Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

Georges-Rémy Fortin

Nous sommes entrés dans l’ère du capitalisme de la finitude. C’est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué, Essai sur le capitalisme de la finitude (XVI - XXI siècle), paru chez Flammarion au début 2025. Orain est économiste et historien. Il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en France.

Le capitalisme de la finitude est celui d’une compétition effrénée pour des ressources limitées, autant à cause du pouvoir des États qui les accaparent qu’à cause de leur raréfaction qui résulte de la dégradation de la nature, alors que la consommation augmente sans cesse. Selon Orain, notre époque voit la résurgence du capitalisme monopolistique, qui tend à la concentration des richesses plutôt qu’à leur circulation. L’ouvrage offre, je crois, une grille de lecture utile pour comprendre notre époque. C’est pourquoi je me propose d’en résumer ici les thèses et l’argumentation en faisant abstraction des aspects historiques, qui sont très riches, mais qui nous détournent quelque peu de la situation géopolitique instable que nous vivons en ce moment.

La fermeture des océans

Pour Orain, le fonctionnement de l’économie mondiale se dévoile d’abord et avant tout dans le rapport des États et des entreprises à la mer. Selon lui, le destin du libéralisme est lié à celui de la navigation maritime. En effet, le monde a connu deux grandes périodes de libre marché global, et toutes deux ont eu besoin de la liberté des mers pour prospérer, c’est-à-dire de la libre circulation des navires commerciaux partout dans le monde. Ces deux périodes sont la deuxième moitié du XXe siècle et la majeure partie du XIXe siècle. Auparavant, la liberté des mers a été assurée par l’hégémon britannique, durant la majeure partie du XIXe siècle. Depuis 1945, les États-Unis ont exercé une domination militaire sur l’ensemble des océans qui assurait cette liberté des mers. Bien qu’ils n’aient pas signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, ils l’ont fait respecter après son adoption par d’autres États. Selon Orain, cette convention ne pouvait dépasser les bonnes intentions juridiques par son application par un hégémon naval, puisque la plupart de ses signataires n’ont pas de marine militaire pour le faire, tandis que les forces navales de ceux qui en ont sont incapables d’agir partout dans le monde. Aucun autre pays que les États-Unis ne pouvaient assurer son propre droit de naviguer partout dans le monde sans être arraisonné, encore moins celui des autres. Orain résume ainsi la puissance navale militaire des États-Unis : sept flottes prépositionnées, une dizaine de bases navales, un peu moins de 300 unités, dont 11 porte-avions, à travers le monde. Le budget annuel de cette marine est de 240 milliards de dollars (cinq fois le budget total de l’armée française). Cette puissance a culminé dans les années 1990.

Lorsqu’il n’y a pas de liberté des mers, le monde se divise en zones d’influences relativement fermées les unes aux autres. C’était le cas aux XVIIe et XVIIIe siècles, de même qu’entre la fin du XIXe siècle et 1945. L’absence d’une puissance dominante unique capable de mettre fin aux conflits armés entre rivaux avait alors pour résultat la division des océans en zones d’influences impériales sur lesquels ne pouvaient naviguer que ceux à qui le permettait chaque empire. La capacité de naviguer supposait donc celle d’exercer une puissance militaire impériale sur un territoire maritime donné. Durant ces deux périodes, la rivalité sans vainqueur entre puissances européennes menait chacune à se replier sur son propre empire pour en exploiter les ressources au maximum. Chacune imposait des tarifs aux biens étrangers pour favoriser ses propres producteurs. C’est-là le capitalisme monopolistique, dont nous constatons, selon Orain, le retour. Le blocage du trafic sur la mer Rouge par les rebelles Houtis est le signe d’un changement d’époque : les États-Unis ne sont plus capables d’exercer une domination mondiale sur les Océans et la Chine, qui a obtenu des rebelles une entente privilégiée, assure sa capacité à naviguer partout dans le monde soit par sa puissance militaire, soit par d’habiles négociations. La multiplication des actes de pirateries au cours des années 2000, de même que l’invasion des zones de pêches nationales par la Chine (incluses, avec les ressources pétrolières, dans les Zones économiques exclusives, ZEE) sont la preuve de l’incapacité des États-Unis à jouer le rôle d’hégémon naval.

