Les femmes à Rome: leur éducation et leur rôle dans la société romaine

Gaston Boissier
Jusqu'au XIXe siècle, on s'était peu intéressé à la condition de la femme dans l'Antiquité. Les travaux du grand historien des moeurs et de la religion à Rome, Gaston Boissier (1823-1908) sont parmi les premiers à mettre en lumière ce champs d'études qui a énormément bénéficié d'un intérêt nouveau et d'une relecture complète à la lumière de l'émancipation de la femme en Occident au cours du siècle dernier. Ce texte retrace, en quelque sorte l'évolution de la femme romaine qui se dégage progressivement du rôle de l'austère matrone, compagne effacée des pionniers des débuts de la république, condamnée à la sphère privée, à la maternité et à la gestion domestique, pour devenir, par son éducation, par son affranchissement de la morale traditionnelle, une rivale de la courtisane, personnage public, à qui on reconnaissait le droit d'exhiber sa culture, son talent, ses charmes, et vers laquelle se tournaient les hommes en quête de plaisirs et d'une compagnie agréable et spirituelle.
Cicéron reproche à la constitution romaine d'avoir négligé l'instruction, publique, ce reproche est vrai surtout pour l'éducation des femmes. Nous ne voyons pas que l'état s'en soit jamais serieuserrent occupé, et les particuliers, sur lesquels il se décharge de ce devoir, ne paraissent; pas non plus s'être donné beaucoup de mal pour le remplir. Il nous reste à ce sujet des renseignemens si courts et si vagues qu'une des choses de l'antiquité que nous savons le moins et que nous voudrions le mieux connaître, c'est comment à Rome on élevait une jeune fille.

Il est hors de doute qu'on n'a pas dû les élever toujours de la même façon. Ce n'est que dans les romans de Mlle de Scudéry que les contemporaines de Brutus ressemblent aux grandes dames de la cour d'Auguste. Il est probable que Clélie n'a jamais connu la philosophie de Pythagore, et qu'elle ne jouait pas à des jeux d'esprit avec ses compagnes; mais il ne faudrait pas non plus aller trop loin, et nous représenter les Romaines de ce temps tout à fait comme des barbares. Ce sont les moralistes de la république et de l'empire qui ont pris plaisir à les dépeindre ainsi pour faire des leçons à leur siècle. Quand ils veulent reprocher aux femmes de leur époque leurs dépenses folles et leur luxe ruineux, ils ne manquera pas d'exagérer la simplicité et la rudesse de leurs devancières. Varron les montre «qui filent la laine en ayant l'œil sur la soupe pour ne pas la laisser brûler, et ne connaissent d'autre divertissement que d'aller se promener deux ou trois fois par an en charrette avec leur mari.» Ce sont là des tableaux dans lesquels il entre beaucoup de fantaisie. Rome était entourée de nations civilisées, et dès ses premières années elle en a subi l'influence. Pouvait-elle se trouver mêlée aux Étrusques et aux Grecs sans prendre dans ces relations quelque goût pour le luxe, quelque connaissance des arts, quelque souci de l'élégance? Si haut qu'on remonte dans son histoire, il est difficile d'arriver a la barbarie. Les Tarquins font venir des pays voisins des sculpteurs et des architectes et bâtissent des monuments magnifiques. Dans le plus ancien tombeau des Scipions, l'inscription est entourée d'ornements gracieux qui trahissent la main d'un Grec; c'était pourtant l'époque où Curius mangeait ses légumes dans une écuelle de bois. De tout temps, les Romaines ont connu et ont aimé ces beaux bijoux d'or, ces bracelets et ces colliers délicats, ces miroirs d'acier, ces cassettes merveilleusement travaillées qu'on retrouve en si grande quantité dans les tombes de l'Étrurie. L'énumération de tous les artistes qu'elles employaient alors pour leur toilette remplit plusieurs vers de Plaute, et un jour, du temps du vieux Caton, elles firent une émeute pour qu'on leur rendit le droit de porter des anneaux d'or et des robes de pourpre, et qu'on leur permît de se promener en voiture quand elles le trouveraient bon. Il y a donc chez elles comme une tradition d'élégance et de luxe qu'on peut suivre à travers, toute l'histoire romaine, depuis les rois jusqu aux empereurs. Il serait difficile d'admettre que, dans une société où l'on prenait tant de peine pour leur parure, on n'ait pas eu quelque souci de leur éducation; seulement l'éducation qu'on leur donnait devait dépendre des qualités qu'on exigeait d'elles et du rôle qu'on leur assignait dans la vie.

