Les idées politiques de Saint-Simon

Gaston Boissier
CHAPITRE IV

Cependant tout espoir n'était pas perdu pour Saint-Simon, il lui restait l'amitié du duc d'Orléans, qui allait être régent du royaume, et auquel il venait précisément de rendre un de ces services qui ne peuvent pas s'oublier. La mort de Monseigneur, du Dauphin et de la Dauphine, du duc de Bretagne, du duc de Berry, survenant coup sur coup, avait causé une sorte de terreur dans le public. On croyait à des crimes, et l'on accusait naturellement celui qui devait en profiter. Ce fut un déchaînement général contre le duc d'Orléans; le peuple le huait lorsqu'il traversait Paris, les courtisans s'écartaient de lui quand il paraissait à Versailles. Seul, ou presque seul, Saint-Simon osa braver cette sorte « d'excommunication civile» et il affecta de se montrer plus souvent avec le prince, depuis que tout le monde l'abandonnait. Il était évident que le duc d'Orléans se souviendrait de cette conduite, et que, dès qu'il serait devenu le maître, il donnerait à un ami si dévoué quelque part dans les affaires.

Saint-Simon allait donc se trouver en mesure d'appliquer les projets de réformes politiques dont il était depuis si longtemps occupé. Avant qu'il essaie de les faire prévaloir dans les conseils du gouvernement, il convient que nous cherchions à les connaître et à les juger.

Rien ne nous est plus facile, car il n'en a jamais fait mystère; non content d'en exposer les grandes lignes dans ses Mémoires, et d'en développer des parties détaillées dans les notes que contiennent ses papiers inédits, il a consacré tout un ouvrage à nous les présenter dans leur ensemble. Cet ouvrage, l'un des plus soignés qu'il ait écrits, et d'où il a pris la peine de bannir, ce qui est rare chez lui, toute digression inutile, a été retrouvé à la Bibliothèque Nationale, et publié par M. Paul Mesnard. Le manuscrit n'est pas signé et « les projets de gouvernement» qu'il renferme sont mis sous le nom du duc de Bourgogne; mais l'auteur s'y révèle à chaque ligne, et il est impossible de douter que ce ne soit Saint-Simon. Non seulement c'est lui qui a tenu la plume, mais il a prêté très souvent ses idées au prince. Le duc de Bourgogne était mort quand l'ouvrage fut écrit; il ne pouvait plus réclamer. D'ailleurs nous savons qu'il était d'accord dans les points principaux avec Saint-Simon; c'était assez pour que Saint-Simon laissât croire qu'ils s'entendaient sur tout et se permit de couvrir toutes ses opinions de cette grande autorité. Nous sommes donc sûrs d'avoir dans ce livre tout son système; il nous suffira pour le faire connaître d'en détacher les parties les plus importantes en les éclairant par les Mémoires, qui en sont le commentaire perpétuel.

Il nous a très agréablement raconté comment le hasard amena un jour le duc de Chevreuse et lui à se faire mutuellement confidence des plans qu'ils avaient faits l'un et l'autre pour gouverner l'État. C'était un personnage fort singulier et tout à fait chimérique que le duc de Chevreuse, quoiqu'il fût ce que nous appellerions aujourd'hui un ministre sans portefeuille, c'est-à-dire qu'il entrât dans le conseil sans avoir des attributions précises. Eu tant que ministre, il servait fidèlement l'ordre établi, et aurait regardé comme un crime de rien changer aux vieilles routines; mais, dans son cabinet, il reprenait sa liberté; il devenait audacieux, novateur; il n'hésitait pas à modifier les institutions les plus vénérables, et refaisait l'État entre quatre murs, sans que jamais il en transpirât rien au dehors. Un jour pourtant qu'il se trouvait chez le duc de Saint-Simon, et seul avec lui, il se laissa aller à dire un mot de quelques-uns de ces projets qu'il édifiait en cachette. Pendant qu'il parlait — il savait qu'il parlait bien et naturellement il aimait beaucoup à parler, — Saint-Simon éprouvait une surprise qu'il ne pouvait pas dissimuler. Le duc de Chevreuse s'en aperçut et le pressa de lui en dire la cause. Pour toute réponse, Saint-Simon prit une clef dans sa poche, ouvrit une petite armoire et en tira trois cahiers qu'il présenta à son interlocuteur. Lui aussi, nous l'avons vu, faisait à ses heures des plans de gouvernement et les jetait sur le papier « pour se soulager». Cette fois, ce fut le tour du duc de Chevreuse d'être surpris. À mesure qu'il lisait, il s'apercevait que les plans de Saint-Simon étaient tout à fait semblables aux siens: les deux réformateurs s'étaient rencontrés sans s'être entendus.