Le commerce maritime militarisé

Le libre marché suppose la libre circulation des biens sur les mers. Ce vénérable moyen de transport qu’est le bateau est le seul à pouvoir transporter la masse colossale de biens que génère l’économie moderne. Aujourd’hui, 80% du volume des échanges mondiaux voyage par bateau. Le tonnage total de flotte international a presque doublé depuis 2010 et croit de 2 à 4% par année. À elle seule, la marine marchande chinoise a quintuplé depuis 2010. La taille des plus grands porte-conteneurs est passée de 200 mètres de long par 20 mètres de large en 1970 à 400 mètres de long par 61 mètres de large en 2019 [1]. Ces monstres ont une capacité de 22 000 « EVP » (unités équivalentes à un conteneur de 20 pieds). Si l’on mettait bout à bout tous ces conteneurs, ils formeraient une chaîne de 123 kilomètres de long!

Aussi bien Trump que la Chine s’inspirent d’un grand stratège américain du XIXe siècle, Alfred Mahan.  Orain résume deux « lois de Mahan » qui expliquent les stratégies les plus efficaces des empires monopolistiques.

La première loi dit ceci : trois faits expliquent l’histoire et la politique des peuples riverains, à savoir la production de biens, la navigation qui transportent ceux-ci et les colonies qui permettent la navigation. Cette loi dit essentiellement que l’économie se développe grâce à la navigation et que la navigation nécessite la possession d’un empire colonial. Voici maintenant la seconde loi : la marine militaire a son origine et sa finalité dans la marine marchande. Elle a pour but de la protéger, et elle provient essentiellement de celle-ci.

C’est dire qu’en fait une marine militaire est toujours d’abord une marine marchande à qui on a donné les moyens d’assurer sa propre sécurité pour que le commerce maritime ne soit pas entravé. Il n’y a pas de distinction nette entre la marine marchande et la marine militaire. Cela explique, selon Orain, que la marine chinoise a cru en proportion de sa production manufacturière (première loi) et que ses flottes militaires et commerciales sont de plus en plus intégrées les unes aux autres, ce qui porte à quatre le nombre de flottes chinoises dotées de capacités militaires : l’Armée populaire de libération, les garde-côtes, la milice de pêche et des transporteurs du même type que COSCO (China Ocean Shipping Company). Les navires commerciaux de COSCO participent maintenant à des exercices avec l’Armée populaire de libération. Certains de ses porte-conteneurs seraient maintenant équipés de lance-missiles. La Russie, Israël, l’Iran et les États-Unis auraient aussi des navires commerciaux ainsi équipés. Un colonel des US Marines, Mark Cancian, a écrit en 2020 un texte intitulé « Libérez les corsaires ! » dans lequel il propose de donner à des navires civils armés des « lettres de marque » les autorisant à attaquer des navires chinois pour limiter l’expansion de la marine chinoise. Il conclut le texte ainsi « […] en stratégie, comme ailleurs, tout ce qui est ancien sera à nouveau nouveau. » Un projet de loi allant en ce sens ce type a été rejeté par la Chambre des représentants américaine en 2022. Il semble toutefois que plusieurs pays soient tentés d’adopter ce genre de stratégie. Une puissance économique ne peut aujourd’hui se maintenir que grâce à une importante flotte commerciale et militaire. Or le développement d’une telle flotte demande non seulement des capacités matérielles de construction de bateaux, mais aussi la formation d’une culture maritime. La Chine l’a compris depuis longtemps. Les États-Unis, eux, accusent un retard de plus en plus grand à cet égard, tandis qu’un ancien hégémon, la Grande-Bretagne, voit ses capacités de développement naval freinées par le manque de relève dans ce domaine.

La concurrence, ennemie du capitalisme

Selon Orain le capitalisme a toujours oscillé entre deux options fondamentales : l’abondance et la puissance. La première s’obtient par le libre-échange, la seconde s’obtient par « un développement autocentré » qui donne la priorité à la production. Orain montre que la politique économique de Biden a choisi la deuxième option, soit donner la priorité à la production sur les consommateurs, autant par des investissements ciblés que par des tarifs. Il s’agirait là d’un idéal « autarcique » qui priorise la sécurité et qui, selon Orain, ne serait jamais loin d’une rhétorique belliqueuse. En Chine, le plan quinquennal de 2021 de Xi Jinping insisterait sur l’autosuffisance. L’idée commune aux États-Unis et à la Chine, de même qu’à l’extrême droite populiste et à la gauche souverainiste qui parlent toutes deux de rapatrier des emplois serait qu’« il n’y en aura pas pour tout le monde », c’est-à-dire que les ressources sont limitées. Chacun se tourne ainsi vers son territoire ou sa zone d’influence pour l’exploiter au maximum.

