Travail libre et travail servile

Émile Levasseur


DIMINUTION DU NOMBRE DES ESCLAVES. — ACCROISSEMENT DE LA CLASSE LIBRE. —CONDITION DES ESCLAVES SOUS L'EMPIRE. — L'AFFRANCHISSEMENT. — LA VILLA ET LE TRAVAIL SERVILE. — LE COLONAT. — L'ESCLAVE COMMERÇANT.


Diminution du nombre des esclaves. — Sénèque rapporte que le Sénat avait un jour donné l'ordre de distinguer les esclaves des hommes libres par un vêtement spécial, mais qu'il y renonça ensuite en songeant au danger qui eût menacé l'État si les esclaves s'étaient avisés de compter les citoyens 1. Environ deux siècles après, Alexandre Sévère eut la même pensée; il voulut assigner un costume à chaque classe d'hommes, surtout aux esclaves, afin qu'étant aisément reconnaissables, ils ne pussent se mêler au peuple et exciter des séditions. Ulpien et Paul, ses conseillers, le détournèrent de cette mesure par la crainte de désigner aux humiliations les gens de basse condition et d'exciter ainsi des rixes 2.

La différence des motifs allégués dans l'un et l'autre cas indique le changement qui s'était produit du Ier au IIIe siècle. Au IIIe, les esclaves étaient moins nombreux: ils avaient cessé d'être un danger. La guerre n'amenait plus chaque année sur le marché la foule de captifs à vil prix qui allaient autrefois grossir les familles des riches citoyens.

Les naissances étaient devenues la principale source qui alimentait l'esclavage et cette source était appauvrie par les affranchissements; l'adoucissement des mœurs, le progrès des idées d'humanité, la doctrine stoïcienne qui avec les Antonins monta sur le trône impérial, puis l'influence du christianisme, les libéralités testamentaires, et quelquefois même l'intérêt des maîtres qui vendaient la liberté à leurs esclaves 3 les rendirent très fréquents sous l'Empire 4. Le maître affranchissait des esclaves par testament; il en affranchissait pour récompenser ceux qui l'avaient bien servi de son vivant; ou même par ostentation de libéralité; il en affranchissait de son vivant pour se faire un brillant cortège de clients, ou parce qu'il attendait plus de services d'un affranchi dévoué que d'un esclave indolent; car, quoique l'esclave n'eût pas de propriété en droit, il avait souvent un pécule. D'ailleurs un ami pouvait payer sa libération. À Rome, le maître pouvait avoir intérêt à affranchir des esclaves; parce que les esclaves devenus citoyens participaient à la distribution des vivres, congiarium, et que certains maîtres partageaient avec leurs affranchis. 5

Déjà, au début de la période impériale, Auguste crut nécessaire, afin que l'ordre social ne fût pas bouleversé, de restreindre la faculté qu'avaient les maîtres de disposer de leurs esclaves. En même temps il prenait des mesures favorables aux affranchis par la loi Junia, il défendait par les lois Ælia Sentia et Fufia Caninia de donner à des esclaves au-dessous de trente ans la liberté, ou du moins la liberté complète impliquant le droit de citoyen, et d'en affranchir par testament dans certains cas plus de cinq et jamais plus de cent 6. Ces lois étaient encore en vigueur sous les Antonins, dans un temps où le progrès des mœurs avait rendu l'affranchissement plus facile, avait fait supprimer les ergastula et décréter des peines contre les maîtres qui mettaient à mort leurs esclaves 7. L'affranchissement entra de plus en plus dans les mœeurs; les lois rendus en faveur des esclaves se succédèrent et le nombre des affranchis se multiplia à partir des Antonins et après eux. Il y cul. cependant toujours des propriétaires possédant des légions d'esclaves.

Dans les familles nombreuses il y avait non seulement une division du travail très tranchée, mais une hiérarchie; la masse des esclaves était subordonnée à des esclaves chefs, par exemple à des décurions à la ville, à un villicus à la campagne. Il y avait même des esclaves d'esclaves, désignés ordinairement, sous le nom de vicarii 8.

