Pompéi ou la vie de province dans l'empire romain: la magistrature

Gaston Boissier
Pompéi ou la vie de province pendant l'empire romaine (Gaston Boissier, 1823-1908)

I. Pompéi, une ville de plaisir
II. La magistrature de province
III. La quête des honneurs civiques


II

Quoique la plus grande partie du temps des Pompéiens fût consacrée au plaisir, il leur en restait cependant un peu pour les affaires. Tous les ans, le choix des magistrats venait les disputer à leurs amusements habituels, et ils s'en occupaient avec une ardeur qui étonne chez eux. Malgré leur goût prononcé pour les spectacles et les divertissements de tout genre, les inscriptions nous apprennent qu'ils ne négligeaient pas tout à fait le gouvernement de leur petite ville.

Je crains de surprendre bien des gens en affirmant qu'il y avait un certain mouvement politique et une grande liberté administrative dans une ville de la Campanie pendant le règne des premiers césars: ce n'est pas ce qu'on suppose d'ordinaire. Lorsqu'on parle de l'administration romaine sous l'empire, tout le monde a devant les yeux l'idée d'un despotisme accablant et d'une centralisation étouffante. C'est qu'on confond les lieux et les temps: le despotisme n'existait qu'à Rome; la centralisation n'a commencé que plus tard. Quand Rome eut vaincu le monde, elle le traita moins durement qu'on ne le suppose. Impitoyable pendant la lutte, elle redevenait clémente après la victoire, toutes les fois qu'elle pouvait l'être sans danger. Elle avait trop de sens politique pour aimer les rigueurs inutiles. Généralement elle n'exigea des peuples soumis que les sacrifices qui étaient nécessaires pour assurer sa conquête. Elle leur laissa leurs usages et leur religion; elle ménagea leur vanité, dernière consolation des vaincus; elle honora leurs souvenirs. «Respectez les gloires du passé, écrivait Pline le Jeune à un gouverneur de province, et cette vieillesse qui rend les hommes vénérables et les villes sacrées. Tenez toujours compte de l'antiquité, des grandes actions, des fables même. Ne blessez jamais la dignité, la liberté ou même la vanité de personne.» La domination de Rome ne fut donc pas aussi tracassière que l'est ordinairement celle de l'étranger. Comme elle savait bien qu'on n'arrive pas à gouverner le monde entier malgré lui, elle cherchait à lui faire accepter son autorité en la lui faisant sentir le moins qu'elle pouvait; nulle part elle ne détruisit pour détruire, nulle part elle ne renversa ce qui pouvait se conserver sans péril. En abolissant partout la vie nationale, elle conserva autant que possible la vie municipale; c'était celle à laquelle les peuples tenaient le plus, et je crois bien que plusieurs d'entre eux, chez qui le lien national n'était pas très serré, durent s'apercevoir à peine de la conquête. Dans les pays les moins bien traités, les villes continuèrent à s'administrer elles-mêmes, avec cette réserve que les décisions qu'elles prenaient et les dépenses qu'elles s'imposaient pour leurs monuments ou leurs fêtes devaient être approuvées par le gouverneur romain: c'est à peu près le degré de liberté dont jouissent nos communes d'aujourd'hui; mais il y en avait beaucoup qui étaient affranchies de cette surveillance. On les appelait des villes libres, et elles l'étaient en réalité; on pouvait y établir les lois qu'on voulait, on n'y recevait pas de garnison romaine, on n'y payait de tribut à personne. Rome n'avait pesé sur elles, au début de la conquête; que pour mettre partout le pouvoir aux mains de l'aristocratie: elle se méfiait par expérience de la mobilité des gouvernements populaires; mais une fois cette révolution accomplie, elle les laissa libres de se gouverner comme elles l'entendaient.