Il y a quelques conséquences à tirer de cette anecdote, qui ne sont pas sans intérêt. Elle montre d'abord qu'à ce moment on s'occupait de divers côtés à réformer l'État. Tant que le Roi fut heureux, son gouvernement parut irréprochable; personne n'aurait voulu que rien y fût modifié. On le jugeait plus sévèrement depuis que la fortune était contraire; les malheurs publics y faisaient découvrir des défauts dont on ne s'était pas encore avisé, et l'on cherchait le moyen de les corriger. Ce qui est à remarquer, c'est que ces recherches aboutissaient souvent à des résultats semblables. Non seulement Saint-Simon et Chevreuse, comme nous venons de le voir, mais des esprits très différents, partis de principes fort opposés, Fénelon, l'abbé de Saint-Pierre, dans les réformes qu'ils proposaient, s'entendaient pour l'essentiel. Cette ressemblance, qui peut d'abord paraître étonnante, s'explique pourtant sans trop de peine: on avait recours aux mêmes remèdes, parce qu'on souffrait du même mal. Les réformateurs différaient les uns des autres dans ce que leurs systèmes avaient de chimérique, chacun ayant sa chimère à soi. Ils étaient d'accord quand il s'agissait de guérir les maladies dont on se sentait réellement atteint. Par exemple, l'abus que Louis XIV avait fait du pouvoir absolu en avait montré les dangers à tout le monde; aussi tout le monde était-il d'avis qu'il ne fallait plus laisser au Roi une puissance sans limite. Voilà pourquoi la convocation des États généraux se retrouve dans tous les programmes. Tantôt on les réunit une fois par an, tantôt tous les cinq ans seulement; on étend leur compétence ou on la diminue; on imagine des modes très différents de les nommer, qui les rendront plus indépendants ou les mettront davantage dans les mains du Roi; mais partout on leur fait une place, plus petite ou plus grande, dans le gouvernement du royaume, et on les charge de contrôler et de contenir l'autorité royale. Cette autorité, depuis Louis XIV, s'était incarnée dans les ministres. Les quatre secrétaires d'État, de la guerre, de la marine, de la maison du Roi, et des affaires étrangères, avec le contrôleur général des finances, par les mains desquels passait le pouvoir souverain, étaient devenus odieux. On les rendait responsables des mesures qu'ils exécutaient et qu'on les soupçonnait d'avoir suggérées. «C'étaient les cinq Rois de France, qui exerçaient la tyrannie, sous le nom du Roi véritable, et souvent à son insu.»

Aussi sont-ils partout supprimés et remplacés par des conseils qui doivent contenir les gens les plus distingués et les plus importants du royaume.