Accroissement de la classe libre. — La rareté et, par suite, la cherté des esclaves durent rendre leur travail plus coûteux. Il est probable que la classe libre des manouvriers et des artisans, dont les rangs devenaient plus pressés à mesure que ceux de la classe servile s'éclaircissaient, put, à son tour, leur faire plus de concurrence. On voit des affranchis et des ingénus se mêler et se substituer aux esclaves jusque dans la profession de gladiateur 9.

Des hommes libres et des affranchis s'étaient trouvés d'ailleurs depuis bien longtemps mêlés aux esclaves comme artisans exerçant un métier, ou comme ouvriers louant leurs bras pour un salaire. Au dernier siècle de la République on employait, en Italie, des ouvriers salariés, qu'ils fussent des hommes libres stipulant pour leur compte ou des esclaves loués par leur maître. On sait en effet, ne fût-ce que par l'exemple de Crassus, que des maîtres à Rome et assurément aussi dans d'autres villes se procuraient un revenu par la location d'esclaves artisans, comme ferait de nos jours un loueur de chevaux. C'est une erreur de croire que l'esclavage excluait le salariat; il l'abaissait par son contact, mais il ne le supprimait pas. Même à la campagne, Cicéron parle de salaire de journalier 10; Caton remarque que, quand on vit en bonne intelligence avec ses voisins, il est plus facile de demander en location leurs ouvriers ou de leur donner les siens 11. Varron dit expressément que les travaux agricoles sont exécutés par des hommes libres, ou par des esclaves, ou par les uns et les autres à la fois; il ajoute même qu'il est plus avantageux de faire cultiver les terrains difficiles par des mercenaires que par des esclaves 12.

Rome et l'Italie, où résidaient les maîtres du monde, étaient les grands centres vers lesquels la conquête avait fait affluer le plus les troupeaux d'esclaves et dans lesquels la richesse a maintenu pendant des siècles la prédominance du travail servile. Il n'en était pas tout à fait de même dans les provinces. Celles-ci étaient des pays conquis, et quoique Rome y eût introduit ses lois et ses institutions sociales, quoique la grande propriété rurale y fût aussi presque toujours cultivée par des mains serviles, la proportion des esclaves dans l'industrie urbaine était probablement moindre que dans les cités d'ltalie. Un historien a tracé de l'activité du travail à Alexandrie un tableau qui permet de supposer que les hommes libres devaient y prendre une large part 13.

La Gaule était une de ces provinces et elle était une des plus riches. Il paraît certain que la population servile, quelle qu'ait été la condition du peuple pendant la période barbare, n'y a jamais été aussi nombreuse qu'à Rome.

Condition des esclaves sous l'Empire. — Néanmoins l'esclavage resta en Gaule pendant plusieurs siècles et jusqu'à la chute de l'Empire une des conditions sociales de la classe ouvrière. Sur cette condition que les historiens et les jurisconsultes ont maintes fois décrite il est inutile d'insister 14. Il suffit de dire que l'homme devenu esclave par laa conquête ou la naissance, était la propriété de son maître, considéré comme une chose, res, mais une chose d'une espèce particulière à laquelle la loi et la coutume avaient peu à peu attribué certains droits. L'esclave ne pouvait pas en avoir en matière politique. Longtemps même il n'en avait eu aucun en matière civile. Légalement, il' n'était ni mari ni père,. parce que sa femme et ses enfants étaient, comme lui, la propriété du maître, et, en fait la même femme était parfois attribuée à deux esclaves. Longtemps il n'a pu ni transmettre des biens ni recevoir un héritage. S'il devenait l'auteur ou la victime d'un crime, c'était son maître qui, étant responsable du dommage causé par sa «chose» où ayant, subi lui-même un préjudice, estait en justice; s'il était appelé devant un tribunal pour fournir des renseignements, il n'était pas pour cela considéré comme un témoin. Il était justiciable de son maître qui le pumissait et qui pouvait même le mettre. à mort. Il faisait partie de la familia, mais à peu près comme le bétail fait partie de la ferme. Il pouvait être vendu; les jurisconsultes ont remarqué que les formalités de cette vente ressemblaient à celles de la vente d'une terre. Il pouvait être légué; il pouvait être loué à un tiers, ainsi qu'un cheval. Les lois romaines sur cette matière étaient appliquées à la Gaule.