Contrairement à la théorie libre-échangiste encore promue par l’OMC, selon laquelle l’ouverture des marchés avantage toujours tout le monde, l’idée que les échanges internationaux sont un jeu à somme nulle s’impose de plus en plus. Ainsi, l’Allemagne défendait il y a quelques années encore le libre-échange, alors que cela profitait à ses exportations. Des voix s’y élèvent maintenant pour limiter le libre-échange, alors que ses exportations baissent, notamment parce que la Chine a acquis une bonne partie des technologies et du savoir-faire qui lui donnait un avantage [2]. L’Allemagne fait l’expérience du « choc chinois » que les États-Unis, la France et d’autres pays occidentaux ont vécu dans les années qui ont suivi l’entrée de la Chine dans l’OMC, en 2001. Le grand économiste Paul Krugman (prix Nobel d’économie en 2008) affirme maintenant que lui et les autres partisans du libre-échange se sont lourdement trompés à propos de la vague de libéralisation des années 1990-2000 : il en est résulté une hausse des inégalités, des destructions d’emplois et la « paix commerciale » promise ne s’est pas réalisée.

Les capitalistes forment ainsi des monopoles pour accroître leur force de négociation et leur emprise sur des marchés et des ressources. Orain présente une longue suite d’hommes d’États, d’économistes et d’entrepreneurs qui ont depuis des siècles défendu une telle approche. La liste, qui inclut entre autres le Cardinal de Richelieu et Jospeh Schumpeter, se termine avec Peter Thiel.

Le rejet de l’objectif de libre-échange pour celui de la puissance conduit à ce que Orain appelle un capitalisme de la finitude. Il est fondé sur l’idée que « l’union fait la force ». Les capitalistes forment ainsi des monopoles pour accroître leur force de négociation et leur emprise sur des marchés et des ressources. Orain présente une longue suite d’hommes d’États, d’économistes et d’entrepreneurs qui ont depuis des siècles défendu une telle approche. La liste, qui inclut entre autres le Cardinal de Richelieu et Jospeh Schumpeter, se termine avec Peter Thiel, entrepreneur germano-américain qui a fait fortune avec le numérique et le big data, et qui est notamment le mentor de l’actuel vice-président des États-Unis, J.D. Vance. Dans son livre de 2014 De zéro à un, comment construire le futur (Zero to One: Notes on Startups, or How to Build the Future), Thiel développe l’idée que le capitalisme et la concurrence sont opposés. Seuls les monopoles sont selon lui des moteurs d’investissements et d’innovation, puisqu’ils sont à la fois mus puissamment par la perspective de profits immenses et dotés de moyens financiers énormes pour investir. Thiel promeut selon Orain une idéologie d’extrême droite antidémocratique et anticoncurrentielle qui vise à effacer la frontière entre l’État et les entreprises privées. Il s’agit d’abolir les lois antitrust pour que des monopoles privés puissent s’allier au Pentagone pour rivaliser avec l’État chinois, qui a lui-même recours à une telle alliance. Les lois européennes en matière de numérique et de réseaux sociaux seraient ainsi un obstacle à une politique de puissance essentielle pour se défendre contre la Chine. Thiel est ainsi celui qui définit le plus clairement le capitalisme de la finitude qui se structure comme une lutte du « nous » contre le « eux ». En lisant Orain, on ne peut s’empêcher de penser que, lorsque J.D. Vance a sermonné les États européens lors de la conférence de Munich au nom de la liberté, son intention était surtout de soutenir la liberté des grandes firmes du numérique et de l’intelligence artificielle contre toute réglementation étatique, suivant en cela les idées directrices de Thiel.

