Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

Georges-Rémy Fortin

Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu’une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l’humanité et pour la philosophie classique. Si Vance instrumentalise ainsi la pensée catholique, c’est que la grande culture a un prestige qui touche encore un grand nombre de gens. Si ce prestige ne peut être mise au service des vertus catholiques authentiques, il faut à tout le moins lutter contre ce qui est rien de moins qu’une trahison de ces vertus.

JD Vance prêtant serment lors de son investiture. Source: Wikimedia
Le vice-président américain J.D Vance est souvent présenté comme celui qui tente de donner un contenu philosophique au trumpisme. L’auteur du livre à succès Hillbilly Elegy est non seulement un brillant diplômé en droit de Yale, c’est aussi un « transfuge de classe » qui a tenté de formuler un conservatisme enraciné à la fois dans les préoccupations des classes populaires américaines du XXIe siècle et dans un christianisme traditionnel. Il est douteux qu’il soit possible de donner des principes intelligents à la démagogie de Trump. Vance est toutefois un jeune politicien qui a réussi à devenir rapidement l’un des vice-présidents les plus influents depuis longtemps, comme on a pu le constater lors de son désormais célèbre discours de Munich et dans le rôle actif qu’il a joué dans la séance d’humiliation publique infligée à Zelensky. On peut donc s’attendre à ce que ses idées soient influentes encore longtemps. Il est donc avisé de chercher à les comprendre.

Une notion mise de l’avant par J.D. Vance résume bien son conservatisme populiste : l’ordo amoris. Cette référence à « l’ordre de l’amour », ou de la charité, est-elle l’expression d’une bienveillance sincère? Comme cette notion appartient à la pensée catholique classique, on peut y réfléchir à la lumière de deux de nos philosophes néothomistes québécois, Félicien Rousseau et Louis Lachance. Je propose ainsi de résumer brièvement comment J.D. Vance interprète la charité dans le sens du trumpisme et pourquoi le néothomisme québécois permet de jeter un regard critique sur cette interprétation. Comment rester muet alors que le vocabulaire thomiste, inconnu du grand public et voué à l’oubli pendant si longtemps, fait soudain un retour sur la scène publique mondiale pour justifier la politique de Trump?

Invoquer l’ordo amoris pour expulser des migrants

Dans une entrevue accordée à Fox news sur l’immigration, suivie par un commentaire sur les réseaux sociaux, Vance a fait référence à l’ordo amoris chrétien pour justifier la déportation de migrants illégaux [1] . Vance résume la chose à peu près ainsi : il faut d’abord prendre soin de nos proches, de nos concitoyens, avant de prendre soin des étrangers. Cela ne signifie pas, souligne-t-il, que l’on déteste les étrangers. L’extrême gauche, poursuit-il, inverse cet ordre : elle déteste ses propres concitoyens et veut prendre soin des étrangers en priorité [2]. Vance, lui, se contente-t-il d’aimer les siens ou ne considère-t-il pas que cet amour implique de détester les étrangers?

De prime abord, le propos de Vance est justifié. Comme il le dit bien, le simple bon sens permet de comprendre que les ressources de l’État doivent être allouées à ses propres citoyens avant les étrangers. Cependant, il ne s’agit pas pour lui de simplement prioriser les nationaux, mais de justifier une déportation présentée par son gouvernbement comme massive. En quoi est-il bien pour les citoyens américains de déporter massivement les immigrants illégaux? La rhétorique trumpiste les présente comme une menace. La charité justifierait la déportation des immigrants illégaux par amour de la vie et de la sécurité des nationaux. On se rappelle que, dans les deux débats télévisés de la campagne, Trump répétait inlassablement que les États-Unis seraient envahis par des immigrants tout droits sortis de prison et d’institutions psychiatriques étrangères, immigrants qui selon lui causent la mort d’un grand nombre de personnes et menacent de détruire les États-Unis. Le propos frappe autant par sa violence que par sa bêtise [3]. L’utilisation du concept d’ordo amoris par Vance vise-t-elle à corriger moindrement ces propos malveillants? Nullement. C’est pourquoi le Pape François a sévèrement critiqué la politique de déportation du gouvernement Trump-Vance [4] . Cette critique est fondée surtout sur les valeurs humanistes de la Bible et de la Doctrine sociale de l’Église. Le Saint-Père réclame que les États-Unis permettent aux immigrants illégaux de demeurer sur leur territoire malgré leur statut, au nom de la charité envers les plus fragiles.  Il reconnaît le droit de tout État démocratique de protéger sa population et de légiférer sur l’immigration, mais exhorte les gouvernants à le faire dans le respect de l’humanité des migrants.

