Saint-Simon à la cour

Gaston Boissier
CHAPITRE III


En quittant le service, Saint-Simon ne prenait pas congé de la cour. Au contraire, il disait au Roi, dans sa lettre, que « la résolution qu'il avait prise bien malgré lui aurait au moins l'avantage de le rendre plus assidu auprès de sa personne et de lui procurer l'honneur de le voir d'une façon plus continue». Il a tenu parole, et l'on peut dire que jusqu'à la mort du Roi il ne s'est éloigné de Versailles que par accident et pour quelques jours. Il nous faut l'y suivre pour achever de le bien connaître, voir ce qu'il y faisait et comment il y a vécu.

Versailles a été pendant un siècle — du 6 mai 1682 au 6 octobre 1789 — le siège de la monarchie française; mais ce n'était pas un palais comme un autre. Louis XIV lui donna, en le rebâtissant, un caractère tout particulier: il n'en fit pas seulement la résidence du Roi, comme avait été Saint-Germain, mais la demeure de la royauté. Dans ces deux immenses ailes dont il flanqua le petit château de cartes de son père, il voulut réunir tout ce qui avait quelque part à son autorité ou quelque place dans sa faveur. Cette concentration devait avoir des conséquences fâcheuses. Je ne veux pas seulement parler des ambitions, des rivalités qui, étant ainsi rapprochées, devenaient plus vives, des intrigues perpétuelles et acharnées sur ce théâtre étroit; ce qui est plus grave, c'est que Versailles, avec sa population pressée, formait un monde qui se suffisait à lui-même, qu’on y respirait une atmosphère à part, que l'air du dehors ne venait pas rafraîchir, et qu'ainsi la royauté et la nation risquaient de s'isoler l'une de l'autre et pouvaient finir par ne plus se reconnaître. — Ce fut une des grandes causes de la Révolution française.

Quelque vaste que fût le château, tout le monde n'y pouvait pas demeurer; on était quelquefois forcé d'habiter dans les environs. Saint-Simon, qui ne voulait pas perdre la cour de vue, possédait à Versailles un petit hôtel qui existe toujours, dans l'avenue de Saint-Cloud. Il aurait bien voulu être encore plus rapproché du Roi et obtenir un logement dans le château même: c'était le vœu de tout le monde; mais il ne fut réalisé pour lui qu'assez tard. En attendant, il vivait d'emprunt, tantôt campé dans un cabinet de M. de Pontchartrain, tantôt habitant chez le jeune duc de Lorges, son beau-frère. Il ne fut définitivement logé qu'en 1710, quand Mme de Saint-Simon devint dame d'honneur de la duchesse de Berry. Son appartement était au premier étage, de plain-pied avec la chapelle, vers le milieu de l'aile du Nord, qu'on appelait l'aile neuve. Il se composait de deux chambres et de deux cabinets qu'on avait coupés par le milieu dans la hauteur, et qui formaient de petites pièces obscures et mansardées, où ne pénétraient ni l'air ni le jour. C'est dans l'une de ces pièces, qu'il appelait son trou d'entresol, qu'il se retirait pour travailler. Voilà pourtant où consentaient à vivre les plus grands personnages, qui possédaient ailleurs de riches hôtels, des châteaux magnifiques, avec toutes les commodités et toutes les élégances de la vie! Pour être près du Roi, à la source des distinctions et de la fortune, ils renonçaient aux plaisirs du chez-soi, à l'intimité de la famille, ils compromettaient leur bonheur, ils risquaient même leur santé, car cette immense maison où, depuis le rez-de-chaussée jusqu'aux combles, se pressaient cinq mille habitants, était fort malsaine. Les maladies de venin, comme on disait alors, quand elles s'y mettaient, n'épargnaient ni petits ni grands. Il circulait alors des bruits sinistres: on parlait de poison, on racontait les circonstances du crime, on nommait tout bas les coupables. C'étaient de vaines hypothèses: ne suffisait-il pas, pour expliquer ces accidents tragiques, de l'entassement de tant de personnes dans cette demeure superbe et empestée?