Cependant, sous l'Empire, le progrès des mœurs adoucit quelque peu la rigueur de l'institution servile. Le maître perdit le droit de justice et dut déférer aux tribunaux l'esclave coupable; il put être contraint à le vendre dans le cas où il le traitait avec cruauté 15. Par une décision de l'empereur Claude, il perdit tout droit sur l'esclave malade lorsqu'il l'avait abandonné; par une décision d'Antonin, il fut puni du meurtre de son esclave comme s'il eût tué l'esclave d'autrui 16, et, même, depuis Constantin, comme s'il eût tué un homme libre. Le mariage de l'esclave fut à peu près reconnu par l'usage; l'esclave put faire des legs à ses compagnons de servitude. L'influence du stoïcisme d'abord, puis celle du christianisme se faisaient sentir; c'est cette dernière qui inspira la loi interdisant de vendre séparément le mari, la femme et les enfants 17.

Le christianisme, enseignant que tous les hommes sont égaux devant Dieu, tendait à rapprocher moralement l'esclave du maître. Il respecta l'institution qu'il lui eût été impossible d'abolir et que saint Augustin essayait d'expliquer en la présentant comme une des conséquences du péché originel; mais il conseillait la douceur. Il conseillait aussi l'affranchissement; deux édits de Constantin (316 et 321) rendirent légaux les affranchissements quand ils étaient faits par-devant l'évêque.

L'affranchissement. — L'affranchissement donnait entrée dans la société: l'affranchi, libertus, était une personne 18; toutefois, il n'avait pas la plénitude des droits de l'homme né libre, ingenuus 19. En effet, s'il était libre à l'égard des autres hommes et jouissait même des avantages de citoyen romain, jus quiritium, ou tout au moins du droit latin 20, il ne l'était pas à l'égard de son ancien maître devenu son patron; il restait dans la dépendance de celui-ci; il prenait son nom et faisait partie de sa familia; il lui devait respect et obéissance, comme le fils à son père 21. Il l'aidait de son corps ou de ses biens; il lui donnait une partie de son travail ou de son gain; il se mettait à son service pendant un certain nombre de jours fixé par le contrat d'affranchissement ou laissé à la volonté du patron, qui usait de ce droit pour lui-même ou s'en faisait un revenu en louant à autrui son affranchi, comme il eut fait d'un esclave; d'autre part, le maître devait nourrir son affranchi quand celui-ci le servait. L'affranchi qui se dérobait à ses devoirs et qui était convaincu d'ingratitude pouvait être remis en servitude. La loi et l'usage mirent cependant, à partir des Antonins, des conditions ou des limites à ces obligations, operæ; de l'affranchi: celui-ci pouvait s'en libérer à prix d'argent. Membre de la famille, l'affranchi ne pouvait pas se marier sans l'autorisation de son patron et, s'il ne laissait pas d'enfants, son héritage était dévolû à ce patron. Cependant, quand il avait le titre de citoyen romain, il jouissait de la faculté de tester.

Les liens de l'affranchi, comme ceux de l'esclave, se détendirent un peu durant la période impériale. La condition d'affranchi, ne fut plus légalement héréditaire. Les affranchis, qui s'étaient infiltrés peu à peu dans presque, tous les rangs de la société, devinrent comme une sorte de trait d'union entre l'esclave placé au dernier rang et le personnage sorti de la servitude par l'affranchissement et anobli par la fortune ou la fonction. La classe des affranchis continua donc à constituer une partie considérable de la population rurale et urbaine et resta une des dépendances importantes de la puissance des grands 22.

On a trouvé un grand nombre d'inscriptions funéraires d'affranchis ayant exercé des métiers 23.

La villa et le travail servile. — Dans les villes, les collèges d'artisans admettaient, ainsi que nous le verrons, des affranchis, voire même des esclaves. Parfois les maîtres, en affranchissant par testament un esclave, lui léguaient la boutique qu'il avait tenue et les marchandises qui s'y trouvaient 24. Dans les campagnes, affranchis et esclaves étaient employés aux travaux du maître; souvent ils y étaient plus durement traités qu'à la ville.

On désignait dans la Gaule romaine comme en ltalie, sous le nom de villa une grande exploitation agricole 25.

