efficacité, et faire de ce marché un tremplin qui devait permettre à l’économie canadienne de mieux s’intégrer dans l’économie mondiale.
«L’argument du tremplin semble faire long feu. Les échanges commerciaux avec les États-Unis sont très largement excédentaires, mais, en contrepartie, ils sont de plus en plus dépendants d’un seul marché. Les entreprises étrangères, américaines principalement, ont aussi accru leur présence dans l’économie canadienne, au chapitre du contrôle des actifs, comme au chapitre des parts de marché. La dépendance canadienne à l’égard des États-Unis s’est aussi accentuée en matière d’investissement de portefeuille.» (http://www.unites.uqam.ca/gric/index.htm)
Pourquoi, en effet, le Canada s’entêterait-il à conserver sa souveraineté nationale, plutôt que de continuer à glisser vers le destin que lui prépare une rationalité économique mieux servie par les fusions de tous genres: d’entreprises, d’institutions et de pays?
À l’occasion du référendum de 1995, divers représentants du gouvernement central ont soutenu que le Canada se distinguait essentiellement des États-Unis par son système de santé. Le Premier ministre Jean Chrétien a notamment déclaré : «Le Canada sans les programmes sociaux, ce n’est plus le Canada.» Il était pourtant déjà manifeste, à l’époque, que la principale caractéristique de ces programmes sociaux, la gratuité universelle, n’était plus qu’un mythe. «Ce mythe, disions-nous, va imploser tôt ou tard. Que diront alors ceux qui en avaient fait l’essence du Canada? Que le Canada n’existe plus?» Et nous ajoutions ce commentaire auquel le premier numéro d’Isuma donne tout son sens: «Il y a dans cette façon de défendre le Canada une abyssale faiblesse intellectuelle. Un pays, c’est d’abord une histoire, et non un programme social qui peut être supprimé par un choix politique ou en raison de contraintes économiques.»
L’un des collaborateurs d’Isuma soutient que le Canada pourrait être sauvé par un conflit majeur avec les États-Unis sur une question vitale, celle de l’eau, par exemple. Outre qu’elle a quelque chose de dérisoire – de quel droit en effet garder son eau pour soi quand on a partagé tout le reste avec le voisin? – cette souveraineté hydraulique a quelque chose de dangereux. Quand, soutenus par un Mexique encore plus à sec qu’eux, les États-Unis auront soif, ils n’hésiteront pas à boire le Canada pour s’assurer d’un libre accès à ses eaux.
Reste le Québec. Le Canada pourrait-il protéger sa souveraineté par attachement pour le Québec et sa spécificité? Ce n’est pas le Québec qui, au cours des dernières décennies, l’aura incité à penser ainsi. Il faudrait auparavant que soit tenu un référendum sur la souveraineté canadienne à l’occasion duquel le Québec répondrait massivement oui.
Ce n’est toutefois pas un tel référendum qui est à l’ordre du jour, mais un troisième référendum sur la souveraineté du Québec, qui ne sera tenu, nous assure-t-on, que si les conditions gagnantes sont réunies.
Si, en dépit d’une bonne conjoncture économique, il est difficile de réunir les conditions gagnantes, c’est peut-être avant tout parce que la stratégie péquiste à moyen terme a trop bien réussi. Cette stratégie consistait à réduire la dépendance économique du Québec à l’égard des autres provinces. D’où le leadership assuré par le Québec dans le cadre du débat sur l’Alena. Au rythme où vont les choses, la dépendance du Québec à l’égard du reste du Canada sera bientôt un facteur négligeable à l’occasion d’un débat référendaire. La dépendance à l’égard des États-Unis se sera par contre accrue dans la même proportion, sans que l’Alena soit devenu un tremplin vers une diversification des échanges internationaux du Québec. Pour que ce changement soit une condition gagnante, il faudrait qu’on ait de bonnes raisons de présumer que les Américains verront la souveraineté du Québec d’un œil plus favorable que les Canadiens des autres provinces. Peut-on raisonnablement présumer qu’il en sera ainsi?
