Pompéi ou la vie de province dans l'empire romain

Gaston Boissier
Pompéi ou la vie de province pendant l'empire romaine (Gaston Boissier, 1823-1908)

I. Pompéi, une ville de plaisir
II. La magistrature de province
III. La quête des honneurs civiques

I

Nous savons très bien de quelle manière on passait le temps à Rome. Les anciens auteurs sont pleins, à ce sujet, de renseignements curieux. On peut, avec les lettres de Cicéron, refaire la journée d'un homme d'état. Les satires d'Horace nous peignent au naturel l'existence d'un flâneur dont l'occupation principale consiste à se promener au Forum ou le long de la Voie-Sacrée, à regarder les joueurs de balle au champ de Mars, à causer avec les marchands de blé ou de légumes, et le soir à écouter les charlatans et les diseurs de bonne aventure. Juvénal, plus indiscret, nous laisse entrevoir l'intérieur d'un affreux cabaret, rendez-vous des matelots, des voleurs, des esclaves fugitifs, et au fond duquel les employés des pompes funèbres dorment côte à côte avec les prêtres mendiants de la grande déesse. Ce qui nous échappe, c'est la vie de province 1. Il est probable que nous la connaîtrions mieux, si nous avions conservé tout le théâtre latin. Comme les habitants des grandes villes aiment assez à plaisanter du ridicule des petites, on peut supposer que les auteurs de mimes et d'atellanes ne se faisaient pas faute d'en rire. C'est ce que prouvent les titres de quelques-unes de leurs pièces, et les courts fragments que nous en avons conservés. Pomponius et Novius s'étaient amusés plus d'une fois à peindre les mésaventures d'un candidat. Il s'agissait sans doute des élections de quelque petit municipe: les Romains n'auraient point souffert qu'on se moquât de celles de Rome. Dans une pièce intitulée la Sétinienne, le poète Titinius avait mis sur la scène une de ces provinciales endurcies qui s'imaginent facilement que le monde entier tourne autour de leur village. C'est à lui qu'elles ramènent tout; elles croient que tout est fait pour lui. Celle-là, pendant qu'on lui montre Rome, ne songe qu'à son cher Sétia. «Ah! répond-elle à ceux qui lui font voir le Tibre, quel service on rendrait au territoire de Sétia, si on pouvait l'y faire couler!» Par malheur, ce ne sont là que des fragments bien courts; ces pièces ont péri à peu près entièrement, et le peu qui nous en reste ne fait qu'exciter notre curiosité sans la satisfaire.