Mais il ne faut pas être tout à fait dupe de ces ressemblances. On s'aperçoit, quand on regarde de près, que ces projets, qui paraissent d'abord se copier les uns les autres, sont souvent conçus dans un esprit très différent. Chacun des réformateurs, sous le couvert du bien public, a ses vues propres et poursuit un but particulier. Saint-Simon, pour ne parler que de lui, ne songe qu'aux intérêts de la noblesse. C'est pour elle seule qu'il travaille, et il lui paraît qu'il suffit qu'elle soit satisfaite pour que tout l'État soit heureux. Il la traite avec tant de complaisance, il partage si complètement ses illusions, ses préjugés, qu'on éprouve plus d'une fois quelque impatience à le lire. On lui en veut des petitesses auxquelles il ne peut se soustraire quand il s'agit des privilèges de la naissance. Rien n'est plus comique que de le voir se dresser dans sa petite taille, lorsqu'il nous dit, en parlant de lui: « un homme de ma sorte». Il a de temps en temps, à propos des vilains et de la canaille, de ces impertinences de langage qui conviendraient mieux à quelqu'un de ces sots de qualité, dont il nous a fait le portrait, qu'à un homme d'esprit comme lui. Il n'est tendre « aux gens de rien» qu'à la condition qu'ils se souviennent de leur naissance et qu'ils gardent devant les grands seigneurs une attitude respectueuse. Valincourt, le conseiller du comte de Toulouse, le successeur de Racine à l'Académie française, lui plaît beaucoup, « parce qu'il se tient toujours à sa place». Ce qu'il prise le plus chez Catinat, ce n'est pas d'avoir gagné des batailles, d'être un brave et un sage, c'est « de n'avoir jamais oublié le peu qu'il était». Parlez-moi de Gourville, un fort habile homme, qui avait su ramasser une très grosse fortune, qui était considéré du Roi, ménagé par les ministres; il avait épousé en secret une des sœurs du duc de la Rochefoucauld, dont il était l'intendant, et il se tenait toujours respectueusement devant elle, comme un ancien domestique de la maison. Voilà comment il faut être! Au contraire, il se fâche contre Vauban, dont il a parlé ailleurs avec tant d'admiration, parce qu'il s'est laissé nommer chevalier des ordres du Roi. Il était de trop petite noblesse pour un tel honneur: « rien de si court, de si plat, de si mince». Et Du Casse, le vaillant chef d'escadre, dont il nous dit: « C'était un des meilleurs citoyens et l'un des meilleurs et des plus généreux hommes que j'aie connus», il ne lui pardonne pas d'avoir accepté la Toison d'or du roi d'Espagne. La Toison d'or, que Saint-Simon a portée, n'était pas faite pour le fils d'un petit charcutier, qui vendait des jambons à Bayonne. Il est vrai que son bon sens semble le reprendre aussitôt, et qu'il ajoute ce trait charmant: « Il mourut en ce même temps un homme de meilleure maison, mais d'un mérite qui se serait borné aux jambons, s'il fût né d'un père qui en eût vendu: ce fut le comte de Brionne». — Villars avait sauvé la France à Denain, traité avec les ennemis à Rastadt et à Bade; mais il était petit-fils d'un greffier de Condrieu, et Saint-Simon ne peut comprendre qu'on l'ait fait son collègue dans la pairie. «Personne, dit-il, n'a senti plus vivement que moi la honte que nous avons reçue quand il a été fait duc et pair. J'en ai été malade de honte et de dépit.»

On sent ici un accent particulier de colère. Saint-Simon est piqué au vif: il s'agit de la duché-pairie! il voulait qu'il y eût une hiérarchie dans la nation, et que la noblesse fût mise à part et au-dessus du reste; mais il en veut une aussi dans la noblesse. « L'égalité qui confond le noble avec le gentilhomme, et le gentilhomme avec le seigneur», lui paraît de la dernière injustice, et le défaut de gradation « une cause prochaine et destructive d'un royaume tout militaire». Pour les emplois ordinaires, il demande que les nobles soient préférés aux roturiers; mais il réserve aux grands seigneurs les plus hautes fonctions. Les ducs et pairs lui semblent nés pour gouverner l'État conjointement avec le Roi; et ce qu'il y a d'original dans son système, c'est qu'il fait de cette prétention un droit positif, et qu'il croit pouvoir l'appuyer sur l'histoire et les constitutions mêmes de la France.