Le capitalisme contre le marché

Aux deux types de capitalisme correspondent selon Orain deux types de mondialisation. Morris Chang, ancien vice-président de Texas Instruments et fondateur de TSMC, fabricant taïwanais de puces électroniques, décrit ainsi les différences de fonctionnement de chacun : l’un oriente principalement le flux des marchandises par les mécanismes de marché libre, l’autre par des considérations stratégiques et politiques. Cette seconde mondialisation est celle du capitalisme de la finitude. Les instruments utilisés pour échapper au libre marché sont les échanges orientés entre pays amis ou vassaux, les monopoles et les cartels. Ces instruments sont encadrés par un système juridique approprié, soit des droits de douane, des chartes, des subventions et des interdictions, de même que par la coercition, qui peut aller jusqu’à la violence. Tout cela s’insère dans un système de « silos impériaux », dans lequel un État commerce prioritairement avec ses colonies ou ses amis. Ce système repose avant tout sur le droit et sur les forces navales : il s’agit toujours d’échanger sans frais dans une zone maritime militairement protégée. Ces silos ont entre autres pris la forme de « L’exclusif » (XVIe siècle) ou du « Pacte colonial » (XIXe siècle). Les principales puissances européennes ont toutes eu leur silo, suivis en cela par les États-Unis. Après des hauts et des bas, les silos impériaux européens se seraient reconstitués et renforcés à la faveur du protectionnisme des années 1930. Le GATT (1947), la décolonisation, puis l’OMC (1995) y ont mis fin. Orain constate toutefois, aujourd’hui « la mort clinique de l’OMC », suite à la première élection de Trump et à une poursuite dans le même sens par Biden, de même qu’une réduction des accords de libre-échange à des zones limitées. Le commerce mondial s’effectue désormais grâce à des accords bilatéraux. La vision économique des promoteurs du Brexit triomphe. La Chine va en ce sens en 2020 en signant le « Partenariat économique régional global » avec quinze pays d’Asie et du Pacifique, incluant l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Orain considère que cette entente constitue un véritable silo chinois. Les « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative (BRI) étendent quant à elle un autre silo, à l’ouest de la Chine, silo aussi bien maritime que terrestre, qui concerne 150 pays (!) Orain considère la Russie comme un vassal de la Chine, qui doit notamment l’approvisionner avec les terres rares de l’Ukraine.

Selon The Economist (2016), depuis 2008, il se produit aux États-Unis « l’une des plus grandes opérations de concentration de l’histoire de ce pays », aussi bien avec les GAFAM, Walmart, ou encore quelques géants qui se partagent des secteurs comme la viande, les sodas ou les produits et services pharmaceutiques et hospitaliers. Les États-Unis seraient en train de devenir une « autocratie économique ». La situation est similaire en Russie et en Inde. Seule l’Union européenne croit encore vivre dans un monde néo-libéral. Partout dans le monde, la croissance des monopoles mène à forme de commerce militarisé, sur le modèle des anciens convois maritimes armés. Les intérêts des États s’alignent sur ceux de leurs plus grandes compagnies privées. L’argent public est mis au service de celles-ci, qui en retour doivent favoriser la puissance des États. La quête de puissance du capitalisme de la finitude culmine ainsi dans une certaine fusion de l’économique et du politique : États et entreprises monopolistiques ont tellement besoin les uns des autres que la démarcation entre eux devient floue.

La souveraineté des marchands

En 2018, Zuckerberg déclarait ceci, dans un élan de sincérité : « À bien des égards, Facebook ressemble davantage à un gouvernement qu’à une entreprise traditionnelle ». Selon Orain certaines grandes entreprises sont devenues des « firmes souveraines » qui, plus elles sont étatiques, plus elles deviennent capables d’extraire des revenus de rente plutôt que de profit, c’est-à-dire d’un revenu obtenu sur la simple possession d’un patrimoine, sans qu’un travail ou une activité soit nécessaire.  Selon Orain, la firme souveraine a déjà existé dans le passé, et est généralement liée au « capitalisme d’entrepôt » dans lequel les marchands prennent le contrôle des chaînes de production. Le capitalisme d’entrepôt est constitutif du capitalisme de la finitude : les entrepôts deviennent les points centraux des empires, vers lesquels convergent les convois, c’est-à-dire les navires commerciaux armés ou protégés par les forces navales. Les constructions d’entrepôts géants en Europe (plus de 100 000 mètres carrés) se sont accélérées depuis. Le pouvoir des producteurs et des fabricants décroit, notamment face au géant Amazon. Cela est l’aboutissement du néo-libéralisme, qui se supprime ainsi lui-même du fait de la concentration du capital aux mains des marchands. Les tensions géopolitiques entre les silos (Chine et États-Unis) imposent une multiplication des entrepôts permettant à chaque empire de sécuriser son stockage.