Si nous nous adressons aux écrivains qui nous sont parvenus tout entiers, nous ne sommes guère plus heureux. En général, ils ne nous parlent de la province que pour nous dire la répugnance profonde qu'elle leur cause. Elle n'était pas plus à la mode alors qu'aujourd'hui parmi les lettrés et les beaux esprits. Tous déclaraient d'un commun accord qu'il n'était pas possible de vivre hors de Rome. Sans doute on était bien forcé de reconnaître que c'était un des séjours les plus malsains du monde. La Fièvre y avait eu des autels dès le règne de Numa, et les prières qu'on lui faisait depuis si longtemps ne la désarmaient guère 2. Sénèque avoue qu'il suffisait de quitter un moment cette lourde atmosphère de poussière et de fumée pour se sentir mieux portant; mais on ne la quittait jamais volontiers. Cicéron, pendant qu'il y vivait tranquille, ne se gênait pas pour dire, même dans ses discours publics, que c'était une ville fort laide et très mal bâtie, que les maisons étaient trop hautes, et les rues trop étroites. Il changea d'opinion dès qu'il fut forcé d'en sortir. «Qu'elle est belle!» s'écriait-il en y rentrant: il lui suffisait d'en avoir été banni quelques mois pour la trouver admirable. Cependant il la quitta encore quelques années plus tard pour aller gouverner la Cilicie; mais cette fois aussi il se mit à la regretter aussitôt qu'il l'eut perdue de vue. Il n'était pas arrivé dans sa province qu'il s'occupait déjà des moyens d'en revenir le plus tôt possible. Pendant qu'il administrait des pays plus grands que des royaumes, qu'il commandait des armées, qu'il recevait les compliments du sénat sur ses victoires, il ne se consolait pas d'être si loin du Capitole, il écrivait à son ami Cælius des lettres désolées dans lesquelles il lui recommandait de ne jamais quitter Rome et de vivre toujours à cette lumière: — urbem, urbem, mi Rufe, cole, et in hac luce vive! — À la rigueur, on comprend qu'un homme d'état ne consentît pas à perdre le forum de vue; il avait trop d'intérêt à ne pas s'en éloigner. Ce qui surprend davantage, c'est que les pauvres gens eux-mêmes, à qui la vie était si chère et si difficile à Rome, s'obstinaient aussi à y rester. Juvénal a décrit d'une façon fort éloquente à quelles misères un pauvre client comme lui y est tous les jours exposé. Pour se donner le courage d'en sortir, il se vante à lui-même le séjour de Sora, de Fabrateria, de Frusinone, charmantes villes où l'on ne risque pas d'être écrasé le matin par les voitures et assassiné le soir par les voleurs, où l'on peut acheter une maison et un jardin au prix que coûte à Rome la location annuelle d'un obscur taudis. «Ah! se dit-il avec une émotion qui nous touche, c'est là qu'il te faut vivre, amoureux de ta bêche et soignant bien ton petit clos; il te rapportera assez de légumes pour régaler cent pythagoriciens. C'est quelque chose, n'importe où, n'importe dans quel coin, d'être propriétaire, ne fût-ce que d'un trou de lézard!» Et pourtant Juvénal ne parvint pas à se convaincre; il demeura à Rome, où Martial nous le fait voir se fatiguant le matin à gravir les rampes du grand et du petit Cœlius pour aller faire sa cour aux grands seigneurs. Stace au moins montra plus de résolution. Il voyait sa réputation croître, sans que sa fortune augmentât. Il était le premier poète de Rome et l'un des plus misérables. Il lui fallait pour vivre chanter les amours des gens riches et célébrer sur tous les tons les vertus de Domitien. Ce qui lui faisait le plus de peine, c'est qu'il avait une grande fille à marier, une fille pleine de talens, qui jouait de la lyre et chantait à ravir les vers de son père. Malheureusement il n'avait pas de dot à lui donner, et «sa belle jeunesse s'écoulait stérile et solitaire.» Il prit le parti de retourner à Naples, son pays, où il espérait trouver une existence plus facile et des gendres moins exigeans; mais sa femme refusa de le suivre. C'était une de ces Romaines obstinées qui ne croyaient pas qu'on pût vivre ailleurs que sur une des sept collines. À l'idée de quitter Rome, elle poussait de profonds soupirs et passait les nuits sans sommeil. En vain Stace lui dépeignait-il en vers charmants les merveilles de Pouzzoles et de Baies, ce pays en chanteur «où tout se réunit pour charmer la vie, où les étés sont frais et les hivers tièdes, où la mer vient tranquillement mourir sur
ces rivages qu'elle caresse;» elle ne songeait jamais qu'à Suburra et aux Esquilies: elle était femme à regretter les ruisseaux de Rome en présence de la mer de Naples.

Cette répugnance que la province inspirait aux beaux esprits de Rome explique le silence qu'ils ont gardé sur elle: on n'aime pas à parler de ce qui déplaît; aussi en parlent-ils le moins qu'ils peuvent, et ce qu'ils disent ne nous apprend rien de précis ni de nouveau. On serait donc aujourd'hui fort embarrassé pour deviner de quelle manière se passait la vie dans une petite ville de l'empire romain, si, fort heureusement, on n'en avait découvert une. La découverte de Pompéi nous console tout à fait du silence des écrivains anciens. Pour savoir comment on vivait hors de Rome, nous n'avons plus besoin de réunir à grand'peine des textes insignifiants et douteux, une courte promenade dans Pompéi nous en apprend bien davantage.


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Avant même d'avoir mis le pied sur la voie des tombeaux, par laquelle commence ordinairement cette promenade, il y a une vérité dont nous devons être convaincus, c'est que Pompéi avait dû chercher autant que possible à ressembler à Rome. Dans tous les pays où il existe une capitale importante, elle exerce sur les autres villes un attrait souverain; on imite ses monumens, on copie ses modes, on reproduit son langage, on vit de sa vie. Au 1er siècle, tout l'univers avait les yeux sur Rome; ses usages avaient pénétré partout. Seule, la civilisation grecque résistait encore: l'Orient se défendait avec énergie contre ce qu'il appelait une invasion de barbares; mais en Occident les nationalités les plus vigoureuses et les plus rebelles s'étaient laissé vaincre. L'Espagne, la Gaule, la Bretagne, subissaient les mœurs aussi bien que les lois du vainqueur; comme disent nos voisins d'outre-Rhin, le monde s'était romanisé.