Quelle était l'étendue des domaines agricoles sur lesquels on les rencontré? Très diverse assurément. Il est probable cependant qu'elle était plus vaste en général que ne sont en moyenne les grandes propriétés du XIXe siècle en France; mais la terre rendait moins. Ausone, dans ses Idylles, qualifie de petite, Ausonii villula, une propriété de 1 050 arpents qui était depuis quatre générations le patrimoine de sa famille; il est vrai qu'un poète se permet des licences de langage qu'on ne peut pas prendre pour des données statistiques 26. Si le domaine était très vaste, la nombreuse population d'esclaves et de colons qui le faisait valoir et de gens de métier et de service qui y étaient attachés habitait ordinairement un vicus, sorte de hameau appartenant au propriétaire, comme la terre. Le même domaine pouvait en avoir plusieurs.

Dans tout domaine, se trouvait la villa proprement dite, centre de l'exploitation. Cette villa se composait ordinairement d'un bâtiment principal, dit prétoire ou villa urbaine, servant à l'habitation du propriétaire, plus ou moins luxueusement disposé suivant sa fortune, ses goûts, ses occupations et la durée ordinaire de son séjour 27. Les esclaves attachés à son service personnel étaient désignés sous le nom de familia urbana et logeaient sous son toit ou dans le voisinage.

La familia rustica, employée à la culture et à divers métiers, occupait d'autres bâtiments qui contenaient aussi les étables et les écuries. Elle comprenait quelquefois un nombre considérable d'esclaves, dont chacun avait sa fonction propre et était désigné par cette fonction: bubulcus, arator, asinarius, domitor, messor, vinitor, suarius, hortulanus, etc. 28

La «fructuaire» qui en dépendait, était la partie réservée aux récoltes engrangées et aux provisions de tout genre. Près des bâtiments se trouvaient le potager et le verger.

Tout le personnel servile était placé sous les ordres immédiats du fermier et de la fermière, villicus 29 et villica, qui étaient eux-mêmes de condition servile. Les esclaves travaillant aux champs étaient groupés en décuries et, durant les premiers siècles de la.période romaine, portaient des chaînes 30; ils étaient à cette époque punis du fouet ou de la prison qu'ils subissaient dans l'ergastulum de la villa 31.

Non seulement le vin et le pain, mais la plupart des outils de bois et même les outils de fer, les étoffes de lin et les draps, les vêtements étaient fabriqués par des esclaves, hommes et femmes, gens de métier dont les ateliers dépendaient de la rustique.

Vers la fin de l'Empire, il paraît que le propriétaire d'une grande villa était devenu parfois une sorte de seigneur féodal, ayant sous ses ordres une troupe armée qui faisait partie de sa familia, les uns comme clients libres recevant une solde, d'autres comme affranchis ou esclaves 32.

On a découvert en 1865 près de Namur, les restes de la villa d'Anthée qui paraît dater du Ier ou du IIe siècle et dont les ruines permettent de rétablir le plan 33. A la partie supérieure, un bâtiment rectangulaire flanqué de deux ailes où habitait le maitre: c'était la villa urbana; sur la gauche, le verger et un enclos pour le bétail; à l'entrée, le réservoir où aboutissait un aqueduc. Au-dessous de la villa urbana était la villa rustica composée de deux rangées de petits bâtiments bordant une large allée; d'un côté les ateliers, forge, serrurerie, poterie, etc., de l'autre, les logements des esclaves et des serfs, les greniers et les instruments agricoles. La villa entière était ceinte d'un mur.

La villa, que M. Fustel de Coulanges croit avoir occupé une étendue parfois aussi considérable que les petites communes rurales de nos jours,était essentiellement un centre agricole, mais elle avait aussi un certain caractère industriel, puisqu'on y confectionnait presque tous les objets nécessaires à la vie de ses habitants. Elle se suffisait presque complètement à elle-même, achetant sans doute très peu au dehors et vendant une partie des denrées de son cru. Le propriétaire, maître absolu de sa famille et exerçant sur elle une sorte de magistrature dans son «prétoire», malgré l'obligation de déférer les crimes au tribunal, peut être regardé, malgré la diversité des temps, des mœurs et des institutions, comme l'ancêtre du seigneur féodal.