L’ordo amoris selon Thomas d’Aquin

 Le concept d’ordo amoris remonte à Augustin et Thomas d’Aquin [5]. Pour le docteur angélique, la charité suit un ordre pour des raisons métaphysiques [6]. Citant Aristote, Thomas pose que le principe d’une série de choses détermine un ordre selon ce qui est plus ou moins proche de lui. Or les choses aimées ont pour principe « la béatitude en Dieu ». Tout amour vise ultimement le bonheur divin. Dieu est le principe qui donne un ordre à l’amour que nous avons pour les êtres. Cet ordre ne commence donc pas par soi-même, mais par Dieu. Il est vrai, toutefois, que l’individu vient en deuxième et que la suite est déterminée par la proximité plus ou moins grande avec lui : ses consanguins, ses concitoyens, puis les autres. Il faut surtout souligner que, si la charité envers soi-même et envers notre famille précède celle envers les étrangers, elle ne finit pas avec elle, puisqu’elle a son principe en Dieu dont l’amour est infini. Elle est donc clairement destinée à s’étendre au genre humain, y compris à ceux qui sont les moins aimables, soit les criminels et les pécheurs. L’utilisation que fait Vance de l’ordo amoris nie précisément l’ordre de la charité : celle-ci suppose un antérieur et un postérieur, et doit s’étendre progressivement, à l’infini. Cela justifie de s’occuper en priorité des nôtres, mais pas de se limiter à eux. Quant à savoir s’il faut déporter des gens, cela relève de la justice et de la prudence : sont-ils réellement dangereux? Ont-ils enfreint des lois? Invoquer l’amour de nos proches sur fond de paranoïas envers les étrangers est une rhétorique qui ne peut mener qu’à l’extrémisme.

Il est vrai toutefois que la charité, selon Thomas, n’annule pas la justice.  L’amour chrétien envers les criminels ne consiste pas à leur éviter la prison s’ils la méritent légalement, mais à leur porter un réconfort spirituel et à défendre leur humanité alors même qu’ils subissent leur peine. Il est fort gênant aujourd’hui de constater que pour Thomas, la justice peut impliquer la mise à mort. Mentionnons d’ailleurs que, selon le docteur angélique, cette peine doit être appliquée avec vigueur aux hérétiques [7]. Un Vice-président thomiste de stricte obédience qui s’en tiendrait à une conception médiévale de la vie ferait des ravages dans un pays protestant et devrait livrer au bûcher une bonne partie de son propre électorat. En fait, les immigrants catholiques, dont bon nombre de Sud-Américains, seraient vus par Thomas comme susceptibles de remettre les États-Unis dans le droit chemin de l’Église. À ce point de la réflexion, il devient évident qu’il est essentiel d’interpréter le thomisme en tenant compte de l’évolution des idées philosophiques et des connaissances scientifiques, comme le font les néothomistes québécois. Cette interprétation progressiste du thomisme permet notamment de concilier, comme nous le verrons dans la suite, le patriotisme et l’accueil bienveillant des étrangers.

La solidarité universelle selon Félicien Rousseau

Félicien Rousseau fait souvent référence à l’amour de soi dans son œuvre et au faut que la charité commence par soi-même, comme le dit Vance. Il en tire une conclusion diamétralement opposée à celle du Vice-président. L’amour, dit Rousseau, est enraciné dans nos tendances « les plus naturelles », soit le désir de vivre, de se nourrir et de pourvoir à nos besoins fondamentaux [8]. Ces besoins révèlent selon lui une interdépendance fondamentale entre les humains, qui ont besoin les uns des autres pour les satisfaire pleinement. L’amour de soi bien compris se prolonge naturellement dans l’altruisme. Si la satisfaction des besoins corporels s’accomplit dans une éducation aux vertus, elle deviendra le fondement d’une solidarité qui n’est pas seulement un « échange de bons procédés » et un « intérêt bien compris », mais une façon pour l’individu de s’accomplir pleinement en tant que personne dans ses relations avec ses semblables.