Comment les habitants du château passaient-ils leur existence? Saint-Simon est un de ceux qui nous le font le mieux connaître. Il a dépeint un peu partout, dans ses Mémoires, ce qu'il appelle d'un mot fort heureux la mécanique de la cour. C'est bien, en effet, une mécanique, une sorte d'horloge montée toujours de la même façon, et qui marque pour chaque moment de la journée l'occupation à laquelle on doit se livrer ou le plaisir qu'il faut prendre. Tout est réglé et fixe. Le Roi se lève et se couche tous les jours avec le même cérémonial; il a ses heures pour recevoir sa famille, tenir ses conseils, travailler avec ses ministres. Quoi qu'il ait à faire, il assiste à la messe tous les matins: il n'a manqué de l'entendre qu'une fois dans sa vie, pendant une de ses campagnes. Il dîne à deux heures; puis, quelque temps qu'il fasse, il se promène dans ses jardins, il va voir planter ou bâtir et cause avec les ouvriers: c'est une de ses grandes distractions, aussi ne cesse-t-il de bâtir et de planter. Plusieurs fois par semaine, il chasse à tir ou à courre. Il se contente ordinairement de courir le cerf; mais son fils, qui aime les exercices violents, chasse le loup. — Qui le croirait? il y a deux siècles à peine, on prenait encore des loups dans la forêt de Meudon et même dans le bois de Boulogne. — Quand la nuit tombe, on rentre. Alors commence ce qu'on appelle « les grands appartements». Dans la saison d'hiver, trois fois par semaine, depuis le salon de la Guerre jusqu'à la chapelle, tout est ouvert et éclairé; partout on se presse; les courtisans se livrent à toute sorte de divertissements: on regarde danser, on écoute les symphonies, surtout on joue. Le jeu, la grande distraction des désœuvrés, fleurit plus que tout le reste à la cour de Louis XIV! Il y a des joueurs habiles, comme Langlée et Dangeau, qui s'enrichissent: c'est le petit nombre. Quelques-uns, même parmi les plus grands seigneurs, comme d'Antin, sont soupçonnés de n'être pas honnêtes, et « d'aider la fortune». D'ordinaire on perd plus qu'on ne possède, et l'on se ruine. À dix heures, le Roi soupe à son grand couvert, et les courtisans le regardent souper. Quelquefois, dans les circonstances extraordinaires, la fête se prolonge. La grande galerie s'éclaire de deux mille bougies et l'on danse jusqu'au jour. Ajoutons à ces divertissements de Versailles un séjour régulier tous les ans à Compiègne et à Fontainebleau, et de temps en temps des voyages de quelques jours à Marly, et nous aurons le tableau complet de la vie qu'on mène à la cour depuis le 1er janvier jusqu'au 31 décembre.

Cette vie a été celle de Saint-Simon jusqu'à la mort de Louis XIV; pendant vingt-quatre ans il a fait exactement ce que faisaient tous les autres. Le matin, il assistait au lever du Roi, il le suivait à la chapelle, il le regardait prendre ses repas, il l'accompagnait dans ses promenades. Quand c'était le jour d'aller à Marly, il s'approchait de lui, comme tout le monde, en disant: « Sire, Marly»; fort heureux si le Roi le mettait sur la liste des favorisés qu'il y emmenait avec lui. Le soir, il se trouvait à son coucher, et se regardait comme très honoré de tenir son bougeoir, pendant qu'il lisait ses prières. Il était de toutes les fêtes, et même, à ce qu'il semble, il y trouva d'abord du plaisir. Il a pris soin de noter, dans ses Mémoires, comme un événement d'importance, qu'en 1692 il dansa pour la première fois chez le Roi « et qu'il y menait Mlle de Sourches, la fille du grand prévôt, qui dansait fort bien». En 1700, l'hiver fut très brillant; « il n'y avait soir qu'il n'y eût bal», et Saint-Simon n'en manqua pas un. « Mme de Saint-Simon et moi, dit-il, fûmes les dernières trois semaines sans voir le jour. Je fus ravi de voir arriver les Cendres et j'en demeurai un jour ou deux étourdi.» Cependant on se lasse de tout, et du plaisir plus vite que du reste. En 1708, Saint-Simon avait trente-trois ans; il crut pouvoir prendre sa retraite des bals de la cour et n'y plus paraître que comme spectateur. Le Roi n'en fut pas content; il voulait qu'on s'amusât. Quand il donnait une fête, personne n'avait le droit de s'en dispenser. Un jour que Mme de Saint-Simon avait perdu l'une de ses meilleures amies, elle aurait bien désiré ne pas assister à un bal de la cour; mais, de peur de fâcher le maître, elle n'osa pas rester chez elle. « Cinq ou six heures après en avoir appris la nouvelle, avec les yeux gros et rouges, il fallut aller danser.» On ne devait pas pleurer à Versailles, et le Roi en donnait l'exemple; rien n'interrompait pour lui le cours des divertissements. Dangeau rapporte que lorsqu'il apprit la mort de M. le Prince (le grand Condé), il s'en montra très affligé; puis il ajoute: « Le soir, il y eut comédie». Il faut rendre cette justice à Saint-Simon que cette insensibilité royale, que d'autres appellent grandeur d'âme, l'indignait. Quand il nous raconte que le roi d'Espagne, le jour des obsèques de sa femme, avec laquelle il avait très bien vécu, se laissa persuader d'aller chasser, et que s'étant trouvé à portée du convoi, il le regarda passer et continua sa chasse, il ne peut s'empêcher de s'écrier: « Ces princes sont-ils faits comme les autres humains?»