Ainsi Rome n'eut pas cette manie puérile qu'on lui suppose de vouloir tout réglementer, de tout détruire pour le plaisir de tout renouveler et de ne rien souffrir qu'elle n'eût pas fait. Elle n'était point blessée de voir des archontes à Athènes, des démarques à Naples, des suffètes à Carthage; elle laissait à la Sicile les lois d'Hiéron, elle administrait l'Égypte avec les règlements des Ptolémées. Elle ne chercha point à imposer au monde une constitution uniforme; elle n'essaya pas de ramener violemment à l'unité des peuples de races diverses. Cette unité se fit cependant; mais il ne serait pas difficile de prouver qu'elle se fit sans contrainte, que les vaincus la souhaitaient encore plus que le vainqueur, et qu'elle fut plutôt l'œuvre des sujets que celle du maître. Les peuples éprouvèrent tout d'abord un tel attrait vers la cité romaine que plusieurs, qui voyaient bien qu'ils ne pouvaient pas s'en défendre, prièrent Rome de les protéger contre eux-mêmes. Les Germains, les Insubriens, les Helvètes et d'autres peuples barbares de la Gaule stipulèrent, en traitant avec elle, qu'elle n'accorderait à aucun d'entre eux le droit de cité, même quand ils le demanderaient, tant ils se sentaient incapables de résister tout seuls à cet entraînement! Ces stipulations furent vaines, et de tous les côtés on vit les vaincus, avec un empressement étrange, quitter leurs usages nationaux et leurs lois, abandonner leur langue, la dernière chose qu'un peuple oublie, pour adopter celle du vainqueur. Une sorte d'uniformité s'établit donc dans le gouvernement du monde vers la fin de la république; mais il importe de remarquer que ce fut plutôt l'effet de l'élan spontané des peuples que de l'intervention du pouvoir. Au contraire Rome essaya quelque temps de s'y opposer. Sa fierté était blessée de ces imitations maladroites par lesquelles les vaincus semblaient vouloir s'élever jusqu'à elle. Par exemple, au lieu d'imposer au monde l'usage de sa langue, nous savons qu'elle en fit longtemps comme un privilège des peuples qu'on voulait récompenser et qu'elle l'interdisait à ceux qui ne lui semblaient pas en être dignes. Plus tard, quand la force des choses rendit ces distinctions inutiles, quand on copia partout le gouvernement de Rome, quand l'Occident entier parla sa langue, la correspondance de Pline et de Trajan montre avec quels scrupules les princes honnêtes, loin de vouloir agrandir leur pouvoir aux dépens des libertés locales, respectent les lois particulières et les privilèges exceptionnels de chaque cité. Rome n'est donc pas tout à fait coupable de cette uniformité qui s'impose alors à l'empire; elle s'est souvent faite sans elle, quelquefois malgré elle. Les premiers empereurs n'ont essayé d'établir l'unité que dans les choses où elle est vraiment nécessaire, et sans lesquelles une grande nation n'existe pas. Ils concentraient en leurs mains la direction politique des affaires et le commandement des armées; ils ne laissaient circuler que la monnaie frappée à l'effigie de César; ils voulaient que les mesures dont on se servait eussent été vérifiées par les édiles de Rome à l'étalon du Capitole; ils ne permettaient pas aux villes voisines et ennemies de vider leurs différends par la force, comme c'était l'usage avant eux; ils se faisaient les juges de leurs querelles et les réglaient sans appel. Quant à leur administration intérieure, ils y intervenaient le moins qu'ils pouvaient, et seulement lorsque la tranquillité publique rendait cette intervention nécessaire. Je ne prétends pas que toutes les villes jouissaient des mêmes libertés. La surveillance du pouvoir central et de son mandataire, propréteur ou proconsul, s'exerçait sur elles avec plus ou moins de rigueur, selon qu'elles étaient plus ou moins éloignées de la capitale ou de l'Italie, selon les droits qu'elles avaient reçus au moment de la conquête ou depuis leur soumission; mais toutes à peu près, municipes, colonies, villes libres, fédérées ou sujettes, se gouvernaient par leurs lois, toutes élisaient leurs magistrats, toutes faisaient elles-mêmes leurs affaires, et l'on peut dire, je crois, que rarement le monde a joui d'autant d'indépendance municipale que sous le despotisme des césars.