L'influence romaine s'insinuait dans les pays vaincus par plusieurs côtés à la fois. Pendant que les légions, en traversant l'empire pour aller camper aux frontières, la faisaient pénétrer dans les classes populaires par cette affinité naturelle qui partout lie le peuple avec les soldats, les négociants qui s'étaient établis à la suite des armées communiquaient ou même imposaient leurs habitudes et leur langue aux marchands, aux agriculteurs, à tous ceux qui avaient affaire à eux pour leur vendre leurs produits ou acheter ceux de Rome. Quant à la société distinguée, elle se trouvait en rapport avec les intendants (procuratores), les propréteurs; les proconsuls que l'empereur et le sénat envoyaient gouverner les provinces. Ces personnages étaient toujours des gens du meilleur monde, chevaliers ou sénateurs, habitués à fréquenter le palais de César, et qui apportaient tous les ans comme un air de Rome dans ces contrées éloignées; ils étaient souvent accompagnés par leurs femmes, ils avaient toujours avec eux des fils de grandes familles qui venaient s'instruire aux affaires par leur exemple, et des affranchis qui leur servaient de secrétaires. C'était une sorte de cour sur laquelle se réglait la bonne société des villes où ils résidaient. À ce contact journalier des marchands, des soldats et des gouverneurs, les provinces étaient devenues romaines. Tacite dit qu'on y lisait avec soin les journaux de Rome pour se tenir au courant des moindres aventures qui se passaient au sénat ou sur le forum; on y répétait les bons mots contre les maîtres du moment, on voulait y savoir les belles phrases et les pensées brillantes des orateurs en renom. Les ouvrages nouveaux des auteurs à la mode se lisaient partout. Les libraires de Lyon réclamaient les derniers plaidoyers de Pline, ceux de Vienne vendaient les épigrammes de Martial, et ce poète nous dit avec orgueil qu'on chantait ses vers partout où s'étendait la domination romaine. Même chez les peuples peu connus, mal soumis, Rome pénétrait par ses arts et sa littérature autant que par ses armes. «La Gaule, dit Juvénal, a fait l'éducation des avocats bretons, et l'on dit que Thulé songe à se procurer un professeur public d'éloquence.» Juvénal veut plaisanter, mais il n'exagère pas autant qu'il croit. La Bretagne était une des dernières conquêtes de l'empire et en apparence une des moins solides; on sait pourtant quels déchirements elle éprouva quand il lui fallut s'en séparer au moment des invasions. Il est donc probable que ces provinces éloignées, ces pays perdus ménageaient plus d'une surprise au Romain qui les visitait: il devait être fort étonné de ne pas s'y sentir trop dépaysé, il y retrouvait même quelquefois ce qu'on a le plus de peine à transporter d'un pays à l'autre, cette élégance dans les manières, cette finesse dans le langage, ce tour particulier dans les railleries, enfin toutes ces qualités délicates que les Romains comprenaient sous le nom d'urbanité, parce qu'ils les croyaient attachées au séjour de la grande ville. Quand Martial arriva à Bilbilis, dans le cœur de l'Espagne, il se croyait dans un pays de sauvages et gémissait d'y être venu. Quelle ne fut pas sa surprise d'y trouver une véritable Romaine! Les éloges qu'il donne à Marcella, même en faisant la part de la politesse, montrent que l'urbanité avait pénétré jusqu'à Bilbilis. «Prononce un seul mot, lui disait-il, et le Palatin croira que tu lui appartiens. Aucune des femmes qui sont nées dans Suburra ou qui habitent les pentes du Capitole ne pourrait lutter avec toi. Toi seule adoucis mes regrets d'avoir quitté la ville maîtresse; seule, tu suffis à la faire revivre tout entière pour moi!»

Si les belles manières du Capitole et du Palatin se retrouvaient au fond de l'Espagne, si l'on étudiait la rhétorique à Thulé, si d'un bout du monde à l'autre on reproduisait fidèlement les usages et les modes, la façon de parler et de vivre de Rome, il est clair que la question que nous nous sommes posée devient plus facile à résoudre. Nous cherchons à connaître la vie de province dans le premier siècle de l'empire: puisqu'on tâchait partout de copier Rome, nous n'avons qu'à réduire la vie romaine à des proportions plus humbles, et nous saurons de quelle façon on passait le temps dans les provinces.