Quand on connaît Saint-Simon, on n'est pas surpris que cette vie à la fois si pleine et si vide ne l'ait pas toujours contenté. Il se sentait fait pour autre chose que pour tenir la nappe du Roi quand il communiait, ou porter son bougeoir à son coucher. Ce « tissu de petitesses arrangées», comme il l'appelle, dont se composait la vie d'un courtisan, et qui suffisait à tant d'autres, lui parut à la fin intolérable. Il devait être un jour tenté de faire quelque effort pour sortir de son oisiveté et toucher à des affaires plus sérieuses; et il n'était pas possible non plus que le Roi, qui avait l'œil sur tout, ne finit pas par s'en apercevoir.

Comment naquit, entre le Roi et Saint-Simon, cette inimitié réciproque dont la trace se retrouve à chaque instant dans les Mémoires? Il est aisé de s'en rendre compte. Chez Saint-Simon, ce sentiment remontait haut, et jusqu'à sa première jeunesse. Son père, qui n'avait aucune raison de se plaindre de son sort, était pourtant un mécontent. L'ancien favori de Louis XIII se sentait dépaysé au milieu d'une cour nouvelle. L'isolement où on le laissait, quand il lui arrivait d'y paraître, la froide politesse du Roi, la hauteur des ministres, le faisaient amèrement souvenir de ces quelques années où il jouait un rôle important, où sa protection était recherchée, où il avait des courtisans et des flatteurs. Aussi s'était-il décidé à rester le plus possible chez lui, avec des amis de son âge, qui partageaient ses regrets. La société de ce vieillard morose, qui parlait toujours d'une autre époque, et ne trouvait pas le présent à son gré parce qu'il ne s'y trouvait pas à sa place, dut exercer une grande influence sur un jeune homme qui aimait tendrement et respectait son père. Les autres arrivaient à la cour disposés à tout admirer, prêts à se laisser éblouir par cette grandeur et cette gloire qu'ils entendaient vanter depuis leur enfance; quant à lui, qui avait passé ses premières années à côté de gens qui parlaient de tout librement, il lui fut aisé de se défendre de ces séductions. Ces dehors brillants, qui tournaient la tête à la jeunesse, ne lui cachèrent pas le vide du fond; en face du Roi, il fut maître de lui dès le début et le jugea.