On ne discutait guère à ce moment les questions théoriques de l'origine et des limites de l'autorité souveraine. On laissait en repos ces droits des rois et des peuples qui, au dire de Retz, « ne s'accordent jamais si bien que dans le silence». Bossuet et Jurieu y avaient touché dans leurs violentes polémiques, le ministre protestant soutenant la souveraineté populaire et l'évêque le pouvoir absolu des rois; mais la querelle, vigoureusement menée des deux côtés, était restée dans le domaine de la théologie. Vers la fin du règne de Louis XIV, un incident imprévu la jeta tout d'un coup dans les faits. En 1712, les Anglais étaient décidés à faire la paix, mais ils voulaient être certains que les couronnes de France et d'Espagne ne seraient jamais réunies sur la même tête. Ils exigeaient, pour plus de sûreté, que la renonciation des princes français fût sanctionnée par la nation même et qu'elle se fit garante de leur parole. Mais en France qui représentait la nation? le Roi disait que c'était lui; d'autres attribuaient ce rôle aux États généraux, et les Anglais étaient fort tentés de les croire. Saint-Simon soutint une opinion intermédiaire. Pour lui, le Roi représente bien l'État, mais à la condition d'être entouré de ses pairs, qui sont ses assesseurs et ses conseillers nés. Seul, il ne possède pas le pouvoir législatif et constitutif en sa plénitude. Quand survient une circonstance grave, dans ce que Saint-Simon appelle les grandes sanctions du royaume, il faut qu'il soit assisté des pairs pour que ses décisions soient valables. Il est même arrivé qu'en l'absence du Roi ils ont tenu sa place; l'histoire montre qu'ils ont résolu de graves questions d'où dépendait le sort de la monarchie: n'est-ce pas eux qui ont confié la régence à Philippe le Long, puis à Philippe de Valois? De là il conclut que les ducs et pairs sont de naissance les collaborateurs du Roi et qu'il convient qu'ils aient part à la puissance souveraine.

Mais pour que le raisonnement de Saint-Simon fût juste, il fallait d'abord établir que les pairs de son temps ressemblaient à ceux d'autrefois. Ils ne pouvaient réclamer les mêmes prérogatives que s'ils occupaient la même situation dans le royaume. Par malheur, bien des choses s'étaient passées depuis quatre ou cinq siècles. Les grands feudataires des Capétiens et des Valois n'existaient plus, et ceux qui leur avaient succédé ne les remplaçaient pas. Les ducs de 1712 étaient des créatures des derniers rois, qui devaient le plus souvent leur fortune à des services obscurs ou même à des complaisances coupables. Il n'y avait rien chez eux qui rappelât les pairs de Charlemagne ou les grands vassaux de Philippe Auguste.

Il faut dire du reste que Saint-Simon, qui remontait au moyen âge pour autoriser ses prétentions, ne voulait pas en réalité qu'on y revint. Ce défenseur de la noblesse n'était pas un partisan forcené du régime féodal; au contraire, il félicite Richelieu « d'avoir abattu l'autorité des grands qui balançait et obscurcissait celle du Roi et de les avoir réduits à leur juste mesure d'honneur et de distinction». Que réclamait-il donc pour eux? rien qui ne fût compatible avec la sécurité du royaume, qu'il ne veut pas compromettre, et la puissance du Roi, qu'il n'entend pas diminuer. Louis XIV les avait systématiquement exclus des ministères, pour y appeler des bourgeois dont il se sentait plus complètement le maître. « Il était important, dit-il dans ses Mémoires, que le public connût par le rang de ceux dont je me servais que je n'étais pas en dessein de partager avec eux mon autorité, et qu'eux-mêmes sachant ce qu'ils étaient ne conçussent pas de plus hautes espérances que celles que je leur voudrais donner.» Saint-Simon demande que les ministères soient rendus aux grands seigneurs. Dans les conseils qu'il institue, et qui héritent du pouvoir des secrétaires d'État, il leur fait une grande place. Trois de ces conseils doivent être présidés par un duc et pair; à propos du plus important de tous, le conseil d'État, il stipule qu'« il sera composé du Roi et de cinq membres, dont aucun ne sera de robe, ni de plume, et n'en aura jamais été».