A la ville, les gens riches avaient aussi, vers la fin de l'Empire comme sous la fin de la République, leurs esclaves, lesquels formaient à proprement parler la familia urbana. C'étaient les domestiques de la maison, et il est très probahle que dans un temps où le travail manufacturier n'était pas organisé en fabrique, ces domestiques exerçaient beaucoup de métiers utiles à la communauté, faisant vers la fin de l'Empire comme sous la République, la farine et le pain, préparant les aliments, tissant une partie des vêtements, etc. Il devait aussi y avoir des maîtres qui louaient le travail de leurs esclaves, puisqu'on trouve des esclaves dans les collèges industriels. Athénée, dit qu'indépendamment de la famille rustique, les maîtres possédaient des tisserands, des lapidaires, des potiers, etc., et le Digeste nous apprend qu'un esclave qui, exerçant un métier, gagnait un salaire annuel, ne devait pas être compris comme l'esclave ordinaire, dans le cheptel de la ferme 34.

Le colonat. — A la campagne, le maître, au lieu de faire cultiver sa terre par les décuries serviles, assignait parfois un champ à un esclave qui devait lui remettre une partie déterminée des fruits. Ce. genre d'amodiation, qui constituait un usage et non un contrat, puisqu'il ne pouvait pas y avoir contrat entre le maître et l'esclave, se pratiquait déjà sous la République. Cependant la loi, sous l'Empire, finit par fixer légalement au sol le colon esclave, en défendant au maître de le séparer par vente ou autrement de sa culture 35.

Dans les grands, domaines ruraux, on trouvait en outre de très petites exploitations louées à des fermiers, hommes libres, ou tenues par des colons, hommes libres aussi en droit et en fait, mais avec certaines restrictions. Cette dernière espèce de colons, que l'on voit apparaître dès les premiers siècles et se multiplier vers la fin de l'Empire, jouissait des droits de citoyen; mais ces colons étaient attachés à la terre qu'ils cultivaient sans en être propriétaires; ils avaient à payer une redevance fixe en nature et, quoique libres, ils ne pouvaient pas quitter cette terre; on était colon de père en fils. De son côté, le propriétaire ne pouvait les en séparer sans leur consentement, nexus colonarius, dit une novelle de Valentinien. Le lien qui les retenait légalement ressemble à celui qui enchaînait alors certains artisans et marchands à leur profession.

Beaucoup de barbares dans les derniers siècles furent fixés en Gaule, de gré ou de force, à titre de colons. L'histoire du colonat, qu'on a signalé avec raison comme une les origines probable du servage de la glèbe, n'appartient pas à celle des classes ouvrières de l'industrie; nous n'avons pas à y insister 36.

L'esclave commerçant. — Le Romain affectait de dédaigner le petit négoce, mais il ne dédaignait pas le lucre. Propriétaire cultivateur, il faisait vendre les denrées que son personnel ne consommait pas dans sa villa et souvent il ouvrait dans une partie des bâtiments une boutique, taberna, que tenait un de ses esclaves. Entrepreneur d'industrie ou de transport, prêteur d'argent, il faisait valoir ses capitaux par les soins d'esclaves dans lesquels il plaçait sa confiance et qui ont occupé, à des degrés divers, une situation particulière et importante dans le commerce, surtout pendant les trois derniers siècles de l'Empire.

Ces esclaves, préposés à une entreprise, negotiationi 37, étaient des gérants, actores, dispensatores, institores, agissant sous la responsabilité du maître, mais avec une certaine part de responsabilité personnelle.

Comme Gaius affirme qu'ils pouvaient, avec l'autorisation de leur maître, être admis dans les associations funéraires, il n'est pas invraisemblable de croire qu'ils pouvaient être admis aussi dans certains collèges professionnels 38.

Ils avaient souvent d'autres esclaves, vicarii, sous leurs ordres. Quelques-uns étaient employés comme voyageurs de commerce, ou tenaient des succursales. Les textes du Digeste permettent de supposer que le maître les récompensait le plus souvent de ces services spéciaux en les affranchissant par testament, mais il ne le faisait ordinairement qu'après avoir exigé qu'ils rendissent leurs comptes 39.