Pompéi, étant une colonie romaine, devait être parmi les villes les plus favorisées. Pour son administration intérieure, elle jouissait d'une liberté sans limites. Nous sommes fort surpris, nous qui ne pensons pas qu'on puisse vivre, si l'on n'est placé sous l'œil et sous la protection toujours visible du pouvoir central, de voir que le gouvernement impérial n'avait là aucun agent qui le représentât. On s'en passait, à ce qu'il semble, et l'empereur n'éprouvait pas plus le besoin d'en envoyer que les habitans le désir d'en recevoir. Les seuls magistrats dont on trouve la trace à Pompéi sont des magistrats municipaux. Ils ne sont pas très nombreux: l'administration des municipes était fort simple; elle n'aimait pas à embarrasser de rouages compliqués la marche des affaires. Le pouvoir délibératif appartenait à un sénat de cent membres qu'on appelait les décurions. Ce sénat comprenait les personnages importans de la ville; il était à peu près investi des mêmes attributions que celui de Rome, dont il aimait à prendre le nom, dont il essayait d'imiter la majesté. Le pouvoir exécutif était remis aux mains d'un petit nombre de magistrats annuels. C'étaient d'abord ceux qu'on appelait duumviri jure dicundo. Leur nom indique leurs attributions: ils étaient deux comme les consuls de Rome; ils présidaient, comme eux, le sénat, et de plus ils rendaient la justice. Au-dessous des duumvirs, deux édiles étaient chargés de la surveillance des marchés, de l'entretien des monuments publics, de la police des rues et des places; au-dessous encore, deux questeurs administraient les revenus publics et surveillaient les dépenses. C'étaient là les magistrats ordinaires de la république des Pompéiens, comme elle aimait à s'appeler, ceux qu'on nommait tous les ans. Il y en avait d'autres, que certaines circonstances exceptionnelles rendaient de temps en temps nécessaires. Tous les cinq ans, on faisait le recensement des citoyens dans tout l'empire. C'était un moment solennel qui se célébrait par des cérémonies religieuses et des fêtes splendides. À Rome, le recensement était fait par l'empereur lui-même, héritier des censeurs de la république. Dans les provinces, on ne créait pas à cette occasion des magistrats spéciaux, car l'administration municipale n'aimait pas à multiplier le nombre des agents dont elle se servait: on confiait cette opération importante aux duumvirs en exercice; seulement, comme ils remplissaient des fonctions nouvelles, ils prenaient un nom nouveau. Pour marquer que la dignité exceptionnelle dont ils étaient revêtus ne revenait que tous les cinq ans, ils ajoutaient à leur titre ordinaire celui de quinquennalis, et c'était un grand honneur d'être nommé magistrat quinquennal. Leurs fonctions ne consistaient pas seulement à faire le recensement des citoyens; comme les censeurs à Rome, ils arrêtaient la liste du sénat. Ils y faisaient d'abord entrer les magistrats qui venaient de sortir de charge, puis les citoyens importans de la ville qu'ils jugeaient les plus dignes de cet honneur. Ils étaient libres de choisir ceux qu'ils préféraient en se conformant aux conditions requises par la loi. Ces conditions, nous les connaissons. Pour être élu décurion, la loi voulait qu'on eût atteint un certain âge, trente ans sous César, vingt cinq à partir d'Auguste. Elle exigea plus tard une certaine fortune, qui variait sans doute avec l'importance des villes; à Côme, c'était seulement 100,000 sesterces (20,000 francs.) Elle excluait formellement les banqueroutiers, ceux qui avaient subi des condamnations réputées infamantes, ou exercé des professions qu'on regardait comme malhonnêtes, par exemple les comédiens et ceux qui dressaient les gladiateurs. Quant aux marchands de filles, aux crieurs publics et aux employés des pompes funèbres, on pouvait les nommer à la condition qu'ils renonceraient à leurs métiers. La liste faite, les quinquennales la faisaient graver sur l'airain et placer dans un endroit apparent du forum, ou tout le monde la pouvait lire. C'est ce qu'on appelait le tableau de la curie, album curiœ. Le hasard nous a conservé l'album de Canusium, qui nous apprend de quelle façon était composé le sénat de cette petite ville. Cet album se termine par les noms de quelques jeunes gens (prœtextati), enfans de grandes maisons auxquels on accordait le droit d'assister aux séances du sénat pour se former aux affaires en attendant qu'ils eussent l'âge d'y prendre part. C'étaient des décurions en expectative et en survivance. Il y en avait vingt-cinq à Canusium auxquels on avait fait cet honneur. En tête de l'album, avant les noms des décurions, se trouvent un certain nombre de personnages importans qui portent le titre de protecteurs ou de défenseurs de la cité (patroni civitatis). il y en avait dans tous les municipes, et de deux espèces différentes. Les uns étaient d'anciens magistrats qui avaient parcouru avec honneur le cercle des dignités municipales, qui, plusieurs fois duumvirs ou quinquennales, s'étaient attiré dans ces positions la reconnaissance de leurs concitoyens. Quand la petite ville n'avait plus de dignités à leur donner, elle leur conférait ce titre de patronus, après lequel il n'y avait plus rien, et qui les faisait sans contestation les premiers de leur endroit. Les autres n'avaient avec le municipe que des rapports plus éloignés, mais c'étaient des personnages influents qui approchaient de l'empereur, et dont on pouvait avoir besoin dans les affaires graves. Ceux-là devaient représenter les intérêts de la ville auprès du pouvoir central, s'ils étaient jamais menacés. En échange des services qu'on espérait d'eux, on les comblait d'honneurs par avance. Le décret qui les nommait était toujours rédigé dans les termes les plus flatteurs, et l'on envoyait une ambassade solennelle qui était chargée de le leur remettre et le faire graver dans leur maison 1.