L'idée que les anciens Romains se faisaient de la mère de famille était grave. La matrone devait conduire la maison et partager avec le mari le gouvernement domestique. Ces fonctions demandaient un esprit sérieux, un caractère résolu: c'étaient aussi les mérites qu'on prisait le plus chez les femmes, ce sont ceux que Plaute leur attribue dans toutes ses pièces. La douceur, la grâce la tendresse, semblent réservées chez lui aux courtisanes. Les jeunes filles ou les femmes de naissance libre qu'il met sur la scène ne connaissent pas les effusions ou les emportements de la passion, elles ne sont jamais timides ni rêveuses: elles ont un air décidé, elles parlent d'un ton ferme et viril. Dans la pièce intitulée les Perses, un parasite éhonté veut mêler sa fille à une basse intrigue qui doit lui procurer de bons dîners pour le reste de ses jours. Elle résiste avec une fermeté froide; pour échapper à.ce danger que court son honneur, elle n'a pas recours aux gémissements et aux larmes, elle est grave, sentencieuse, elle discute et raisonne. «Nous sommes bien pauvres, dit-elle à son père, mais plutôt que de faire ce que tu veux il vaut mieux vivre dans la misère: la pauvreté devient plus lourde à porter, si l'on y joint l'infamie.» Quand Alcmène se voit outragée par Amphitryon, elle n'essaie pas de le toucher par ses pleurs, elle veut le convaincre par ses raisonnements. Elle se garde bien de supplier, elle en appelle à sa conscience et à Junon, «la mère de famille,» elle lui offre de prouver sa vertu par témoins; mais aussitôt qu'elle s'aperçoit qu'elle ne parvient pas à le détromper, elle prend sa résolution sans faiblesse et demande le divorce. «Reprends ton bien, lui dit-elle, et rends-moi ce qui m'appartient.» Elle ne veut, pas rester un moment de plus avec lui; elle le prie de lui donner des gens pour l'accompagner chez elle, et, comme il paraît hésiter à le faire, elle se décide à s'en aller «escortée de sa seule pudeur.» Telle était évidemment l'idée qu'on se faisait alors des femmes; et les qualités que Plaute leur accorde étaient celles qu'on tenait le plus à retrouver dans une matrone accomplie.

L'éducation qu'on leur donnait était tout à fait propre à les développer chez elles. Dans les maisons riches, les jeunes filles étaient élevées, comme leurs frères, par des esclaves lettrés; elles recevaient les mêmes leçons, on les faisait étudier dans les mêmes livres, elles écoutaient le grammairien, lire et commenter les grands poètes de la Grèce et de Rome, et prenaient dès leur jeunesse, pour Ménandre, pour Térence; un goût qu'elles gardaient d'ordinaire pendant, toute leur vie. Les plébéiennes étaient envoyées aux écoles publiques, sur le Forum, auprès des Boutiques vieilles. Ces écoles étaient fréquentées aussi par les garçons, et, comme il arrive encore en Amérique, on y élevait les deux sexes ensemble. Il résultait souvent de cette éducation commune qu'ils avaient non seulement les mêmes connaissances, mais des qualités semblables.

On n'enseignait pas plus aux filles qu'aux garçons les arts qui ne semblaient pas compatibles avec la gravité des mœurs romaines. On répugnait par exemple à leur apprendre la danse: «Il n'y a presque personne, disait Cicéron, qui se permette de danser tant qu'il est à jeun.» On redoutait aussi pour elles la musique et le chant. Sans doute, dans quelques circonstances graves; après de grands malheurs ou des victoires inespérées, on avait vu des jeunes filles, au milieu de cérémonies publiques, chanter des hymnes aux dieux pour désarmer leur colère ou les remercier de leurs bienfaits; mais ces occasions étaient rares. D'ordinaire le chant n'était guère mieux vu que la danse, et Scipion Émilien, un ami de la Grèce pourtant, les condamnait sévèrement l'un et l'autre lorsque, pendant sa censure, il fit fermer les écoles qui s'étaient furtivement ouvertes à Rome pour les enseigner. «On corrompt notre jeunesse, disait-il au peuple, en lui faisant connaître des arts malhonnêtes. On lui apprend à chanter, ce que nos aïeux regardaient comme honteux pour un homme libre. Des jeunes filles, des jeunes gens de bonne maison, s'en vont dans les écoles de danse parmi les baladins. On me l'avait bien dit, mais je ne pouvais pas croire qu'on pût donner une éducation pareille à ses enfants quand on portait un nom honorable. On m'a conduit dans une de ces écoles, et, par Hercule! j'y ai vu plus de cinq cents garçons ou filles. Dans cette foule, il y avait (j'en rougis pour Rome!), le fils d'un candidat aux honneurs publics, un enfant de douze ans, portant encore la bulle a son cou, qui dansait avec des crotales une danse tellement impudique qu'un esclave débauché ne se la permettrait pas sans rougir!» La danse était plus rigoureusement interdite que le chant, mais la musique même était suspecte: c'est un art qui s'adresse moins à la raison qu'à la sensibilité, qui fait plus rêver qu'agir, et l'on voulait qu'une femme fût prête à l'action comme un homme.