Comme les autres esclaves, ils pouvaient posséder un pécule; mais en raison de leurs fonctions, ce pécule parait avoir atteint parfois un chiffre considérable 40. Quand ils contractaient, ils engageaient tout d'abord leur pécule 41; si leur qualité d'institor était manifeste, le maître était en outre tenu sur sa fortune personnelle vis-à-vis des créanciers. Ils étaient de véritables entrepreneurs d'industrie, malgré l'axiome de droit disant: Nec servus guidquam debere potest nec servo potest deberi.

Devenu affranchi, l'ancien esclave continuait d'ordinaire son commerce en restant lié à son maître par des liens plus ou moins étroits si le maître vivait encore. Il lui devait certains services personnels 42. C'était une question de savoir s'il pouvait s'établir dans la même ville; pour le même commerce que son maître, en lui faisant concurrence 43.


Notes
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1. Indicta est aliquando a senatu sententia ut servos a liberis cultes distingueret; deinde apparuit quantum periculum immineret, si servi nostri numerare nos cepissent. SÉNÈQUE, de Clem., t. 24. M. DUREAU DE LA MALLE, qui regarde ce texte comme une exagération déclamatoire (Écon. pol. des Romains, liv. II, ch. 4), a été induit en erreur par l'édition dont il s'est servi. Il n'y a pas d'une manière vague: dicta est aliquando sententia, on parla un jour...; mais indicta est a senatu sententia, l'ordre fut donné; ce qui semble être l'énonciation d'un fait précis dont la date seule n'est pas indiquée. Le témoignage de Sénèque est d'ailleurs confirmé par Tacite. Multitudinem familiarum qua gliscebat in immensum, minore in dies plebe ingenua. TACITE, Ann., IV, 27.
2. In aninio habuit omnibus officiis genus vestium proprium dare et omnibus dignitatibus, ut a vestitu dignoscerentur, et omnibus servis, ut in populo possint agnosci, ne quis seditiosus esset, simul ne servi ingenuis miscerentur. Sed hoc Ulpino Pauloque displicuit, dicentibus plurimum rixarum fore si faciles essent homines ad injurias. Æt. LAMPRIDE, Alex. Sever., ch. 27.
3. Voir LEMONNIER, Étude hist. sur la condition des affranchis, liv. II, ch. 3.
4. Lois d'Adrien et d'Antonin. V. BEAUFORT, Rép. rom., liv. VI, ch.4, des Esclaves; WALLON, Hist. de l'esclavage dans l'antiquité, 2e partie, ch. 10, Affranchissement. V. aussi les textes curieux de SALVIEN (Ad Eccl. cathol., I. 3; BALUZE, 273) et du Code Théodosien (lib. II, tit. XXII, I. 1, anno 323) qui représentent les affranchis comme de véritables serfs mainmortables.
5. Voir LEMONNIER, Ibid.
6. Lois d'Auguste. M. WALLON(Hist. de l'esc., 2e partie, ch. 10, Affranchissement); GAIUS, Inst., I, 43; LEMONNIER, Op. cit., liv. II, ch. 1. La loi Ælia Sentia. (an IV av. J.-C.) interdisait l'affranchissement par des mineurs de moins de 20 ans. La loi Fufia Caninia (an VIII ap. J.-C.) permettait à un maître d'affranchir par testament la moitié de ses esclaves quand le nombre ne dépassait pas dix; le tiers, quand il ne dépassait pas trente; le quart, quand il ne dépassait pas cent; le cinquième, quand il ne dépassait pas cinq cents, et, dans aucun cas, plus de cent. La loi Caninia n'a été abolie que sous Justinien.
7. Lois d'Adrien et d'Antonin, Dig., lib.I, 6,1. BEAUFORT, Rép. rom., liv. VI, ch 4, des Esclaves. Déjà sous Auguste, la loi Petronia avait défendu de livrer sans motif des esclaves aux bêtes, Dig., lib. XLVIII, 8, 12.
8. Voir BOISSIER, Op. cit., p. 379.
9. Voir M. WALLON, Hist. de l'esc., passim.