Ce qui était le plus remarquable dans cette organisation des municipes, c'est la façon dont les duumvirs, les édiles et les questeurs étaient nommés. On a cru souvent que les comices populaires avaient été supprimés dans les provinces, comme ils l'étaient à Rome depuis Tibère, et que le choix des magistrats municipaux était confié aux décurions, comme celui des magistrats romains au sénat. Il faut avouer que cette supposition était vraisemblable et entièrement conforme à l'idée que nous nous faisons de l'empire. Elle n'était pas vraie cependant, et il n'est plus possible de la soutenir depuis qu'on a découvert les fameuses tables de Salpensa et de Malaga. Ces tables contiennent les lois accordées à ces deux municipes par l'empereur Domitien, et comme il n'est pas possible d'admettre qu'on les eût faites exprès pour eux, il faut en conclure qu'elles régissaient, aussi tous les autres. Elles ne laissent aucun doute sur la façon dont les magistrats municipaux étaient nommés. Un des duumvirs en charge présidait l'élection. Les candidats se faisaient inscrire d'avance, et s'ils n'étaient pas en nombre suffisant pour les places qu'on devait remplir, le duumvir complétait ce nombre en choisissant d'office parmi les citoyens les plus importans de la ville. On votait par curie et au scrutin secret. Tous les habitans prenaient part au vote, et même les étrangers, pourvu qu'ils fussent citoyens romains. Au jour fixé, chaque curie se rendait dans le lieu de ses séances, et l'on procédait à l'élection. Des précautions minutieuses étaient prises pour en assurer la sincérité. «Il faut, disait la loi, qu'auprès de l'urne de chaque curie il y ait trois citoyens du municipe, mais non pas de cette tribu, qui gardent le scrutin et le dépouillent. Il faut qu'avant de le faire chacun d'eux jure qu'il se conduira loyalement et tiendra un compte exact de tous les suffrages. On ne doit point empêcher non plus que les candidats en voient des gens chargés de surveiller les différentes urnes, et toutes ces personnes, aussi bien celles qui seront désignées par l'autorité que celles qu'enverront les candidats, pourront voter dans la curie où elles se trouvent, et leur suffrage sera aussi valable que s'il était donné dans la curie à laquelle elles appartiennent réellement.» Voilà des précautions qui montrent des gens parfaitement habitués à toutes les pratiques du suffrage universel. La loi continue à indiquer avec les mêmes détails la façon dont on compte les votes dans chaque tribu, et qui l'on doit choisir quand plusieurs candidats ont obtenu le même nombre de suffrages; elle ordonne enfin que celui qui l'emporte sur les autres, après avoir donné des garanties suffisantes pour répondre des finances de la ville dont il va disposer, soit amené devant le peuple réuni, et là jure «par Jupiter, par le divin Auguste, le divin Claude, le divin Vespasien, le divin Titus, le génie de l'empereur Domitien et les dieux pénates, qu'il fera tout ce que la loi de la cité lui commande de faire, sans en jamais violer les prescriptions.» Ce serment prononcé, il est solennellement proclamé magistrat de son municipe.