Cette éducation n'a pas peu contribué sans doute à donner aux Romaines des premiers siècles leur caractère énergique et viril. Peut-être trouvera-t-on qu'elles ont poussé ce caractère un peu, trop loin. On aime aujourd'hui chez la jeune fille un air plus timide, quelque chose de plus tendre et de moins résolu. La faiblesse paraît un de ses plus grands attraits. Les Romains pensaient que la force vaut mieux. Quand l'homme élève la femme pour lui, il est naturel qu'il cherche à lui donner surtout la douceur et la grâce; il n'y a rien qui la rende plus agréable à ceux qui doivent vivre près d'elle; mais s'il s'agit d'élever les femmes pour elles-mêmes et dans leur intérêt, si l'on veut qu'elles soient capables de remplir un rôle actif dans les luttes de la vie, il faut qu'elles acquièrent d'abord les connaissances qui leur permettent d'y prendre part sans trop d'infériorité. Si l'on n'a pris soin de former leur esprit et de tremper leur âme d'une certaine façon, elles y seront trop facilement vaincues. On a été quelquefois choqué d'entendre dire à La Bruyère qu'on ne peut rien mettre au-dessus d'une belle femme qui aurait les mérites d'un honnête homme. Cette maxime, qui pouvait surprendre au XVIIe siècle, devient plus vraie tous les jours. Dans une société comme la nôtre, où les relations du monde ont un peu perdu de leur importance, où l'on vit plus retiré, les qualités qui brillent surtout hors de la maison et dont on se met principalement en dépense avec les étrangers, ont moins de prix: Au contraire, on s'attache de plus en plus à celles qui sont de mise chez soi et dans la pratique de la vie commune, la sûreté du commerce plus en plus à celles qui sont de mise chez soi et dans la pratique de la vie commune, la sûreté du commerce, la solidité de la raison, la justesse de l'esprit, la fermeté du caractère. Il ne faut pas être un grand prophète pour prévoir que, la situation des deux sexes devenant de plus en plus semblable, l'éducation des femmes se rapprochera tous les jours de celle des hommes, et qu'on reviendra dans une certaine mesure à l'idéal que les Romains se faisaient de la mère de famille.

Un moment arriva pourtant où cet idéal, s'il n'avait été un peu tempéré, pouvait présenter quelque péril. Quand les mœurs devinrent plus élégantes et les esprits plus cultivés, quand on prit l'habitude de se réunir davantage et de moins rester dans sa famille, on dut être tenté de demander aux femmes d'autres qualités que celles dont on s'était jusque-là contenté. En vivant d'une manière nouvelle, on éprouvait des besoins nouveaux, et il était à craindre que, pour les satisfaire, on n'eût recours au système des Grecs. En Grèce, comme à Rome, la femme était chargée de diriger le ménage et de mener la maison; mais la maison et le ménage n' y avaient pas la même importance qu'à Rome. Le Grec vivait chez lui le moins possible; il n'y cherchait que le nécessaire, le vivre et le couvert comme dit La Fontaine. Quant à ce superflu qui fait tout l'agrément de l'existence, il se le procurait ailleurs. C'était chez eux la coutume de faire ouvertement deux parts de la vie: celle qu'on passait dans la maison était la plus ennuyeuse et la plus courte; on ne s'y plaisait guère, on n'y trouvait personne avec qui l'on aimât à causer: «Y a-t-il-quelqu'un, disait Socrate à l'un de ses amis, à qui tu parles moins qu'à ta femme?» Lorsqu'on voulait se divertir, donner quelque distraction à son esprit ou quelque aliment à son âme, on sortait de chez soi, on cherchait au dehors ce que la vie intérieure ne pouvait pas donner. C'est ainsi que la courtisane était devenue le complément naturel du mariage. Ce partage ne choquait personne, et Démosthène disait le plus simplement du monde «Nous avons des amies pour le plaisir, des épouses pour nous donner des enfants et conduire la maison.»