La visite qu'on fait à Pompéi confirme entièrement cette opinion, et l'imitation des usages de Rome s'y retrouve à chaque pas. C'était pourtant une ville ancienne et qui avait changé bien des fois avant d'en venir à l'état où nous la voyons. Elle était Osque d'origine, le voisinage de Naples l'avait rendue à moitié grecque, Sylla en avait fait une colonie romaine; mais la trace de ces changements est bien peu visible aujourd'hui. L'osque ne se montre que dans quelques inscriptions; le souvenir de la Grèce n'est rappelé que par l'exquise délicatesse des sculptures et des tableaux. Au contraire Rome est vivante partout: cette dernière influence a recouvert et presque effacé toutes les autres. Il n'y a pas lieu d'en être fort surpris. Lorsqu'on s'ait que dans les petites bourgades de la Bretagne il y avait des portiques comme au champ de Mars, quand les inscriptions nous montrent que les habitants d'un village inconnu de la Germanie avaient voulu avoir un Vatican, on ne s'étonne pas de voir qu'on tînt à reproduire le forum et le Capitole dans une ville de Campanie.

Pompéi, c'est donc Rome en petit; la vie à Pompéi devait être la vie romaine en miniature. Quand nous n'aurions que les débris de ces monuments ruinés qu'on y découvre, sans rien qui nous les expliquât et nous en apprît l'usage, il nous serait facile de le deviner en songeant à ceux de Rome. Nous savons ce qu'on allait faire à l'amphithéâtre Flavien, dans les thermes de Titus, sous les portiques de Livius ou d'Octavie. Pour rendre la vie à Pompéi, pour ranimer ces rues et ces places désertes; il nous suffit d'y transporter par l'imagination les scènes dont celles de Rome étaient le théâtre ordinaire. Par exemple, dans ce forum étroit, mais charmant, centre et cœur de la cité, plaçons quelques flâneurs de petite ville, qui s'y rassemblent le soir, non pas pour s'entretenir des affaires publiques, médire des puissants du jour ou raconter les bruits qui viennent de chez les Germains et les Parthes, mais pour rire des mésaventures du voisin, ou tout au plus pour plaisanter en passant d'un édile trop sévère ou d'un duumvir peu généreux. Peuplons ces portiques des élégants de l'endroit, les nobles fils de Pansa ou d'Holconius, qui viennent y faire admirer leur toilette irréprochable, copiée sur celle des Romains à la mode qui visitent Baïes tous les ans pendant la saison des bains. Remplissons ce vaste amphithéâtre de spectateurs empressés et de femmes coquettes qui y sont venues un peu pour voir et beaucoup pour être vues, — spectactum veniunt, veniunt spectentur ut ipsae. — Supposons que tout ce peuple est réuni pour assister à quelqu'une de ces grandes tueries de bêtes ou d'hommes qu'on aimait tant à Pompéi. Si nous voulons nous figurer les différentes scènes que suivent avec un si vif intérêt tous ces regards curieux, il n'y a rien de plus facile: nous n'avons qu'à jeter les yeux sur les bas-reliefs du tombeau de Scaurus, où elles sont si fidèlement représentées. On y voit des chasseurs qui combattent des tigres avec le manteau et l'épée, comme les toréadors d'aujourd'hui; on y voit des gladiateurs de toute espèce, mirmillons, thraces ou rétiaires, qui sont aux prises. Tous les accidents de la lutte y sont reproduits: ils s'attaquent et se défendent avec vigueur; le vaincu lève un doigt en l'air pour implorer la pitié du public, et si le public refuse de lui faire grâce, le vainqueur l'achève. Il nous est aisé de transporter par l'imagination tous ces combats dans l'arène et de les placer sous les yeux des spectateurs. Nous pouvons aussi, pour que rien ne manque à la fête, supposer qu'au milieu de l'émotion générale un des jeunes élégants dont je parlais tout à l'heure, beaucoup plus occupé de quelque jolie femme assise à ses côtés que du spectacle, profite de l'occasion pour faire connaissance avec elle. Les choses se passaient souvent ainsi à Rome, c'est Ovide qui nous l'apprend. « Il arrive, nous dit-il, que celui qui venait regarder les blessures des autres se sent lui-même blessé. Tandis qu'il cause avec sa voisine, que pour frôler sa main il lui demande le programme 3, tandis qu'il cherche à engager quelque pari avec elle, le trait de l'amour pénètre dans son cœur. Il pensait n'être que le spectateur du combat, il en devient aussi la victime. Ces vers charmants d'Ovide reviennent à la mémoire quand on visite l'amphithéâtre de Pompéi, et on imagine sans peine que des scènes pareilles se sont passées bien des fois sur ces gradins aujourd'hui ruinés. — On le voit, les monuments de Pompéi s'animent rien que par le souvenir de ceux de Rome, auxquels ils ressemblent, et quand on se rappelle les récits des historiens ou les vers des poètes, on n'a pas besoin d'un grand effort d'imagination pour, leur rendre la vie.

