Le discours canadien sur la technologie
Le discours sur la technologie occupe une place centrale dans l’imaginaire canadien parce qu’il se situe à mi-chemin entre l’avenir du Nouveau Monde et le passé culturel européen; entre le déploiement rapide de l’«impératif technologique» de l’empire américain et les origines classiques de la puissance technologique qui s’est manifestée dans l’histoire européenne. Le discours canadien n’est ni américain, ni européen; il témoigne d’une culture en réaction, coincée entre l’économie et l’histoire. Façon de dire que la pensée canadienne est en porte-à-faux, tantôt emportée par la pragmatique volonté de vivre à tout prix des Américains, tantôt en proie à la plus vive nostalgie pour ce qui fut supprimé par l’ordre technique et moderne. Elle oscille fébrilement entre ces deux pôles. L’essentiel de la condition intellectuelle canadienne, c’est que nous sommes, d’une part, condamnés à être toujours déphasés par rapport au «présentisme»1 de la culture américaine (une société qui, bien qu’elle se spécialise dans l’éthique publique de l’«activisme instrumental», n’apprécie guère les abandons au regret du passé) et d’autre part, incapables de surmonter notre ambivalence à l’égard de l’héritage culturel de notre passé européen. C’est notre destinée, en vertu de circonstances historiques et d’accidents géographiques.
En fait, une formidable polarité dynamique entre la technologie et la culture, et entre l’économie et l'«empaysement» est en oeuvre dans la pensée canadienne. Le grand pari du discours canadien sur la technologie est ce mouvement dialectique entre le pouvoir de l’empire américain et l’amère conscience historique que la crise a ses origines profondes dans la culture européenne. La pensée canadienne est peut-être un des principaux lieux dans ces temps modernes, qui permet de dégager la signification de l’expérience technologique.
Note
1) Relecture des événements passés, à travers la grille d’un présent que nous jugeons pur, parce qu’il a troqué les impuretés d’hier contre de nouvelles impuretés que nous ne voulons pas voir; ou parce que nous considérons le passé avec l’illusion progressiste que l’avenir nous rapprochera du paradis sur terre!
source: Arthur Kroker, Technology and the Canadian Mind: Innis/McLuhan/Grant. Montreal,
New World Perspectives, 1984, p. 7-8.