Le Roi, de son côté, comprit vite que ce petit duc hautain et cérémonieux échappait à sa puissance, et ils passèrent vingt-quatre ans l'un près de l'autre, dans des rapports de malveillance polie, qui faillirent plus d'une fois arriver à des éclats fâcheux. Louis XIV n'aimait pas les gens qui avaient leur franc parler, et Saint-Simon avoue lui-même qu'« il s'exprimait sur les hommes et sur les choses d'une façon à emporter la pièce». Quand plus tard le Roi lui annonça, avec beaucoup de bonne grâce, qu'il nommait Mme de Saint-Simon dame d'honneur de la duchesse de Berry, il lui dit, en finissant l'entretien: « Surtout, monsieur, il faut tenir votre langue». Ce qui ne blessait pas moins Louis XIV, c'est la susceptibilité farouche de Saint-Simon sur tout ce qui tenait à son rang. Il lui fut insupportable de voir ce jeune homme, dès son arrivée à la cour, s'engager sans cesse dans des luttes de préséance, se faire l'âme d'un parti et pousser les autres ducs à des résistances qui lui déplaisaient. Il n'aimait la noblesse que comme une sorte de décoration pour son trône, et il n'était pas disposé à lui reconnaître des droits qui la rendraient indépendante de son autorité. Il tenait à « communiquer l'être à tout», et tout ce qui prétendait avoir quelque existence par soi-même lui faisait ombrage. Il lui semblait sans doute que s'attacher aux privilèges de la naissance et les soutenir était une manière de limiter son pouvoir. — Remarquons en passant que, s'il en est ainsi, ces questions de préséance ne doivent pas nous sembler aussi futiles que nous nous le figurons, puisqu'au fond il s'agissait de savoir s'il y avait quelque droit en dehors de l'autorité royale, si devant ce despotisme sous lequel ployait toute la France, quelques familles au moins pourraient encore rester debout. J'avoue que lorsqu'on fait ces réflexions on est disposé à trouver les disputes éternelles de notre forcené duc et pair moins ridicules, et que la sévérité même de Louis XIV pour lui nous avertit de lui être un peu plus indulgents.

Il y avait encore d'autres raisons qui devaient éloigner le Roi de lui. D'abord il ne pensait pas comme tout le monde, ce qui était un défaut dans une cour si bien réglée. De plus, sa façon de vivre n'était pas tout à fait celle des autres: il ne jouait pas, il ne dansait plus, il ne chassait guère; que pouvait-il donc faire à ses heures de loisir? On savait qu'il lisait et qu'il écrivait beaucoup, et ses ennemis en profitaient pour le rendre suspect. Ils affectaient de vanter son esprit et ses connaissances; or le Roi n'aimait pas qu'on dépassât la ligne commune. Il avait un goût particulier pour les gens ordinaires; c'est ce qui le charmait surtout chez le duc de la Rochefoucauld, le fils de l'auteur des Maximes, qui ne ressemblait pas à son père: « Son court, dit Saint-Simon, lui plut et le mit à l'aise». Au contraire, il se sentait gêné avec des gens qui en savaient plus que lui. Ceux qui exprimaient des opinions personnelles, qui, dans leurs entretiens, « s'écartaient de la fadeur de la Gazette de France», lui semblaient dangereux. Les discoureurs étaient pour lui ce qu'étaient les idéologues pour Napoléon. Il soupçonnait que lorsqu'on étudie trop le passé, c'est pour y chercher des motifs de n'être pas satisfait du présent et que les gens qui se permettaient « d'avoir des vues» avaient ordinairement des vues contraires aux siennes.