Mais cet effort même, si facile qu'il soit, nous est inutile; nous avons ici très peu besoin d'imagination et de conjectures. Une circonstance heureuse nous les épargne. Ces monuments portent presque toujours des inscriptions; ils semblent donc prendre la parole pour nous apprendre d'eux-mêmes et de ceux qui les fréquentaient ce que nous désirons savoir. Les inscriptions étaient alors le seul moyen d'information et de publicité qu'on possédât; aussi étaient-elles très nombreuses dans les villes anciennes. On en retrouve de trois espèces différentes à Pompéi, d'abord celles, qui sont gravées sur le marbre ou sur la pierre, tantôt au fronton des temples pour nous apprendre qui les a construits, tantôt sur la base des statues pour nous faire savoir le nom du personnage qu'elles représentent et les fonctions qu'il avait remplies. Ces inscriptions étaient destinées à vivre autant que le monument qui les portait, et le hasard qui nous les a conservées n'a pas commis d'indiscrétion. Il y avait ensuite celles qui étaient peintes avec un pinceau, en rouge ou en noir, sur les murailles des maisons ou des portiques. Celles-là, beaucoup plus curieuses pour nous que les premières, remplissaient l'office de nos affiches d'aujourd'hui. C'est par elles qu'au moment des élections on recommandait les candidats au choix de leurs concitoyens; c'est par elles qu'un entrepreneur de spectacle faisait connaître le jour et le programme de ses représentations, qu'un propriétaire apprenait au public qu'il avait un appartement à louer pour le terme de juillet, et que le maître de l'auberge du Coq ou de l'Éléphant invitait les voyageurs à loger chez lui en leur promettant un bon dîner et toute sorte de commodités, omnia commoda prœstantur; c'est par elles aussi qu'on réclame les objets volés ou perdus et qu'on annonce qu'il y aura une récompense honnête pour celui qui les fera retrouver. «Une urne de vin a disparu de la boutique; celui qui la rapportera recevra 65 sesterces (13 francs); s'il amène le voleur, on lui donnera le double.» La troisième espèce d'inscriptions contient celles qui étaient simplement tracées avec la pointe d'un clou ou d'un couteau, soit par des amoureux qui se donnent le plaisir de saluer leur belle en passant, soit par quelque mauvais plaisant qui est bien aise de nous faire savoir qu'il a la pituite, ou qui traite sans façon de barbares ceux qui ont l'inconvenance de ne pas l'inviter à dîner, soit par quelques malins qui nous apprennent qu'Épaphra est un débauché, qu'Anomalus et Verecunnus sont des fainéants et qu'Oppius est un voleur 4. Ces graffiti, comme on les appelle en Italie, n'étaient pas faits pour venir jusqu'à nous. La destruction de Pompéi nous les a conservés, et c'est un grand bonheur. On ne se doute pas en vérité combien ces gamineries qui garnissent les murailles, quand la police les tolère, pourraient apprendre de choses à la postérité, si elles arrivaient aussi loin. L'étude de ces diverses inscriptions est pleine d'intérêt pour nous. Chacun de ces trois groupes différents nous fait pénétrer d'un degré dans la vie de la petite ville; chacun nous fait mieux connaître une classe particulière d'habitans. Tandis que les inscriptions monumentales nous introduisent dans le monde officiel, les graffiti nous entretiennent surtout des amours et des colères des petites gens. C'est avec les unes et les autres que je vais- essayer de connaître Pompéi et ses citoyens.

À la première visite qu'on fait à Pompéi, on est très frappé de voir combien la ville, quoique ruinée, a conservé un aspect riant. Il ne semble pas qu'il y eût beaucoup de pauvres. Peut-être en effet, dans ces pays où existait l'esclavage, la fortune étant moins divisée, chacun en avait-il une meilleure part. En dehors des esclaves, qui ne comptaient pas, il y avait moins de gens qu'aujourd'hui forcés de travailler pour vivre. On avait plus de loisirs et on les passait plus gaîment. Aussi, à voir le nombre des édifices réservés au plaisir, on dirait vraiment que tout le monde ne songeait qu'à se réjouir. Il y avait sans doute des gens graves à Pompéi, mais comme en tout pays ils font moins de bruit que les autres, leur souvenir s'est effacé, et il y a bien peu de chose aujourd'hui qui le rappelle 5. Au contraire, dans ces rues et dans ces places, tout donne l'idée d'une vie gaie et riante, tout parle de plaisir.