Les courtisanes ne manquaient certes pas à Rome. Dès la fin de la seconde guerre punique, Plaute prétend qu'il y en avait plus que de mouches lorsqu'il fait très chaud; mais il est douteux qu'elles fussent semblables à cette Aspasie qui charmait Périclès, ou à Léontium, qui était capable de composer des ouvrages de philosophie. Elles offraient beaucoup moins de séduction aux esprits délicats, et, quoique la morale publique fût très indulgente pour elles et qu'on ne trouvât rien à redire à ceux «qui, au lieu de mettre le pied dans les sentiers interdits, se contentent de marcher dans le grand chemin,» la société qui les fréquentait n'était ni aussi nombreuse, ni surtout aussi choisie que dans les villes de la Grèce. À ce moment, le Romain n'éprouvait pis encore autant que le Grec le besoin de se distraire hors de chez lui. Quand ses affaires étaient terminées, il rentrait dans sa maison et y restait volontiers; il était heureux de se reposer dans sa famille des fatigues de la journée. Moins poète, moins artiste, moins curieux que l'Athénien, il se passait plus facilement des conversations sérieuses ou légères, des fêtes élégantes, des réunions distinguées auxquelles préside une femme d'esprit. Le goût devait pourtant aussi lui en venir, à mesure qu'il connaissait mieux la Grèce et qu'il se familiarisait avec sa littérature et ses arts. Vers le VIIe siècle, les mœurs subirent à Rome de graves atteintes. On commençait à trouver moins de plaisir dans la vie de famille, et il arriva, par une coïncidence fâcheuse, qu'à mesure que l'attrait qui retenait les Romains chez eux était moindre, celui qui les attirait au dehors devenait plus puissant. Pour l'esprit et la grâce, les courtisanes de Rome finirent par rivaliser avec celles de Corinthe ou d'Athènes. On mettait un soin extrême à les bien élever; celles qu'on destinait d'avance aux plaisirs des jeunes gens de grande maison étaient ornées de tous les talents nécessaires pour les charmer et les retenenir. Ovide énumère tout ce qu'il faut leur apprendre; c'est une éducation complète: «Est-il nécessaire de dire qu'elles doivent savoir danser? Il faut bien qu'elles puissent, à la fin d'un repas, agiter les bras en cadence, quand les convives le désirent.» Elles doivent être musiciennes aussi, tenir avec grâce l'archet de la main droite et la cithare de la gauche il faut qu'elles chantent surtout. «C'est une douce chose que le chant. Beaucoup de femmes, qui manquaient de beauté, ont séduit par la douceur de leur voix. Qu'elles répètent tantôt les chansons qu'on entend dans les théâtres et tantôt les airs de l'Égypte.» Il n'est pas inutile non plus qu'elles sachent bien écrire. «Que de fois n'est-il pas arrivé que la conquête encore douteuse d'un amant a été achevée par un billet spirituel, et qu'au contraire le méchant style d'une femme a détruit l'effet qu'avait produit sa beauté!» Elles doivent savoir les vers des poètes qui ont célébré l'amour, surtout ceux de Callimaque et de Sapho, et ceux des Romains qui les ont imités. Il est question, dans Horace, de grandes écoles où de jeunes et belles affranchies apprenaient à chanter les poésies de Catulle sous la direction des plus grands musiciens de Rome. Ces talents, qu'elles se donnaient avec tant de peine, ne leur furent pas sans profit. Quelques-unes d'entre elles arrivèrent à d'aussi brillantes que les courtisanes de la Grèce. Telle fut la comédienne Cythéris, la maîtresse du riche Eutrapelus et d'Antoine, celle dont l'infidélité causa tant de douleur à Gallus que son ami Virgile crut devoir, dans une églogue, convoquer tous les dieux de l'Olympe pour venir le consoler. Cicéron raconte qu'il dîna un jour avec elle, en compagnie du sage Atticus et d'autres gens d'importance, et il s'excuse gaiment de l'avoir fait en rappelant que le philosophe Aristippe ne rougissait pas d'être l'amant de Laïs. L'exemple des Grecs commençait donc à gagner les Romains; on s'habituait, à ce qu'il semble, à ce partage de la vie qui existait chez eux entre la courtisane et l'épouse légitime, et Antoine avait osé traverser toute l'Italie suivi de deux litières dont l'une portait sa femme et l'autre Cythéris.