10. 12 as, CIC, Pro Roscio, 10, 28; LUCIEN (Timar.,6, 12) donne un salaire (4 oboles) qui correspond aussi à 12 as.
11. Ch. IV.
12. Ovines abri coluntur hominibus servis aut liberis aut utrisque; liberis agit cum ipsi colunt, ut plerique pauperculi cum sua progenie, aut mercenariis, cum conducticiis liberorum operis res majores, ut vendernias et fœnisicia administrant, iique quos obærarios nostri vocitarunt. VARRO, I, 17 2.
13. L'Histoire Auguste nous a conservé le fragment d'une lettre d'Adrien qui montre quelle était, dès le siècle des Antonins, l'activité de l'industrie libre dans cette ville. Civitas (Alexandria) opulenta, dives, fecunda, in qua nemo vivit otiosus. Alii vitrum confiant, ab aliis chanta conficitur; alii linyphiones sunt; omnes certe cujuscunmque artis et videntur et habentur. Podagros, quid agant habent; ne chirargrici quidem spud eos otiose vivunt. FLORUS VOPISCUS, Saturn, 8.
14. Voir principalement Histoire de l'esclavage dans l'antiquité, par WALLON; Histoire des institutions politiques dans l'ancienne France, par FUSTEL DE COULANGES, 1re partie; Les différentes classes de la société dans l'Empire romanii; la Vie privée des Romains, par J. MARQUARDT, traduit par V. HENRY, Ch. des esclaves.
15. Sénèque dit que, déjà de son temps, l'esclave battu pouvait humblement présenter la plainte au préfet de la ville.
16. Voir WALLON, Histoire de l'esclavage dans l'antiquité et FUSTEL DE COULANGES, Hist. de institulions politiques de l'ancienne France, ch. 13.
17. «Homines namque homo tanquam se ipsum dei ligere debet », dit S. AUGUSTIN, De Sermone Domini in monte, I, 59, voir aussi S. PAUL, Ad Ephesios, VI, 9.
18. Voir la thèse de LEMONNIER, Etude historique sur la condition privée des affranchis aux trois derniers siècles de l'Empire romain.
19. «Homines libertinæ conditionis quoad vivunt, imaginem, non statum libertatis obtinent »...dit encore au vie siècle le Code Justinien (IX, 21) en reproduisant une loi de Dioclétien.
20. Dans certains cas, en vertu de la loi Junia.
21. Liberto et filio semper honesta et sancta persona patris ac patroni videri debet. Dig., lib. XXXVII, tit. xv, 1. 9.
22. LEMONNIER, p: 146. Le jurisconsulte Paulus (Dig., lib. XXXVIII, tit.xvi, § 1, S. 17) s'exprime ainsi: «Nec audiendus est patronus, si poscit operas quas, vel ætas recusat, vel infirmitas corporis non patentur, vel quibus institutum vel propositum vitæ minuitur. n Le jurisconsulte a posé la question de savoir si une prostituée affranchie était tenue de continuer son métier au profit de son maître.
23. V. LEMONNIER, Étude historique sur la condition des affranchis, p. 273 et suiv:
24. Dig., lib. XXXIII, tit. vii, 1. 7.
25. Dès les premiers siècles de la conquête, TACITE (Ann., IV, 73, Hist., V, 23) signale l'existence de villas appartenant à des Gaulois. V. FUSTEL DE COULANGES, Hist. des institutions politiques de l'ancienne France, p. 33.
26. 200 arpents de terre de labour, 100 arpents de vigne, 50 de prés, 700 de bois. V. FUSTEL DE COULANGES, Hist. des inst. pol. (L'alleu et le domaine rural pendant l'époque mérovingienne, p. 35).
27. SIDOINE APOLLINAIRE a décrit la villa d'Avitacum (aujourd'hui Aydat, Puy-de-Dôme) qui lui venait de sa femme. M.STEYERT a donné dans la Nouvelle histoire de Lyon (t. I, p. 162 à 165) le plan de cette villa et celui d'une autre villa découverte à Feysin (Isère). Au IVe siècle, Palladius recommandait de construire la villa urbana sur une éminence et de placer plus bas la villa rustica. La villa urbana était ornée souvent de longs portiques; elle contenait des thermes, etc. Au Ve siècle, après le commencement des invasions, quelques propriétaires commencèrent à fortifier de murs leur villa. SID. APOLL., Carmina., IXII. V. FUSTEL DE COULANGES, Op. cit., p.93.