Cette question en cache une autre, plus fondamentale: les fusions et les intégrations semblent devoir être à l’ordre du jour pour un moment encore, mais tôt ou tard le balancier repartira dans l’autre sens. Quelques jours à peine après l’annonce de la prise de contrôle de Vidéotron par Rogers, on a senti dans les magasins Vidéotron une certaine désaffection des employés à l’égard de leur entreprise. Il est impossible que le gigantisme n’ait pas partout les mêmes effets, à plus ou moins long terme. Dans la vie économique, comme dans la vie politique, l’affectivité des êtres humains, avec ses aspects positifs et ses aspects négatifs, est un facteur aussi déterminant que la rationalité des procédés de production, de vente ou de communication. Sur tous les fronts, à l’exception de la vie privée, on assiste en ce moment, à une prodigieuse régression de l’affectivité. Vous êtes attachés à votre nation, à votre entreprise, à votre municipalité? Qu’à cela ne tienne, elles seront emportées par l’ouragan de la rationalisation.
Ouragan de la rationalisation: on aura compris que j’ai recours à cette contradiction pour souligner le fait que la rationalisation elle-même repose sur des mobiles qui ne sont guère rationnels. On assiste en fait au déchaînement d’une passion pour ce qui est à la fois abstrait, puissant, gigantesque, mondial, sensationnel, par opposition à un attachement à des réalités plus concrètes, plus fragiles, plus sensibles. Parce qu’ils peuvent satisfaire ces deux passions simultanément, les États-Unis sont dans une position comparable à celle de l’Allemagne des années mil neuf cent trente: la tentation de la démesure y sera de plus en plus forte. Quant au Canada, il est par rapport aux États-Unis dans une position analogue à celle de l’Autriche par rapport à l’Allemagne, au cours des années qui ont précédé l’Anschluss, qui fut aussi une intégration. Certes, il faut éviter de pousser trop loin l’analogie, mais comme il est dans la nature des états, qu’ils soient ou non démocratiques, d’accroître leur puissance autant que possible, il serait naïf et imprudent de considérer les velléités canadiennes de fusion avec le grand voisin comme des choses anodines.
Quel sera le premier pays, ou le premier ensemble de pays, qui réussira à briser la passion de la rationalité et des fusions pour lui substituer celle des petites appartenances? Le Québec? Si la chose était possible, serait-elle souhaitable? Il faudrait d’abord que ce Québec se montre respectueux des petites appartenances sur son propre territoire. Il faudrait aussi qu’il se donne à lui-même la preuve qu’il a des convictions de tous ordres assez profondes et assez fortes pour jouer le rôle de fer de lance dans l’échiquier mondial.
L’opposition de l’Europe aux OGM est une façon de s’attaquer à la passion du gigantisme, plus forte aux États-Unis qu’ailleurs. On peut se demander si le Québec n’a pas atteint par rapport au continent Nord américain un degré de dépendance telle que, le voudrait-il, il serait dans l’impossibilité de s’opposer aux OGM. En d’autres termes, le Québec pourrait-il jouer la carte du Small is beautiful sur le plan politique quand sur le plan économique il joue à fond celle du Big is wonderful?
On peut déduire de tout cela que, désormais, les conditions gagnantes sont plus déterminées par le contexte extérieur, sur lequel nous n’avons qu’une influence infinitésimale, que par le contexte intérieur. On peut aussi en déduire que, quelle que doive être l’évolution de son projet de souveraineté et de ses rapports avec le reste du Canada, le Québec a intérêt à se rapprocher de tous ceux qui, dans l’ombre, préparent la revanche du Small is beautiful.
Pour relever ce défi, le réseau Internet est un outil d’une importance cruciale. Nous nous sommes souvent plaints, la plupart du temps avec de bonnes raisons, d’être empêchés par des obstacles techniques, économiques ou politiques, de faire connaître notre vision du monde à l’étranger. Le réseau Internet a levé ces obstacles. Non seulement il nous permet de communiquer avec le reste du monde, mais encore il nous oblige à le faire sous peine de régresser vers notre isolement de jadis.