Les Romains s'arrêtèrent pourtant sur cette pente. Malgré de grands déréglements, ils ne sont jamais arrivés tout à fait à cette facilité des mœurs grecques qui met l'épouse et la courtisane à peu prés sur la même ligne. Ce qui ne fut pas inutile à les préserver de cet excès, c'est l'habitude que prirent alors les femmes de ne pas s'occuper seulement des devoirss sérieux de la vie et de rechercher aussi les agréments plus futiles que l'opinion semblait leur interdire. En remplaçant leur raideur ancienne par des manières plus aisées, en se permettant d'apprendre la danse et le chant, en devenant plus sensibles aux jouissances des lettres et des arts, en osant sortir de leur intérieur sévère pour se mêler plus souvent aux réunions du monde, elles désarment les courtisanes de leurs plus puissantes séductions. Le Romain qui pouvait trouver réunies chez sa femme des qualités que le Grec divisait était moins tenté de les chercher ailleurs. De tout temps, il y avait eu des matrones qui avaient voulu s'affranchir de cette reserve que les préjugés leur imposaient. On en avait vus même aux époques où les mœurs étaient le plus sévères, qui essayaient de se donner un peu plus de liberté et qui osaient acquérir des talents suspects. Vers le IVe siècle, la vestale Postumia fut accusée d'avoir manqué à ses devoirs; la seule raison qu'on avait de le croire, c'est qu'elle se mettait trop bien et qu'on lui trouvait un esprit trop enjoué: ce goût pour la parure et pour la gaieté la faisait soupçonner de tous les crimes. Elle fut pourtaut acquittée mais le grand pontife, en la rendant à ses fonctions, eut soint de lui recommander de mener désormais une vie plus grave et d'accomplir son ministère «plutôt comme une sainte femme que comme une personne d'esprit.» On était devenu bien moins rigoureux vers la fin de la république. Le nombre des femmes mieux élevées, plus instruites, était alors beaucoup plus considérable. Plutarque nous dit de Cornélie, qui avait épousé Pompée, «quelle était lettrée, jouait de la lyre, connaissait la géométrie, et pouvait écouter avec fruit des conversations philosophiques.» Il ajoute «qu'elle avait su se préserver des défauts que n'évitent pas toujours les jeunes femmes qui sont versées dans ces études, l'exagération et le pédantisme.» Il est probable que Cornélie dissimulait ses talents pour ne pas soulever contre elle les préjugés anciens, et la plupart des femmes qui se respectaient faisaient comme elle. D'autres se moquaient ouvertement de l'opinton et vivaient sans se gêner à la façon des femmes légères de la Grèce. Telle était cette Clodia qui osait arrêter les jeunes gens dans la rue et les invitait à ses fêtes. Nous savons qu'elle aimait beaucoup les poètes de talent et qu'elle faisait elle-même des vers à l'occasion. Telle était aussi cette Sempronia qui avait tant d'esprit, qui connaissait les lettres grecques et latines, et dont Salluste nous dit «qu'elle dansait mieux qu'il ne convenait à une honnête femme.» C'était du reste le moindre de ses soucis d'être honnête ou même de le paraître. «Il n'y avait rien qui lui fût moins cher que la réputation et l'honneur.» Elle faisait des dettes et ne payait pas ses créanciers; elle avait été mêlée à des affaires honteuses d'escroquerie et. même d'assassinat, elle vivait d'expédiens, jusqu'à ce qu'enfin, se trouvant sans crédit et sans ressource, elle fut réduite à s'engager dans la conjuration de Catilina.