Nous voyons percer ici les rancunes de Saint-Simon: il n'a pas de plus mortels ennemis que les « gens de robe et de plume». Ce sont eux en effet qui ont dépouillé les « gens d'épée», et pris leur place. Sous le régime nouveau, l'on ne peut arriver à rien, si l'on n'a d'abord porté le rabat. C'est dans la robe que sont pris les intendants, c'est-à-dire les tyrans des provinces, et les ministres, c'est-à-dire les rois véritables de la France; même les ministères de la guerre et de la marine, qui semblent réclamer des hommes spéciaux, sont aux mains de gens de robe: voilà ce qui met Saint-Simon hors de lui. Pour se venger d'eux, il fait leur histoire et rappelle d'où ils sont partis. Il montre, dans les anciens parlements du royaume, les légistes de saint Louis, assis sur de petits bancs, juste à la hauteur des pieds des barons, opinant à genoux, ne parlant qu'à l'oreille du seigneur, pour le conseiller, d'où leur est venu le nom qu'ils portent. Toutes les fois que Saint-Simon songe à ce petit banc et à cette humble attitude — et il y revient sans cesse, — on sent que sa joie déborde. Mais le temps de ces humiliations est passé; ils se sont faits peu à peu les maîtres. Leur petit banc s'est élevé jusqu'à devenir un siège fleurdelisé, d'où ils regardent les ducs et pairs en face. C'est peu de les égaler, ces petits bourgeois les bravent et les insultent. Quand les présidents du parlement demandent l'avis des princes du sang, ils se découvrent; lorsqu'ils s'adressent aux ducs et pairs, ils gardent leur bonnet sur la tête: c'est ce que Saint-Simon appelle « l'usurpation énorme du bonnet». Ah! ce bonnet, que d'amertumes il a jeté dans la vie de Saint-Simon! sa pensée ne s'en détache jamais: c'était peut-être une impertinence, il en fait un crime; il en est obsédé même aux moments les plus graves, et aucun autre intérêt ne peut l'en distraire. Dans la fameuse séance du parlement où le testament de Louis XIV fut cassé, pendant qu'on agitait les questions politiques les plus importantes, un assistant rapporte qu'on entendit tout à coup « une petite voix» qui interpellait le Régent. Cette petite voix était celle de Saint-Simon, qui n'avait pu s'empêcher de se plaindre « de l'usurpation du bonnet», et qui demandait qu'on prît acte de la protestation des ducs et pairs. L'occasion, il faut l'avouer, n'était pas bien choisie, et l'on avait autre chose à faire que de s'occuper des protestations de Saint-Simon; mais lui ne trouvait pas qu'il y eût rien de plus grave au monde que ce qui concernait sa naissance et ses privilèges. C'était le grand intérêt de sa vie; il y avait mis toute son âme. « Ma passion la plus vive et la plus chère, dit-il, est celle de ma dignité et de mon rang. Ma fortune ne va que bien loin après, et je la sacrifierais et présente et future avec transport de joie pour quelque rétablissement de ma dignité.»