28. V. l'énumération dans MARQUARD, la Vie privée des Romains, traduction de
HENRY, 1, 163. VARRON (De re rustica, II, 10, 6) et COLUMELLE (I, 8; 19) conseillent de mettre au travail des femmes avec les hommes dans les bois, afin d'avoir des enfants. Puerperio familiam faciant majorem et rem pecuariam fructuosiorem.
29. Le chef de l'exploitation s'appelait aussi procurator ou actor.
30. V. COLUMELLE, XII, 31 et DEZOBRY, Rome au siècle d'Auguste, liv. LXXXI.
31. S'ils n'étaient plus enchaînés à la fin de la période romaine, il paraît qu'ils tremblaient encore devant leurs chefs : « Pavent actores... ab omnibus cœduntur ab omnibus conteruntur... multi servorum ad dominos suos confugiunt, dum conservos timent. » SALVIEN, de Gubernatione Dei, IV, 3. M. FUSTEL DE COULANGES a démontré que si ce travail servile coûtait peu, il rapportait peu.
32. Voir dans les Mélanges de l'école de Rome, t. X.(ann. 1890), les Soldats privés au Bas-Empire; par LÉCRIVAIN.
33. On pense que cette villa a été détruite au IIIe siècle par les Francs. Annales de la Société archéologique de Namur, § XIV, p. 165. Le plan se trouve au musée de Namur.
34. Dig., lib. XXXIII, tit. vii, 1. 9, § 4.
35. On en trouve la trace dans VARRON. Voir plus tard ULPIEN (Dig., lib. XXXIII, tit. vii, 1:12,§ 3) et PAUL (Dig., lib. XXXIII, tit. vii, 1.8, § 4); FUSTEL DE COULANGES, l'Alleu et le dom. rural, p. 53. Ces serfs colons sont désignés sous le nom de casarii, serfs casés, dans le Code Théodosien (lib. IX, tit. xlii, 1, 7) et distingués des coloni.
36. Voir GLASSON, Histoire du droit et des institutions de la.France, t. I, p. 458 et suiv.
37. Le Digeste,au titre de Institoria actione (Dig., lib.XIV, 2) mentionne des esclaves préposés « tabernæ, frumento coemendo, merci oleariæ, mensæ numnmulariæ, pecuniis tantuni fœnerandis, cuicumque negotio», etc. V. la thèse de doctorat de M. LOUIS JUGLAR, du Rôle des esclaves et des affranchis dans le commerce, 1894.
38. Dig., lib. XLVII, tit. xvi, 1. 3, § 2. V. ce texte au chapitre V, p. 57.
39. Stichus et Damas, servi mei, si rationes reddideritis, liberi estote, Dig.,lib. XL, tit. v, 1.41, § 11. — Libertate servo sub conditions rationis reddita: testarnento data, hæres non solum scriptam rationem exigit, verum etiam, quæ sine scriptura ab eo administrata est. Dig., lib. XL, tit. vii, 1. 26, — V. la thèse de M. LOUIS JUGLAR, p. 25.
40. Quoique la loi défendît au maître de tirer de l'argent de ses affranchis, la coutume et la jurisprudence avaient trouvé le moyen de faire profiter le maître, par disposition testamentaire des affranchis, d'une partie du pécule que ceux-ci avaient gagné en exerçant un commerce sous ses ordres.
41. Qui cum servo contrahit universum peculium ejus, veluti patrirnonium intuetur. Dig., lib. XV, tit. I, 1, 32.
42. M. L. JUGLAR (p. 4i) cite un peintre et un tailleur affranchis dont le maître pouvait exiger seulement qu'il repeignît la maison ou fournît des vêtements à sa famille.
43. M. L. JUGLAR (p. 43) cite deux textes du Digeste : l'un (Dig., lib. XXXVIII, tit. I) est ainsi conçu : Libertus negociatoris vestiarii an camdem negotiationem in cadem civitate et eodem loco, invito patrono, exercere possit?

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