Ainsi, au temps de Domitien, le peuple des municipes choisissait ceux qu'il voulait pour le gouverner. Ces scènes de comices et d'assemblées populaires, qui n'étaient plus à Rome qu'un souvenir lointain, redevenaient une réalité vivante à quelques lieues de ses murailles. C'était donc quelque chose d'être le magistrat même d'une bourgade ignorée, puisqu'on était nommé par les suffrages libres de ceux qui l'habitaient. Les poètes avaient bien tort de parler avec tant de dédain des pauvres préteurs de Fundi ou des édiles déguenillés d'Ulubres: il y avait après tout plus d'honneur à être l'élu de ses concitoyens, même à Ulubres et à Fundi, qu'à mériter le choix de l'empereur, quand l'empereur s'appelait Tibère ou Néron. Voilà pourquoi les magistratures des municipes étaient si disputées. Les ambitions y étaient ardentes et les luttes acharnées. Les Romains, qui voulaient rire, appelaient ces scènes d'élection des tempêtes dans un verre d'eau, fluctus in simpulo. C'étaient en vérité des tempêtes. La brigue s'en mêlait quelquefois, et les partis étaient si animés que, faute de pouvoir s'entendre, on était réduit à demander à l'empereur ce magistrat qu'on ne pouvait pas nommer soi-même.

Il est resté à Pompéi des traces très curieuses de ces fièvres d'élection. Comme on n'avait pas alors de journaux pour prôner les candidats qu'on préférait ou pour attaquer ceux qu'on n'aimait pas, on écrivait naïvement ses préférences ou ses antipathies sur les murailles. C'était un usage si général qu'en certains pays les propriétaires défendaient la blancheur de leurs maisons contre cet envahissement d'affiches électorales. «Je prie, disaient-ils, qu'on n'écrive rien ici. — Malheur au candidat dont le nom sera écrit sur ce mur! puisse-t-il ne pas réussir!» Il est probable que les propriétaires de Pompéi étaient plus accommodans, car on a retrouvé un très grand nombre de ces affiches sur les maisons, et l'on en découvre tous les jours de nouvelles. La formule n'est pas très variée c'est toujours une corporation ou un particulier qui recommande son protégé aux suffrages des électeurs. Tantôt ils présentent humblement leur requête: «je vous prie de nommer édile A. Vettius Firmus; Félix le souhaite. — Les marchands de fruit désirent avoir Holconius Priscus pour duumvir.» Tantôt ils ont l'air décidé de gens qui se croient importans et qui pensent que leur exemple en entraînera beaucoup d'autres: «Firmus vote pour Marcus Holconius, — les pêcheurs nomment Popidius Refus.» Ils n'oublient pas de mentionner les vertus de celui qu'ils proposent. Ils affirment toujours qu'il est distingué, intègre, digne des fonctions qu'il demande, né pour le bien de la république, etc. «Nous appelons, dit Sénèque, tous les candidats d'honnêtes gens.» C'était une habitude, et ces éloges intéressés ne trompaient personne. À Pompéi, tout le monde a ses préférences et les indique. Il y a le candidat des pâtissiers, des cuisiniers, des jardiniers, des marchands de salaison, des laboureurs, des muletiers, des foulons, et, ce quiest plus surprenant, des joueurs de balle et des gladiateurs. Il y a aussi celui des maîtres d'école, que leur profession ne met pas toujours à l'abri des solécismes et des fautes d'orthographe. Il y a enfin celui des femmes qui se joignent à leur mari et à leurs enfans, ou qui même osent toutes seules indiquer le magistrat qu'elles préfèrent, et quelquefois d'un ton très résolu: Hilario cum sua rogat. — Sema cum pueris rogat. — Fortunata cupit. — Animula facit, etc. Évidemment les femmes ne votaient pas à Pompéi, non plus que les gladiateurs; elles n'en avaient pas moins leur candidat préféré, et elles s'arrogeaient le droit de le recommander aux électeurs réguliers. Il fallait bien que les élections fussent sérieuses et disputées pour que l'ardeur du combat se communiquât ainsi à ceux-là mêmes qui ne devaient pas y prendre part.