Sur ce point, les inscriptions s'accordent tout à fait avec les monuments; c'est aussi du plaisir, de l'amour, des spectacles, qu'elles nous entretiennent d'ordinaire. Les spectacles semblent avoir surtout charmé les habitants de Pompéi. On les avait toujours beaucoup aimés à Rome; on les aimait peut-être encore plus dans les villes moins importantes, où l'on avait moins de manières de passer le temps. À l'époque de Cicéron, le théâtre était leur plus grand amusement; les comédiens et surtout les comédiennes y étaient fort goûtés. En défendant un de ses clients dont la jeunesse n'avait pas été fort sévère, il disait sans se gêner: «On l'accuse d'avoir enlevé une comédienne; c'est un divertissement que l'usage autorise, surtout dans les municipes.» À Pompéi, les spectacles étaient une véritable fureur: il y en avait de toutes les sortes, des combats de taureaux, des grandes chasses d'ours et de sangliers, des courses de chevaux, des luttes d'athlètes et quelquefois aussi des pantomimes. Nous savons que Pylade, le plus grand acteur de ce temps, est venu y donner des représentations; mais c'étaient les gladiateurs qui avaient la vogue: on en connaît cinq troupes différentes, et il n'est pas probable qu'on les connaisse toutes. Ces combats étaient annoncés par des affiches qu'on trouve encore en grand nombre sur les murailles; l'affiche donne la composition du spectacle; elle indique si des athlètes, des chasses, des tombolas, comme on dirait aujourd'hui, seront joints aux gladiateurs pour rendre la fête complète; elle n'oublie pas non plus d'indiquer qu'il y aura des tentes pour les gens qui craignent le soleil, venatio, athletœ, sparsiones, vela erunt; elle fixe le jour, tantôt en prévoyant qu'il pourra être reculé pour cause de mauvais temps, qua dies patictur, tantôt en annonçant, au grand plaisir des amateurs furieux, qu'il n'y aura pas de remise, et que l'on combattra, quelque temps qu'il fasse, sine ulla dilatione.

Ces spectacles étaient le divertissement le plus cher des habitants de Pompéi. Les ambitieux qui voulaient leur plaire ne l'ignoraient pas. Aussi les magistrats en espérance ou en exercice ne connaissaient-ils pas de meilleur moyen de s'attirer la bienveillance du peuple ou de l'en remercier, quand ils l'avaient acquise, que de lui offrir un combat de gladiateurs. L'un d'entre eux, le duumvir Clodius Flaccus, plus reconnaissant que les autres, en fit combattre ensemble trente-cinq paires dans une seule représentation. Le nom de Pompéi n'apparaît point souvent dans l'histoire. Tacite ne parle guère qu'une fois de cette petite ville, et c'est précisément au sujet d'un spectacle de ce genre. Il raconte que dans un de ces combats, qui naturellement ne portaient pas les âmes à la douceur, les habitants de Nucéria et ceux de Pompéi, chez lesquels se donnait la fête, se prirent de querelle, qu'ils commencèrent par s'injurier et finirent par se battre, et qu'il y eut un très grand nombre de Nucériens tués. Le sénat punit les coupables, et il ordonna que ces combats seraient interdits pour dix ans à Pompéi. On ne pouvait pas infliger aux Pompéiens de châtiment plus grave. Ce qui prouve l'extrême popularité dont ces spectacles jouissaient chez eux, c'est l'habitude qu'ils avaient de dessiner partout des gladiateurs. On en trouve encore un très grand nombre sur les murailles, et dans les attitudes les plus diverses. D'ordinaire ils sont représentés combattant, tandis qu'à côté d'eux un vieux gladiateur retraité, reconnaissable à son bâton, règle et surveille le combat. Au-dessous, on lit le nom du personnage et le nombre des victoires qu'il a remportées. À la façon élémentaire dont ces croquis sont tracés, on reconnaît vite qu'ils ne sont point dus à des artistes de profession. C'étaient des gens du peuple ou des enfants qui enrichissaient ainsi les murailles de leurs chefs-d'œuvre. Les enfants à qui on laissait prendre un morceau de charbon ou de craie esquissaient un gladiateur comme aujourd'hui ils dessinent un soldat, et il est curieux de remarquer que la façon dont ces jeunes mains procèdent n'a pas changé. La méthode est la même, soldats et gladiateurs se ressemblent: c'est toujours une ligne plus ou moins droite qui représente le front et le nez et deux points qui simulent les yeux. Cependant quelques-uns de ces croquis informes ne manquent pas de certaines intentions comiques. Je recommande à ceux qui auront les planches du père Garrucci sous les yeux l'attitude arrogante et l'air de matamore d'Asteropœus le Néronien, fier sans doute de ses cent six victoires, et surtout l'encolure épaisse d'Achille dit l'invincible, dont l'embonpoint nous montre qu'on ne maigrissait pas toujours dans ce terrible métier.