La souveraineté éclate aujourd’hui, selon Orain. Les monopoles technologiques chinois et américains ont donné naissance à des « compagnies-États ». Le Département américain de la défense entretiendrait ainsi des liens étroits avec des agences de renseignements et des firmes de haute technologie privées. Par ses subventions, l’État américain a contribué à l’extension tentaculaire de ces entreprises. Les câbles sous-marins pour Internet, les satellites Starlink d’Elon Musk, les grands ports commerciaux sont autant d’infrastructures cruciales pour la puissance de l’État qui sont contrôlées par des entreprises privées. L’Union européenne en a pris note, et entretient maintenant une représentation diplomatique permanente dans la Silicon Valley, dont les firmes sont de facto devenues des acteurs géopolitiques avec lesquels il faut compter. Ces compagnies ne sont pas toujours alignées sur les États-Unis, puisqu’elles cherchent à conserver de bonnes relations d’affaires avec la Chine. Certains juristes parlent ainsi de « souveraineté fonctionnelle » pour ces entreprises, dont certaines interviennent même dans le domaine régalien par excellence, la guerre (interventions de Starlink et d’autres entreprises, comme Microsoft, dans la guerre en Ukraine, en faveur de celle-ci). Elles font les marchés elles-mêmes, y imposent un contrôle réglementaire et aspirent à remplacer de plus en plus de rôles gouvernementaux. Elles tendent ainsi à échapper de plus en plus au contrôle des États. Les revenus de rente leur donnent les moyens et les motifs d’être de moins en moins des marchands, et de plus en plus des entités priorisant le pouvoir, la souveraineté. Le droit et la force coercitive deviennent les principaux moyens d’augmenter leurs revenus par la gestion de leurs actifs (technologies, propriétés intellectuelles, immobilier, ressources naturelles, etc.) Orain reprend la définition de la rente donnée par le géographe Brett Christophers : « revenu tiré de la propriété, de la possession ou du contrôle d’actifs rares dans des conditions de concurrence limitée ou inexistante ».

L’éternel retour des empires « ressources »

Pour les trumpistes, les pays étrangers sont tous de mauvais gestionnaires de leurs ressources. Pour faire cesser le gaspillage et la sous-valorisation, il faudrait que les États-Unis en prennent le contrôle. C’est-là un vieux prétexte colonialiste. La fin du libre-échange mondial pousse les puissances à vouloir contrôler leurs sources de richesses entièrement, à commencer par les ressources naturelles.

Pour les trumpistes, les pays étrangers sont tous de mauvais gestionnaires de leurs ressources. Pour faire cesser le gaspillage et la sous-valorisation, il faudrait que les États-Unis en prennent le contrôle. C’est-là un vieux prétexte colonialiste. La fin du libre-échange mondial pousse les puissances à vouloir contrôler leurs sources de richesses entièrement, à commencer par les ressources naturelles.

Orain reprend du géographe Georg Borgström le concept de « superficies fantômes » (ghost acreage), soit, pour un pays donné, la superficie de terres agricoles qui serait nécessaire sur son territoire pour produire l’énergie alimentaire qu’il prélève ailleurs. À cause de la surconsommation, les superficies fantômes des pays riches s’agrandissent. Voilà sans doute la cause ultime du capitalisme de la finitude et de la lutte pour les zones maritimes nécessaire au transport des biens consommés. Une « ruée vers la terre » (land rush) ou « accaparement des terres » (land grab) se produit depuis une quinzaine d’années dans le monde. Des entreprises souvent basées dans des paradis fiscaux achètent des terres agricoles partout dans le monde. Les investisseurs seraient surtout originaires des États-Unis, de la Chine, des Émirats arabes unis, de Grande-Bretagne, du Brésil et de Malaisie. Les dix principaux pays visés seraient l’Indonésie, l’Ukraine, la Russie, le Brésil, la Papouasie, l’Argentine, les Philippines, l’Éthiopie, le Myanmar, le Sud-Soudan et le Ghana. Des compagnies chinoises, par exemple, acquièrent des chaînes complètes de production et de commerce agricoles, afin de les contrôler entièrement au bénéfice de la sécurité alimentaire de la Chine. De telles pratiques ont été qualifiée de « mercantilisme agrosécuritaire » et mènent à une véritable recolonisation. Plusieurs facteurs contribuent à intensifier ce processus : la variabilité de l’offre de produits agricoles en raison des changements climatiques, la stagnation et même la baisse des rendements agricoles en raison de la dégradation de la nature et la hausse de la consommation de protéines dans le monde. Il s’en suit une reprimarisation de pays comme le Brésil et l’Afrique du sud. La Chine a ainsi nui au secteur manufacturier de nombreux pays sud-américains en les inondant de produits textiles à bas prix. La course aux terres rares a le même effet sur de nombreux pays, incluant le Canada. Chaque bloc de puissance cherche à accaparer les ressources avant les autres.