L'exemple de Sempronia et de Clodia était très fâcheux; il semblait donner raison aux gens des conséquences d'une éducation moins sévère et d'une conduite plus libre. Il est sûr qu'ils n'avaient pas tout à fait tort d'être alarmés: les prescriptions de l'opinion se tiennent toutes un peu; s'il en est beaucoup de futiles, il s'en trouve aussi de fort respectables; et, quand on s'habitue à négliger les unes, on est amené naturellement à moins tenir compte des autres. Le plaisir de la révolte, le plus vif et le plus sensible de tous les plaisirs, entraîne bientôt à se mettre en opposition avec toutes les maximes reçues, et le public ne se trompe pas toujours quand il prétend que l'habitude de braver les plus indifférentes suppose qu'on a moins de respect pour les plus graves. Cependant, malgré les plaintes bruyantes d'honnêtes gens qui voyaient avec peine qu'on s'éloignât des mœurs antiques, la société romaine du VIIe siècle paraissait très disposée à se relâcher beaucoup de la sévérité d'autrefois. Ce mouvement fut encore précipité par la catastrophe qui mit fin à la république. Dans cet intervalle de vingt années qui sépare Pharsale d'Actium, et qui fut un véritable interrègne, comme il n'y avait d'autorité que la force, que personne ne comptait sur le lendemain et qu'une bataille pouvait tout changer en un moment, on se contentait de vivre au jour le jour. Cette époque étrange ressemble assez au temps de notre directoire: au sortir de révohttions sanglantes, à la veille de bouleversemens prévus, on ne songe guère à l'avenir, on n'a plus de souci du passé, on s'habitue à ne plus respecter les traditions, et chacun se croit tout permis. On vit alors un personnage politique, le consulaire Plancus, s'adapter une queue de poisson, se peindre en bleu de mer, et, la tête couverte de roseaux, exécuter la danse du dieu marin Glaucus, dans un dîner de Cléopâtre. Quand l'ordre fut rétabli, l'opinion était changée. Malgré le désir qu'affichait Auguste de faire revivre le passé, il n'était plus possible de revenir tout à fait aux anciennes maximes. À partir de ce moment, on ne songe plus à s'étonner de voir, les personnes du meilleur monde jouer de la cithare ou de la lyre, danser ou faire des vers. Horace, dans l'ode où il célèbre, sous le nom de Licymnia, la femme charmante de Mécène, qui fut une des passions d'Auguste, n'hésite pas à la louer de bien chanter, puis il ajoute «il ne lui messied pas non plus de se mêler aux chceurs de danse , de prendre part aux jeux folâtres et d'entrelacer ses bras à ceux des jeunes filles dans les jours de fête.» Le poète Stace, qui n'était pas riche, comptait sur les talents de sa fille pour la marier: pouvait-elle manquer de faire la conquête d'un époux, elle qui jouait si bien de la lyre; qui savait agiter ses bras blancs dans des mouvements cadencés et chanter les vers de son père d'une maniàre à rendre les muses jalouses? Pline nous apprend que sa femme, Calpurnia, prenait le plus grand soin de sa gloire littéraire; elle lisait et relisait ses livres, elle les apprenait même par coeur, elle mettait ses vers en musique et les chantait en s'accompagnant de la cithare. «Aucun musicien, disait Pline d'un air ravi, ne lui a donné des leçons; elle est l'élève de l'amour, le meilleur des maîtres.» Ces talents, acquis ou naturels, n'étaient pas ceux que les vieux Romains vantaient chez leurs femmes. Si elles les avaient possédés; ils en auraient peut-être joui chez eux aux heures de retraite et de solitude, mais ils se seraient bien gardés d'en faire confidence au public. Du temps de Pline, on n'avait plus ces scrupules. L'histoire nous montre que pendant tout l'empire les femmes ont été moins esclaves des anciens préjugés, plus libres, plus mêlées au monde et fort occupées d'y paraître avec avantage. Quelques esprits chagrins s'en affligeaient; il y a une nuance de mécontentement et de regret dans cette réflexion de Tacite à propos de Livie: «elle était plus avenante qu'on ne l'eût permis à une femme d'autrefois.» Sans doute cette avidité de plaire, cette recherche des agréments de l'esprit, cette facilité de mœurs, pouvaient présenter quelques dangers, mais il faut se souvenir avant de les condamner, qu'elles avaient aussi des avantages. Il est possible, quoique cette opinion ait d'abord l'air d'un paradoxe qu'elles aient servi à préserver ce qui restait à Rome de la vie de famille. N'oublions pas, quand nous jugeons la conduite des femmes sous l'empire, qu'en cultivant des arts que l'opinion semblait jusque-là leur défendre, en devenant plus mondaines, en essayant d'être plus attrayantes, elles diminuaient la tentation que l'homme pouvait éprouver de placer en des lieux différents son affection et son estime, son devoir et son plaisir, et que c'est à ce prix peut-être que les Romains ont évité ce triste partage de la vie qu'on avait accepté si aisément chez les Grecs.

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