Les municipes de ce temps avaient donc conservé toute la liberté dont ils jouissaient sous la république; c'est ce qui explique qu'ils aient si favorablement accueilli l'empire. En somme, ils n'avaient rien perdu à l'établissement de ce régime nouveau. Les droits que les empereurs avaient enlevés au peuple de Rome, celui des provinces n'en jouissait guère. Il était facile aux citoyens romains qui habitaient Pompéi ou Stabies de se consoler de la suppression des comices du champ de Mars, auxquels l'éloignement ne leur permettait point de prendre part. Ce qui leur importait, c'étaient les élections de leur petite ville, et du moment qu'on ne les supprimait pas, il leur était fort indifférent que le pouvoir suprême fût aux mains de magistrats annuels, ou qu'un seul homme gouvernât le monde.

L'antiquité n'avait pas l'idée de ce que nous appelons le gouvernement représentatif, où la souveraineté, s'exerçant par des délégués, descend de la capitale d'un grand empire jusqu'à la plus humble bourgade, et qui fait ainsi participer tous les habitans d'un pays immense à l'exercice du pouvoir politique. Ces complications étaient alors inconnues. On n'appréciait que l'autorité dont on jouit directement, et l'on faisait bon marché de droits qui ne peuvent s'exercer que par intermédiaire. On tenait beaucoup en revanche à être maître chez soi; dans sa commune, on voulait être indépendant. De toutes les libertés, celles que l'on comprenait le mieux et auxquelles on tenait le plus, c'étaient les libertés municipales: aussi le pouvoir impérial s'était-il bien gardé d'y toucher. Loin de perdre à ce gouvernement nouveau, les municipes y avaient gagné d'être moins exposés aux troubles politiques, plus sûrs du lendemain. La sécurité leur avait donné la richesse. Ils étaient presque tous ruinés vers la fin de la république, et leurs finances semblent s'être rétablies sous les premiers empereurs. La paix du monde, en rendant les transactions et les échanges plus faciles, répandit dans l'Italie et les provinces une aisance et un bien-être qu'elles n'avaient point encore connus. Pline dit que tous les peuples, longtemps esclaves d'une liberté qui les divisait, rendaient grâce à ce pouvoir d'un seul sous lequel ils se sentaient réunis. Il y avait moins de flatterie qu'on ne pense dans ces statues et ces temples qu'on élevait partout aux empereurs morts ou vivans. On honorait en eux cette autorité souveraine devant laquelle les factions se taisaient, et qui permettait à tout le monde de jouir en repos dans son municipe de sa liberté et de sa fortune. Pompéi avait adoré fort dévotément Auguste avant même son apothéose. Herculanum contient des inscriptions louangeuses pour Tibère et pour Claude. Quand on en retrouverait en l'honneur de Caligula et de Néron, je n'en serais pas surpris. «L'influence des bons princes, nous dit Tacite, se fait sentir partout; les mauvais frappent surtout autour d'eux.» Une petite ville de Campanie n'avait guère à souffrir de leurs folies; c'est à peine si le bruit en venait jusqu'à elle: elle ne connaissait d'eux que le pouvoir protecteur sous lequel s'exerçaient tranquillement ses libertés municipales. Elle respectait, elle honorait, elle bénissait le nom de l'empereur, quel qu'il fût, parce que c'était le nom que les légions portaient sur leurs enseignes lorsqu'elles allaient combattre les Germains ou les Parthes, — le nom qui du Rhin jusqu'à l'Euphrate maintenait la paix du monde et assurait sa prospérité.



Note
1. On a retrouvé à Rome, sur des plaques d'airain, un décret de la petite ville de Ferentum qui nommait Pomponius Bassus pour son patronus. C'est probablement l'exemplaire qui avait été placé dans la maison de Bassus. Du reste ces patroni n'é taient pas toujours de grands personnages. Les grandes villes choisissaient; des séna teurs ou des consulaires; les plus petites se contentaient de prendre des tribuns militaires ou moins encore. On a des exemples de femmes et d'enfans qui ont été revêtus de cette dignité.



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