Pompéi était donc une ville de plaisir. On le savait dans le voisinage, et je soupçonne qu'on y venait beaucoup des environs, comme les Grecs allaient à Corinthe. C'est sans doute un de ces visiteurs, ravi des divertissements de tout genre qu'il venait d'y trouver, qui avait écrit en s'en retournant ces mots qu'on a lus sur les murs: c'est ici un lieu fortuné, hic locus felix est. Ce visiteur n'avait pas tort, et Pompéi méritait bien le nom de colonie de Vénus qu'on lui avait donné. Cette Vénus, divinité principale de la petite ville, c'était la Vénus physique, et, comme elle y était fort dévotement honorée, on l'appelait quelquefois aussi la Pompéienne. Son nom se retrouve sur les monuments publics, et plus souvent encore dans les inscriptions populaires. Un de ces artistes improvisés dont je viens de parler, qui crayonnaient partout des gladiateurs, ne trouve rien de mieux pour protéger son dessin que de vouer à la colère de Vénus pompéienne celui qui se permettra d'y toucher: abia Venere pompeiana iradam qui hoc lœserit 6. On ne sera pas surpris d'apprendre que le plus grand nombre de ces graffiti qu'on a retrouvés dans les ruines de la colonie de Vénus avaient été tracés par des amoureux. Lucien dit que de ce temps c'était l'usage d'écrire des déclarations d'amour sur les murailles; il y en a beaucoup à Pompéi, et, comme l'orthographe en est très diverse, on peut en conclure qu'elles ont été écrites par des gens qui appartenaient à des classes différentes de la société. Quelques-uns, pour célébrer leur belle, se contentent d'emprunter des vers aux poètes en renom, à Virgile 7, à Properce, à Ovide surtout: c'était le peintre des amours légers, tenerorum lusor amorum; aucun n'était plus à la mode parmi les jeunes gens. D'autres fois les vers sont tirés d'auteurs aujourd'hui perdus, ou même semblent composés tout exprès pour la circonstance, et il y en a qui ne sont pas trop mal tournés pour des vers de province. «Que je meure, dit l'amant heureux, si je souhaite d'être un dieu sans toi! Ah! peream sine te si deus esse velim!» — «À moi les amoureux! dit l'amant irrité, je veux rompre les côtes à Vénus! Quisquis amat veniat, Veneri volo frangere costas.» Les moins lettrés, les ignorans, c'est-à-dire le plus grand nombre, se contentent de parler en prose, et il leur arrive même de parler une prose assez barbare. Voici quelques-unes de ces inscriptions où ils expriment avec une grande naïveté leur amour ou leur colère. «Ma chère Sava, aime-moi, je t'en prie. — Nonia salue son ami Pagurus. — Methe la joueuse d'atellanes aime Chrestus de tout son cœur. Que Vénus pompéienne leur soit propice, et qu'ils vivent toujours en bon accord! — Asellia, puisses-tu dessécher! — Virgula à son ami Tertius: tu es trop laid! Virgula Tertio suo: indecens es.» Il y a deux de ces inscriptions qui méritent une mention spéciale, l'une parce qu'elle est d'un mari qui a le courage d'écrire sur les murs qu'il aime sa femme: Primas Massilam amo uxorem, l'autre parce qu'elle laisse entrevoir tout un petit roman. N'est-ce pas un pauvre amoureux, abandonné de sa maîtresse, qui la retrouve après l'avoir longtemps cherchée et qui écrit tristement sur la maison où elle habite: «La voilà! la voilà! plus de doute! Romula vit ici avec un scélérat? Tenimus! tenimus! res certa! Romula hic cum scelerato
moratur!»