C'est sur les gens de robe que paraît s'être concentrée toute la haine de Saint-Simon; il est visiblement plus doux pour le reste du tiers état. Comme les marchands, les petits bourgeois, se donnent moins d'importance et se tiennent mieux à leur place, il ne prend pas la peine de les haïr et se contente de les mépriser. Il semble même à un moment travailler pour eux. Il flatte leur chimère, quand il demande que l'on convoque les États généraux. Ne lui en faisons pas pourtant trop d'éloges. Il n'avait aucune pensée, en le faisant, de rendre à la nation une part dans ses affaires; ce n'était pas une mesure libérale, mais un simple expédient qu'il proposait au duc d'Orléans: il cherchait un moyen commode de sortir d'une situation embarrassante. La France était ruinée; il n'y avait plus rien dans les caisses, et l'on ne savait où prendre l'argent pour payer, au moins en partie, les créanciers de l'État. Saint-Simon imagina de se tirer d'affaire en ne les payant pas du tout: il conseilla hardiment la banqueroute. Comme la fortune immobilière lui semblait la seule légitime et qu'il n'aimait guère les rentiers, il ne trouvait pas qu'il fût très criminel de leur manquer de parole. Il n'était pas non plus fort sensible à la crainte de compromettre dans l'avenir le crédit de l'État. Ce qui nous semble un danger lui paraissait un avantage: l'État n'ayant plus de crédit, les princes n'auraient plus le moyen de faire des dettes. Ils étaient donc condamnés pour jamais à être sages et rangés. Cependant il ne se dissimulait pas ce que le remède qu'il proposait avait de violent et ce qu'il allait susciter de colères. Aussi, tout en conseillant au Régent la banqueroute, lui demandait-il de ne pas la décréter lui-même. On en chargera les États généraux: ils sont si aimés, si populaires, qu'on ne leur saura pas mauvais gré de cette exécution. Au reste, comme la nation doit en profiter, il est juste que les États généraux en aient l'odieux. Voilà la besogne assez désagréable que Saint-Simon leur réserve, et le principal motif qu'il a de les convoquer.

Il est vrai qu'il faudra les payer de ce service qu'on réclame d'eux. Après les avoir une fois réunis, on ne pourra pas les renvoyer sans leur faire quelques promesses, et il n'est pas douteux qu'ils ne demandent d'être désormais convoqués à époque fixe. Saint-Simon se résigne à cette nécessité; il accepte qu'ils se rassemblent tous les cinq ans, et les charge de surveiller la répartition de l'impôt et l'administration des finances. Il n'est pas de ceux qui en ont peur, qui craignent qu'ils ne troublent l'État et n'empiètent sur l'autorité royale. La raison qu'il en donne est un peu enfantine. On ne les redoute, dit-il, que parce qu'on ne sait pas ce qu'ils sont et qu'ils l'ignorent eux-mêmes. Le peuple se figure qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent; c'est une grande erreur: ils n'ont d'autre pouvoir que « de remontrer humblement et de proposer respectueusement et recevoir avec soumission et obéissance ce qu'il plait au Roi de répondre et de statuer». Par leur essence même, ils ne peuvent pas être une assemblée délibérante. C'est « un corps de plaignants et de suppliants», et ce mot qu'il a souvent répété suffit pour le rassurer tout à fait. Qu'a-t-on à craindre de gens qui n'ont le droit que de se plaindre et de supplier? Il pense donc qu'on peut les réunir sans inquiétude. On profitera de la popularité dont ils jouissent auprès d'une multitude ignorante; on les amusera de quelques semblants de délibération; on les accablera d'honneurs et de compliments, puis doucement on les renverra chez eux, quand on en aura tiré ce qu'on voulait. – À merveille; mais s'ils ne veulent pas partir? S'ils ne se contentent pas de se plaindre et de supplier, quoiqu'on leur répète qu'ils ne doivent pas faire autre chose? S'ils se permettent de s'occuper des affaires dont on ne les a pas saisis? Si cette popularité dont le Régent veut se servir pour lui, ils prétendent en user pour eux-mêmes, dans leur intérêt propre et celui de tous? Si, intervenant sans qu'on le leur demande entre les parlementaires et les ducs et pairs qui se disputent, ils leur disent:

«Vous n'êtes, les uns et les autres, que des créatures du pouvoir royal; vous n'avez aucun droit à vous mêler des affaires du pays; personne ne vous en a donné le mandat. Seuls nous représentons la nation et nous pouvons parler pour elle»; qu'arrivera-t-il? Nous le savons bien, nous qui connaissons les événements de 89, et qui avons vu avec quelle rapidité les parlements et la noblesse s'évanouirent devant la nation rassemblée; mais on l'ignorait alors. Aussi l'idée n'est-elle pas venue à Saint-Simon qu'il y eût rien de sérieux à craindre des États généraux. Il n'a songé à prendre contre eux que des précautions puériles. Il les traite comme des enfants dont on s'amuse, qu'on tient à la lisière, qu'on excite et qu'on arrête par des artifices grossiers. Il ne s'est jamais rendu compte de ce que pouvait être l'explosion des violences populaires. Il n'a vécu qu'à la cour, parmi des grands seigneurs comme lui, ou dans ses terres, à côté de paysans prosternés; il n'a vu que de loin, il a mal connu cette bourgeoisie des villes, qui devenait tous les jours plus riche, plus éclairée, plus importante, et à qui il ne manquait que de se trouver réunie dans une assemblée commune pour avoir le sentiment de sa force.

Il pouvait donc se faire que les mesures conseillées par Saint-Simon eussent des conséquences qu'il n'avait pas aperçues; il est sûr qu'elles ne pouvaient pas produire les bons résultats sur lesquels il comptait. Il voit nettement les maux qu'il faut guérir, il les dépeint avec une grande force, mais il ne leur applique que des remèdes insuffisants. Est-il vrai, par exemple, que l'autorité royale soit aussi gênée qu'il le croit par les réformes qu'il propose? Les ducs et pairs deviendront pour le Roi des conseillers nécessaires; mais s'il doit demander leur avis, il ne lui est pas enjoint de le suivre: Les États généraux seront réunis tous les cinq ans, mais seulement «pour se plaindre et supplier», et l'on fera le cas qu'on voudra de leurs prières. Le Roi sera tenu de prendre ses ministres parmi les plus grands seigneurs; mais il reste libre de choisir ceux qu'il lui plaît et de les remercier quand ils ne lui conviennent plus. En somme, il ne perd aucune de ses prérogatives essentielles, et c'est bien ainsi que l'entend Saint-Simon. La liberté anglaise commençait à trouver des partisans en France; le Régent lui-même disait quelquefois qu'elle avait du bon. Ce n'est pas l'avis de Saint-Simon, et il félicite la France d'y avoir échappé. On voit que son système, qui semblait d'abord devoir tout bouleverser, laissait à peu près tout en place.

Ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que, sans obtenir aucun résultat important, il trouve moyen, par ses réformes, de mettre tout le monde contre lui. Le Roi, qu'il ennuie plus qu'il ne le gêne véritablement, ne sera pas content. La nation, à laquelle il n'offre que des satisfactions insuffisantes, lui saura peu de gré de ces États généraux de parade qui ne pourront pas faire le bien qu'on attend d'eux. Les gens de robe, les seuls qu'il ait sérieusement maltraités, seront furieux; et pourtant il les attaque plus dans leur vanité que dans leurs privilèges véritables. Il semble que la noblesse au moins devrait lui être reconnaissante: on a vu qu'il fait profession de défendre partout ses intérêts. Mais il a le tort de faire aux ducs et pairs une place au-dessus d'elle; c'est une humiliation qu'elle ne lui pardonnera pas. Quant aux ducs eux-mêmes, ils ne tiennent que médiocrement à la grande situation que Saint-Simon veut leur donner. Ils sont pour la plupart trop ignorants, trop légers, trop occupés de leurs plaisirs, trop noyés dans les futilités du monde, pour avoir l'ambition de gouverner leur pays. La noblesse française a toujours manqué de sens politique; Saint-Simon le savait bien: « elle n'est bonne, disait-il, qu'à se faire tuer». Il se trouvait donc en somme travailler pour une soixantaine de personnes dont la plupart ne lui en savaient aucun gré. Comment ses réformes auraient-elles pu réussir? Toutes les fois qu'il essayait d'en proposer une, il était sûr de trouver partout des ennemis et de n'avoir pas de défenseurs.



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