Conclusion et discussion

La fermeture des océans est l’effet du retour du capitalisme monopolistique, qui est un capitalisme de la finitude. L’apparition de navires de commerce armés s’inscrit dans une intégration profonde du commerce maritime et de la puissance militaire, résumée par les deux lois de Mahan. Si on quitte un instant la navigation des océans pour celle du numérique, on découvre une idéologie libertarienne comme celle de Peter Thiel qui promeut la liberté des monopoles privés face aux États, qui est une liberté d’étouffer toute concurrence. Il en résulte une mondialisation des silos impériaux qui intègrent tous les processus économiques, de l’extraction des ressources, à leur transformation, leur transport et leur vente. Dans ces silos, les monopoles privés tendent à devenir des entités souveraines quasi étatiques qui s’allient avec des États souverains. Ces monopoles souverains sont engagés dans une recolonisation du monde, qui provoque un retour pour certains pays émergents à une économie primaire. Le capitalisme de la finitude est en définitive un « mercantilisme agrosécuritaire ».

Selon Orain, la quête d’autarcie économique est le motif dominant de notre époque. Je pense que l’une des grandes leçons à tirer de l’ouvrage de Orain est qu’aussi bien Biden que Trump ont poursuivi une politique plutôt monopolistique que libre-échangiste. Le caractère théâtral et franchement absurde des décisions de Trump en la matière est plutôt une tentative de donner une impression de nouveauté qu’une nouveauté réelle. La politique du premier mandat de Trump, poursuivie par Biden, et poussée à l’absurde dans le second mandat de Trump est à l’origine une réaction au dérèglement du libre-échange mondial par la Chine, qui n’a jamais hésité à mettre la puissance de son État stalinien au service de son économie, pour en retour augmenter sa puissance politique par sa richesse. La Chine a réussi à arraisonner le capitalisme mondial par la puissance de son État. Cet arraisonnement est plus difficile à réaliser pour les États démocratiques : ils sont moins de levier pour contrôler les monopoles privés, qui ne se privent pas d’entretenir un double jeu entre l’Occident et la Chine.

Selon Orain, les deux seules options rationnelles aujourd’hui, en Europe, sont soit une politique écologiste et de justice sociale « modérée », accompagnée d’un renforcement de l’Union européenne ou une politique écologiste « radicale ». Orain favorise la seconde. Il s’agirait de chercher l’autarcie par la réduction de la consommation, qui libèrerait les Européens de leur dépendance à l’étranger. Selon lui, l’extrême droite populiste ne comprend rien à l’économie : il lui faudrait plutôt, pour être cohérente avec ses prémisses nationalistes, renforcer l’intégration économique de l’Union européenne. Les États-nations, selon Orain, ne peuvent que devenir des vassaux des empires.  Pour lui, deux dichotomies épuisent l’ensemble des possibilités politiques : l’opposition entre le néolibéralisme et l’impérialisme xénophobe (Trump, Poutine, Le Pen), d’une part, et, d’autre part, celle entre un fédéralisme centralisateur dans l’Union européenne et l’écologie sociale. Le fait qu’il ne donne aucune précision sur la structure politique de cette option écologiste la rend peu crédible. Paradoxalement, Orain consacre tout un livre à la politisation de l’économie pour, en définitive, ignorer la politique elle-même et tout ce qu’elle rend possible. Il déclare en passant que le mode de vie occidental qui mène à la surconsommation, sans s’arrêter sur les mécanismes politiques qui rendent possible de telles constructions, qui ne sont certainement pas facile à déconstruire.