Félicien Rousseau tire une conclusion diamétralement opposée à celle du Vice-président. L’amour, dit Rousseau, est enraciné dans nos tendances « les plus naturelles », soit le désir de vivre, de se nourrir et de pourvoir à nos besoins fondamentaux. Ces besoins révèlent selon lui une interdépendance fondamentale entre les humains, qui ont besoin les uns des autres pour les satisfaire pleinement. L’amour de soi bien compris se prolonge naturellement dans l’altruisme.

Pour Rousseau, cette complémentarité entre l’amour de soi et la solidarité implique de prioriser la considération des plus pauvres et des plus fragiles. La vertu de tempérance est au fondement de la démocratie véritable parce qu’elle éduque à une certaine humilité : en prenant conscience de ses besoins fondamentaux, l’individu prend conscience de sa propre fragilité et de sa dépendance aux autres. Les « privilégiés » ne sont pas des êtres surhumains qui échappent à l’interdépendance, mais des chanceux qui jouissent de toute l’aide dont ils ont besoin. Le fait que cette aide soit souvent implicite, non reconnue, crée l’illusion de l’autosuffisance et relève de la pure ingratitude. Rousseau critique très durement l’orgueil et le triomphalisme des privilégiés. Ces critiques s’appliquent à la position de Vance. Ses exhortations à la solidarité humaine universelle concernent surtout l’aide internationale aux populations les plus pauvres, mais il ne fait pas de doute que sa conception de la loi naturelle implique bienveillance et accueil pour les migrants. Il irait sans doute dans le sens du Pape François, et même plus loin encore.

Selon Rousseau, la prise en compte de l’enracinement de la charité dans l’amour de soi ne mène pas à justifier une priorité du national sur l’international, mais une priorité de la satisfaction des besoins des plus pauvres sur celle des privilégiés. La non-satisfaction des besoins fondamentaux justifie selon lui un droit de révolte. Si cette révolte n’est juste qu’en étant non-violente, elle n’en justifie pas moins un droit de résistance, de même que l’expression d’une certaine colère et d’une certaine magnanimité. Chacun désire avec raison non seulement que ses besoins vitaux soient satisfaits, mais aussi un respect intégral de sa dignité humaine. La désobéissance civile non-violente, sur le modèle de Ghandi et M.L. King, est pour Rousseau une option parfaitement légitime pour défendre les droits fondamentaux des plus fragiles.

La complémentarité du nationalisme et de l’universalisme selon Louis Lachance 

Nous avons vu toutefois que l’ordo amoris implique effectivement une certaine valorisation de l’amour des proches, de la famille et des concitoyens, en priorité sur les étrangers. Si la charité doit s’étendre à tous, y compris aux immigrants illégaux, il n’en demeure pas moins qu’il faut d’abord pour chaque nation veiller d’abord à son propre bien commun. Pour le thomisme, le patriotisme peut se justifier par les vertus sociales de reconnaissance, au premier chef la piété filiale. Selon la vertu de la piété filiale, nous devons honorer nos concitoyens et nos ancêtres à qui nous devons la vie. Cette vertu va en quelque sorte à rebours de la charité, pour la compléter : le bienfaiteur donne la vie et un bien-être matériel à son bénéficiaire et celui-ci honore en retour le bienfaiteur. Selon la vertu de charité, nous devons aimer davantage ceux à qui nous faisons du bien que nos propres bienfaiteurs.

Louis Lachance a affronté ce problème dès les années 30 dans son ouvrage Nationalisme et religion. Lachance considère que la modernité qui déracine les gens impose de définir la nation moins par l’héritage traditionnel et davantage par la « justice sociale. » Cette justice ne relève pas pour Lachance d’un universalisme abstrait : chaque État adapte par sa prudence politique la loi naturelle à sa réalité géographique et historique.