On comprend bien que je ne puis pas tout citer. Je ne veux pas trop abuser de la permission qu'on accorde au latin de braver l'honnêteté. Si j'osais mettre sous les yeux du lecteur ces inscriptions libertines qui s'accordent si bien avec les peintures du musée secret, je lui donnerais, je le crains, une fort mauvaise idée de la moralité des habitants de Pompéi, et malheureusement cette idée serait juste. On prétendait généralement alors que les mœurs étaient bien meilleures dans les provinces qu'à Rome. Tacite et Pline se plaisent à vanter partout la vie honnête et frugale qu'on menait dans les municipes italiens; il semblerait, à les entendre, que si Rome était le rendez-vous de tous les vices, la vertu commençait immédiatement après l'enceinte de Servius. Je crains bien qu'il n'entrât dans cette opinion un peu de cette illusion qui nous fait croire que nous serions beaucoup mieux partout où nous ne sommes point. En tout cas, elle n'était pas vraie pour la ville que nous étudions en ce moment. Il est possible qu'on ne trouvât point la vertu à Rome, mais il est certain qu'il ne fallait pas la chercher non plus à Pompéi. Cette charmante ville était située dans un pays enchanteur, où tout porte à la volupté, où «l'éclat velouté de la campagne, la tiède température de l'air, les contours arrondis des montagnes, les molles inflexions des fleuves et des vallées sont autant de séductions pour les sens que tout repose et que rien ne blesse.» Elle était voisine de Naples, qu'on appelait déjà Naples la fainéante, otiosa Neapolis, et qui justifiait si bien le proverbe que l'oisiveté est mère des vices; elle était placée en face de Baïes, le plus beau lieu du monde, mais un des plus corrompus, de Baïes dont Martial dit qu'il y entrait quelquefois des Pénélopes, mais qu'il n'en sortait que des Hélènes. Tout se réunissait donc pour faire de ce pays un séjour dangereux à la vertu, et les inscriptions comme les monuments nous prouvent que Pompéi n'avait pas résisté à ces séductions puissantes du climat et de l'exemple.



Notes
1. J'entends ici le mot province au sens français, tout ce qui n'était pas Rome, et par conséquent l'Italie aussi bien que la Gaule ou l'Espagne. Les Romains faisaient une distinction, et ils ne comprenaient pas d'ordinaire l'Italie dans ce qu'ils appelaient la province.
2. On peut voir, sur l'insalubrité de Rome, le premier chapitre de l'excellent ouvrage intitulé Sittengeschichte Roms, qu'un savant professeur de Kœnigsberg, M. Friedlaender, a récemment publié. C'est un livre plein de renseignements curieux sur la vie romaine — au temps de l'empire. Le premier volume vient d'être traduit en français par M. Vogel sous le titre de Meurs romaines du règne d'Auguste à la fin des Antonins.
3. Cicéron parle aussi de ces programmes du spectacle, gladiatorum libelli, qu'on vendait à ceux qui allaient y assister. — Phil., II, 38.
4. De ces trois classes d'inscriptions, la première a été recueillie par M. Mommsen (lnscriptiones regni Neopolitani, Lips., 1852), la dernière dans un ouvrage intéressant du père Garrucci, dont la seconde édition a paru à Paris en 1856, et qui est intitulé Graffiti de Pompéi. Malheureusement le père Garrucci est un de ces savants qui ne veulent pas se résoudre à ignorer quelque chose. Il faut qu'il rende raison de tout. Rien n'égale l'intrépidité de ses affirmations dans les questions les plus douteuses. Quant aux inscriptions tracées au pinceau, elles n'ont été réunies nulle part. Il faut les chercher péniblement dans le Museo Borbonico, le Giornale degli scavi ou les relations des voyageurs.
5. On est pourtant amené à songer à eux quand on regarde ce charmant hémicycle qui se trouve près de l'avenue des tombeaux. C'est là que les gens sérieux de Pompéi, les vieillards surtout, devaient se réunir au déclin du jour, loin du bruit de ces plaisirs qui n'étaient plus de leur âge, et dont le spectacle impatiente un peu quand on ne peut plus en jouir. C'est un lieu admirable pour y parler de philosophie, j'entends de cette philosophie grecque, comme on la trouve dans Platon, toujours un peu souriante au milieu des pensées les plus graves. Si le voisinage des tombes doit inspirer des réflexions sérieuses, le beau spectacle qui se développe devant les yeux, la mer de Naples et ses merveilles, égaie nécessairement un peu l'esprit et l'empêche de trop incliner vers la tristesse. Ce lieu convient tout à fait à des entretients comme celui du Traité de la Vieillesse, de Cicéron.
6. Je ne change rien à ce latin barbare. On reconnaît facilement dans le mot abia pour habeat la forme italienne abbia.
7. Qu'il nous soit permis de citer à ce propos une méprise assez plaisante du père Garrucci. Dans une ligne, dont quelques mots seulement sont effacés, il avait trouvé le sens suivant: «0 toi qui pleures, comme une jument hennit, les fruits de tes entrailles que tu as perdus.» Avec un peu plus de mémoire, il se serait aperçu qu'il avait affaire à un vers de Virgile:
Quisquis es amissos hinc jam obliviscere Graios.

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