La voie qu’Orain juge non idéale, mais plus facile à réaliser est celle d’une intégration accrue de l’Union européenne et dont il formule ainsi les grandes lignes: intégration économique avancée, marine de guerre européenne, nationalisations, monopoles privés.  Ne faudrait-il pas parler d’impérialisme européen? Il est à peu près certain, toutefois, que cela ne se fera pas. En effet, les intérêts économiques des nations européennes sont trop diversifiés. Chaque pays défend ses intérêts et sa propre souveraineté. Il est difficile de convaincre les dirigeants d’un État d’affaiblir la machine de pouvoir qu’ils ont entre les mains. De plus, les peuples sont attachés à leur identité plus que jamais. Toutefois, si une armée européenne est une utopie, une « Europe hérisson », elle, est possible, pour reprendre une expression d’Hubert Védrine), c’est-à-dire une Europe des nations qui a retrouvé le sens de ses responsabilités en matière de défense [3]. Elle peut-être déjà en train de prendre forme, comme on le voit, en mars 2025, avec le nouveau plan de 800 milliards d’Euros de l’Union européenne pour la défense [4] et avec la rencontre de Paris réunissant une trentaine d’États qui s’est conclue par l’annonce d’une « force de réassurance » pour l’Ukraine [5].

Tout cela montre la réalité d’une voie oubliée par Orain : l’internationalisme, les alliances entre États-nations. Pour Orain, le « souverainisme » est le populisme d’extrême droite isolationniste. Associer le souverainisme à l’extrême droite est un lieu commun du néo-libéralisme que les gauchistes auraient tout intérêt à ne pas lui emprunter. En effet, le début du XXIe siècle n’est pas seulement celui du retour des empires, mais aussi celui du retour des nations, dont le nombre s’est multiplié après l’effondrement de l’Union soviétique. Or les États-nations ont besoin les uns des autres pour résister aux empires. Comme l’enseigne le sage Thucydide, il n’y a de justice qu’entre égaux. Cela veut dire, aujourd’hui, que les États-nations ne peuvent attendre de justice des empires, mais qu’ils peuvent en attendre d’autres États-nations. Cela est au moins possible dans certaines conditions, lorsque des échanges mutuellement bénéfiques sont possibles. L’écologie et l’humanitarisme n’ont d’avenir qu’à la condition que des États-nations nouent des alliances militaires et économiques qui leur permettent de demeurer souverains. La France, le Royaume-Uni sont les deux grandes nations à la fois démocratiques, riches et dotées de l’arme nucléaire. L’Allemagne et le Japon se réarment. Ces deux démocraties qui ont conservé leur puissance industrielle sont appelées à jouer un rôle névralgique pour que le monde libre soit capable de tenir tête aux empires.

Les nations démocratiques devront apprendre à nouer des alliances circonstancielles avec des États puissants, comme l’Inde et la Turquie, qui ont l’arme nucléaire et un relatif accès aux océans. Ce sont des puissances opportunistes, qui collaborent tantôt avec l’occident démocratique, et tantôt avec la Chine. On ne peut nouer avec elles des relations entièrement dignes de confiance, mais on peut à tout le moins être sûr qu’elles feront tout pour limiter assez la puissance des empires pour préserver leur propre autonomie. La collaboration entre les États-Unis, la France, l’Inde, le Japon et l’Australie et huit autres pays qui ont tenu ensemble en 2023 des exercices de leurs forces navales pour montrer leur capacité de faire face à la Chine est un bon exemple de ce que les nations peuvent faire pour conserver des voies maritimes relativement libres [6]. Si les États-Unis se désengagent de telles collaborations, les autres États peuvent les entretenir et même les intensifier. Il y a donc une alternative au libre-échange mondial et aux silos impériaux.

Des petites nations tentent de conserver ou d’acquérir leur souveraineté, ou simplement de continuer à exister : Taïwan, l’Ukraine, la Palestine, le Groenland, le Panama. Faire preuve de solidarité avec elles est en ce moment un test pour la justice : préserver des relations entre États souverains non fondés sur la force, mais sur le droit. L’idée de droit international ne peut subsister sans solidarité internationale. Le Canada est une de ces petites nations. Sa seule chance de survie est le droit, non la force. Il lui faudra retrouver la politique internationale qu’il a perdue depuis longtemps. L’ouvrage d’Orain permet de penser que les enjeux auxquels il fait face sont la protection de ses ressources contre les appropriations étrangères (Chine, USA), le contrôle de ses eaux territoriales et de ses voies navigables de même que de ses ressources énergétiques. Un tabou devrait être levé : celui de la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie. Quant au Québec, peut-il se fier au Canada pour le protéger et pour nouer les alliances internationales nécessaires pour résister à l’impérialisme? Le spectacle des petites nations prêtes à affronter toutes les tempêtes pour exister pourrait-il réveiller la conscience des Québécois à qui on demande d’abandonner leur souveraineté pour protéger celle du Canada?

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