Comment ne pas voir que la charité est ici complémentaire d’un nationalisme ouvert? Si des nationaux étendent leur charité à de nouveaux membres de leur société, ils les incluent dans leur amitié civique et les rendent redevables envers eux. Le fait que les immigrants travaillent et rendent des services essentiels est un partage d’amitié qui rend les citoyens de longue date tout aussi redevables envers eux. Malheureusement, la piété filiale s’enracine dans un sens de la tradition qui fait défaut aujourd’hui. Comment ne pas voir que la perte d’un sens de la gratitude envers leurs ancêtres nuit à ce que des citoyens en fasse preuve envers des nouveaux arrivants qui contribuent pourtant au bien commun? Comment exercer une vertu qui n’est ni apprise ni valorisée? Louis Lachance a affronté ce problème dès les années 30 dans son ouvrage Nationalisme et religion[9]. Dès cette époque qui était pourtant celle d’un certain conservatisme, Lachance considère que la modernité qui déracine les gens impose de définir la nation moins par l’héritage traditionnel et davantage par la « justice sociale. » Cette justice ne relève pas pour Lachance d’un universalisme abstrait : chaque État adapte par sa prudence politique la loi naturelle à sa réalité géographique et historique. Il s’agit donc pour les peuples de définir démocratiquement une justice qui convient à leur réalité nationale et à leur bien commun.

Le nationalisme ne doit pas être ethnique : des personnes de toutes origines peuvent devenir des citoyens et de bons patriotes. On acquiert une nationalité par le fait de se côtoyer et de participer à un héritage historique. Malgré le déracinement, l’histoire trouve une certaine continuité dans les institutions culturelles, techniques, scientifiques, et bien d’autres,  d’un peuple. Ces institutions constituent une part vitale de son bien commun. C’est en référence à elles que la justice sociale acquiert un sens concret. Elle joue ainsi un rôle crucial aussi bien pour les nationaux de vieille souche que pour les nouveaux arrivants. C’est donc par rapport à elle, de même que par d’autres aspects du bien commun, qu’une population doit définir démocratiquement ses lois en matière d’immigration. Louis Lachance montre bien que le bien commun politique est un bien concret, national, même s’il a toujours pour horizon le bien humain universel.

Défendre l’humanisme classique

La charité doit diriger la justice. C’est là un consensus pour les néothomistes et pour les l’Église, mais ce n’est pas un programme politique précis. Entre l’universalisme charitable du Pape François et de Rousseau et le nationalisme civique de Lachance, il y a plusieurs façons de concilier l’humanitarisme et le bien commun démocratique. Quoi faire? Quelle que soit la politique migratoire, elle doit respecter les droits humains. Elle doit aussi, respecter les principes démocratiques de l’État-nation, qui légitiment une limite au nombre de nouveaux arrivants à accueillir et les règles selon lesquelles cet accueil doit se faire. De ce point de vue, la politique migratoire de Trump-Vance est critiquable aussi bien du point de vue de la justice que de la charité. Les droits reconnus par les cours américaines ne sont pas respectés et les déportations sont accompagnées d’une propagande xénophobe qui dépeint les étrangers comme étant essentiellement des criminels dangereux [10]. Cette xénophobie est le prolongement d’un égoïsme nationale coupé de tout sentiment humanitaire, comme le montre les coupures drastiques dans l’aide humanitaire du gouvernement américain. Les propos de J.D. Vance ne sont somme toute qu’une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l’humanité et pour la philosophie classique. Si Vance instrumentalise ainsi la pensée catholique, c’est que la grande culture a un prestige qui touche encore un grand nombre de gens. Si ce prestige ne peut être mise au service des vertus catholiques authentiques, il faut à tout le moins lutter contre ce qui est rien de moins qu’une trahison de ces vertus.

 

[6] Somme théologique, IIa IIae, Q.26, « L’ordre de la charité ».

[7] Somme théologique, IIa IIae, Q.11, « L’hérésie », art. 3, « Doit-on tolérer les hérétiques? »

[8] Rousseau développe cette idée dès son premier ouvrage et la reprend dans la plupart de ses autres œuvres. Voir La croissance solidaire des droits de l’homme, Un retour aux sources de l’éthique, Montréal, Bellarmin, 1982.

[9] Nationalisme et religion, Ottawa, Collège Dominicain, 1936.

[10] La saga juridique concernant les expulsions n’est pas terminée, mais les appels de Trump à destituer le précédent juge et son insistance à déporter des gens en alléguant des crimes sans démontrer ceux-ci à la cour constituent en soi un manquement important au respect de l’État de droit. https://www.ledevoir.com/monde/etats-unis/856117/administration-trump-expulse-centaines-immigrants-malgre-ordre-juge?

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