Il faut avouer qu'en ce qui concerne Saint-Simon il ne se trompait pas. Il devinait juste, quand il voyait en lui un mécontent, presque un révolté. Et ce mécontent n'était pas de ceux dont la mauvaise humeur ne va pas plus loin que de se moquer de temps en temps des gens en place. Après avoir attaqué les ministres, il s'en prenait au gouvernement même. Le régime sous lequel il vivait ne lui plaisait pas; il en voyait les défauts et osait les dire. Il avait des idées à lui sur le gouvernement, et quand il était seul, dans son trou d'entresol, il écrivait des projets pour réformer l'État. Quoiqu'il prétende que c'était « pour son soulagement», et sans aucune pensée de voir jamais ses plans se réaliser, je crois bien qu'au fond il nourrissait quelque vague espérance de n'avoir pas travaillé pour rien. Il ne s'est jamais défendu d'être ambitieux, et il avouait de bonne grâce à ses amis qu'« il aurait souhaité d'être élevé à la première dignité de son pays». Il aimait le pouvoir, et en attendant qu'il l'exerçât lui-même, il s'approchait volontiers de ceux qui en étaient revêtus. On a remarqué qu’à un moment il s'est trouvé intimement lié avec les ministres les plus importants. Il connaissait de tout temps le chancelier Pontchartrain; Beauvillier, qui le traitait comme un fils, lui procura l'amitié du duc de Chevreuse, son beau-frère, « avec lequel il n'était qu'un cœur et qu'une âme». Enfin il finit par entrer fort avant dans les confidences de Chamillart, qui occupait à la fois la place de Louvois et celle de Colbert. Il n'est guère vraisemblable que ces brillantes liaisons lui soient venues toutes seules, comme il a l'air de le dire, et sans qu'il allât au-devant d'elles; mais quand il se serait donné, pour les acquérir, plus de peine qu'il ne le laisse entendre, je ne vois pas qu'il y ait lieu de le lui reprocher. Ce n'est pas un crime après tout que de vouloir se mettre bien avec un ministre. En tout cas, nous pouvons être sûrs que, dans ses rapports avec ces grands personnages, il n'a jamais manqué de dignité. C'était un mauvais courtisan; il a dû souvent lui arriver, par sa rude franchise, par la bonne opinion qu'il avait de lui et l'obstination qu'il mettait à défendre ses idées, d'impatienter des gens qui ne sont guère accoutumés à être contredits. Un jour, le duc de Beauvillier, frappé de quelques observations qu'il lui présentait sur la conduite du duc de Bourgogne, le pria de les écrire pour les mettre sous les yeux du prince. Saint-Simon, qui ne demandait pas mieux, en commença la rédaction avec beaucoup de réserve et de retenue: il voulait instruire et non blesser; mais bientôt après «la plume lui tourna dans les doigts»; il fut si franc, si vif, si dur même qu'on n'osa pas montrer l'écrit à celui pour lequel il était fait. Saint-Simon nous l'a conservé dans ses Mémoires, et il a eu bien raison, car il lui fait grand honneur. Après avoir donné au prince d'excellents conseils, il n'hésite pas à lui dire des vérités fâcheuses: il lui reproche de vivre trop à l'écart, de perdre trop de temps aux pratiques d'une dévotion mal éclairée, de ne pas s'émanciper assez de son confesseur, de manquer de sérieux dans ses divertissements et de prendre des plaisirs « de séminariste en récréation». Il est rare qu'on parle de ce ton à l'héritier d'un trône. Ce petit écrit est l'œuvre non seulement d'un homme de sens et d'un politique, mais d'un honnête homme qui risque de déplaire pour être utile et songe à l'Etat plus qu'à lui-même.

Cette liberté de parole n'était pas le meilleur moyen de réussir à la cour: Saint-Simon s'en aperçut bien. Le Roi, auquel on avait soin de redire les propos piquants qui lui échappaient, était de plus en plus irrité contre lui. Ses liaisons avec les ministres, loin de le servir, lui faisaient des jaloux. « On ne voulait pas, dit-il, que j'eusse des ailes!» Aussi, quand arriva la disgrâce de Chamillart, qui semblait lui enlever sa dernière espérance, il regarda sa situation comme tout à fait perdue. Fatigué de ce qu'il appelle « ses fortunes de perspective», qui ne se réalisaient jamais, il forma le projet de quitter définitivement la cour. Heureusement pour lui et pour nous, sa femme et quelques amis le retinrent. Mme de Saint-Simon était encore jeune; il lui parut sévère d'aller s'enterrer à la Ferté. Elle décida son mari à faire une dernière tentative avant de prendre une aussi grave résolution. Il demanda donc une audience au Roi, s'expliqua devant lui, parvint à dissiper ses soupçons et crut avoir reconquis sa confiance.

Ce fut une crise décisive dans la vie de Saint-Simon. À partir de ce moment, ses affaires prirent une autre tournure. Il eut assez d'ascendant sur le duc d'Orléans, avec lequel il était resté lié depuis son enfance, pour le décider à se séparer de Mme d'Argenton, sa maîtresse déclarée; puis il prit une part très importante au mariage de Mademoiselle et du duc de Berry. À l'en croire, c'est lui qui aurait tout conduit; il est sûr au moins qu'il écrivit la lettre que le duc d'Orléans adressait au Roi pour lui demander de l'honorer de cette alliance. Mais ce qui fut pour Saint-Simon un plus grand succès que tout le reste, c'est que M. de Beauvillier l'introduisit auprès du duc de Bourgogne, son élève.

Le duc de Bourgogne, ou plutôt le Dauphin (c'est ainsi qu'on l'appelait depuis la mort de Monseigneur), accueillit bien Saint-Simon; il le reçut en particulier et le fit parler de ce qui lui tenait le plus au cœur, de sa dignité perdue, des privilèges qu'on avait ôtés aux ducs et pairs et de la nécessité de les leur rendre. Saint-Simon était si plein de son sujet qu'il dut s'exprimer avec éloquence: il nous dit que le Dauphin en fut touché. D'autres audiences suivirent, où les questions les plus graves furent abordées. Le mystère même, et un certain air de conspiration, dont ces rendez-vous étaient entourés pour en dérober la connaissance au Roi, leur donnaient un charme de plus. À l'heure convenue, Saint-Simon s'insinuait par la garde-robe où Duchesne, le valet de chambre du prince, l'attendait. Quand il s'était introduit dans le cabinet, les verrous étaient tirés. — Une seule fois la précaution fut oubliée, et la Dauphine surprit les interlocuteurs. — Sûrs de n'être pas entendus, ils s'entretenaient en toute liberté. La conversation était longue, sérieuse, précise: «nul verbiage, nul compliment, nulles louanges, nulles chevilles, aucune préface, aucun conte, pas la plus légère plaisanterie: tout serré, substantiel, au fait, au but; rien sans raison, sans cause, rien par amusement et par plaisir». Ce qui charmait le Dauphin, c'est que Saint-Simon n'était jamais pris au dépourvu; il avait beaucoup réfléchi, il était prêt sur tout. Ces fameux plans de gouvernement, qu'il avait rédigés dans ses loisirs, et qu'il tenait sous clef par prudence, sortirent enfin de l'ombre. Il arrivait à ces audiences les poches enflées de papiers qui concernaient les affaires les plus graves ou les personnages les plus haut placés de la cour, sur lesquels le Dauphin lui avait demandé des renseignements particuliers. « Je riais souvent en moi-même, dit-il, passant par le salon, d'y voir force gens qui se trouvaient actuellement dans mes poches et qui étaient bien éloignés de se douter de l'importante discussion qui allait se faire d'eux.» Pour dérouter les curieux, il évitait de prendre un air d'importance; il s'appliquait à paraître indifférent, désoccupé; mais, quelque soin qu'il prît de se contenir, il est probable que sa joie perçait malgré lui. Il voyait bien qu'on s'apercevait de quelque chose. « Il était regardé, examiné, compté tout autrement qu'il ne l'avait été jusqu'alors; on le craignait, on le courtisait»: ce qui, au fond, ne lui était pas désagréable. Je ne crois pas qu'il ait jamais été plus complètement heureux dans sa vie. On sait quel coup de foudre mit fin à ce rêve et l'épouvantable catastrophe qui, en dix jours, coucha dans la même tombe le mari, la femme et leur fils aîné. Jamais une douleur aussi violente n'atteignit au cœur Saint-Simon. Il voyait toutes ses espérances s'évanouir à la fois. Sa parole a des accents d'oraison funèbre, quand il déplore ce terrible mécompte. Il a tenu à retracer les moindres circonstances de sa dernière rencontre avec le Dauphin. C'était à Marly, le lendemain du jour où la Dauphine était morte. Le pauvre prince, accablé de douleur et déjà lui-même mortellement atteint, hésitait à entrer chez le Roi qui l'attendait. « Voyant qu'il demeurait et se taisait, j'osai lui prendre le bras, lui représenter que tôt ou tard il faudrait bien qu'il vît le Roi, qu'il y avait plus de grâce à ne pas différer, et en le pressant de la sorte je pris la liberté de le pousser doucement. Il me jeta un regard à percer l'âme et partit. Je le suivis quelques pas et m'ôtai de là pour prendre haleine. Je ne l'ai pas vu depuis. Plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté sans doute l'a mis!»



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