Nous remercions Dan de Bourgogne ( Daniel Leveillard) de nous autoriser de reproduire l'oraison funèbre qu'il a prononcée lors des funérailles de sa mère le 15 mars 1993. Daniel Levieillard est le président national de l'Académie de Recherche, sociétaire des Hautes Etudes en Sciences Religieuses et conférencier. Auteur de "Les Mystères du Sang Royal", "Lilith", "Conviction et Dissidence". Auteur de poèsies "La Nouvelle Albatride" et de nombreuses communications.
C’était un 15 mars, funérailles de ma mère. J’avais pris la parole dans l’église, comme je le ferai pour mon fils. Voici l’oraison funébre prononcée pour ma mère. Il y a près de 20 ans, déjà.
Début de l’Oraison
« ... Nous nous retrouvons là, dans cette église de Graville, placée sous le vocable de Notre Dame de Bonsecours. Que de fois avec ma mère, n’évoquions-nous pas cette merveilleuse Dame à la Barque ; tellement liée à la Renaissance. Ma mère, puisses-tu, toi aussi, atteindre à des rivages plus cléments !: Tu étais si fatiguée de vivre.
Puisses-tu, là-haut, retrouver une nouvelle jeunesse, éternelle : Ma mère, c’est ainsi, maintenant, que je te vois déjà : jeune et radieuse ; comme un lys qui s’ouvre à la vie ; toi qui est née le jour même, très exactement, du Printemps. Ma ùère, tu n’es pas morte ; tu renais aujourd’hui, à la Vie Eternelle. Maintenant, ma mère, donne-moi la force de lire ces lignes écrites à ton chevet ; et que jamais encore, je n’ai pu relire sans pleurer comme un enfant...cet enfant, d’ailleurs, que je suis de toi.
« Qui est ma mère ? »...cette question de Jésus quant à sa mère m’a longtemps hanté l’esprit, tant la phrase est dure ; mais, à la vérité, elle témoigne pourtant d’un grand amour filial. Qui est ma mère ?...
Maman, tu m’as tant et tant raconté de ta vie, qu’elle est inscrite en ma mémoire, plus sûrement que si tu avais écrit un livre !
C’est une histoire d’amour comme on en fit peu, et comme on n’en fait plus : amour espéré, amour vécu, et amour raconté, toujours et sans cesse revécu, avec la même flamme ; si bien que je peux dire que je t’ai vue grandir, et notre père à tes côtés. Je vous ai vus, enfants, quand tous deux jouiez à la marelle, entre Enfer et Paradis ; jeux innocents, mais déjà complices. Je vous ai vus un peu plus grands, à vous faire des signes de la main, par la fenêtre de vos parents. Je vous ai vus, adolescents, joindre pour la première fois vos mains, et esquisser l’ombre d’un baiser. Je vous ai vus, jeunes gens, commencer à vous dire des mots tendres, et à vous faire des promesses. Vous étiez ensemble, déjà, depuis près de 20 ans.
Maman, tu étais Louise de Marillac, ayant fait vœu de charité perpétuelle, à Paris, en la chapelle même où Notre-Dame était apparue, Rue du Bac ; devant la châsse de Sainte Catherine. Il est souvent des paroles adolescentes, qu’elles s’envolent avec le temps. Mais toi, tu es restée toujours fidèle à ce vœu. Ta charité, tu ne la portais pas sur le front ; tu la portais dans ton cœur, bien cachée mais bien réelle. Jusqu’à ta toute dernière heure, je t’ai vue aider les uns et les autres, toujours dévouée, toujours accueillante (ô combien !), toujours généreuse. Maman, je ne t’ai rien donné, je t’ai simplement rendu ce que tu donnais.
Maman, je t’ai vue pleurer, déjà, quand notre père est parti pour la guerre ; et je t’ai vue pleurer longtemps quand il était prisonnier. Cinq années sans se voir ; et toi, toujours fidèle, à la fleur de l’âge ; et lui qui t’aimait toujours, capable encore d’amour malgré tant de haine et de souffrances accumulées. Vous étiez séparés, à 2000km l’un de l’autre, mais vous vous êtes mariés, l’un près de Dantzig, entre deux soldats armés, et toi, au Havre, avec personne ou presque, pour t’accompagner.
Quand il est revenu, vous vous êtes croisés sans vous reconnaître, sur le quai de la gare ; lui courant vers toi qu’il cherchait, et toi le guettant des yeux. Mais, quand vous vous êtes parlé, vos voix, elles, n’avaient pas changé : Deux jours après, le 26 mai, vous vous mariiez à l’Eglise ; ta chère Eglise Saint Léon, maman, pour laquelle toi et ta mère avaient tant œuvré !
C’est sûrement pour cela, d’ailleurs, que moi aussi, j’ai la chance immense, de vivre aujourd’hui une extraordinaire histoire d’amour ; même si l’amour n’est jamais chose aisée quand il est autre chose que la seule rencontre physique de deux êtres. Aimer vraiment, c’est marcher dans le même sens. C’est pour cela que ma femme et moi, nous nous aimons vraiment. C’est pour cela aussi que je t’ai vraiment aimée, maman : Nous allions dans le même sens.
Maman, combien de fois, ces derniers temps surtout, m’as-tu parlé de ce merveilleux jour de mai, où vous avez conçu le premier enfant qui allait vous naître ; et la joie de mon père devant ce fils dont il avait tant rêvé ; en captivité, mais bien avant déjà !...
Etre un père ! lui qui n’eut jamais de père : orphelin de guerre à 6 mois... Serrer son fils, le choyer, l’éduquer, lui apprendre le sens de la vie, des valeurs humaines... ; il a tout fait dans ce sens. Je n’ai pas été à la hauteur ; mais, j’étais trop jeune : on est trop dur avec ses parents quand on est adolescent ; c’est seulement après qu’on comprend.
Maman, je veux te redire ici encore, quel est, quel sera toujours mon plus grand souvenir de toi. C’est quand, à 17 ans, au sortir d’une cruelle opération au ventre, je ne pouvais plus marcher tellement j’avais mal. Tu m’as fait sortir, tu m’as réappris à marcher, pas après pas, un peu plus chaque jour, répété avec obstination ; et avec quel amour !
C’est vrai que le partage de la douleur crée des liens plus solides. C’est vrai, en tout cas, que quand notre père fut inhumé, 3 ans plus tard, un 11 mars, je t’ai serrée dans mes bras, et je t’ai donné ma parole que jamais, je ne t’abandonnerai. Jusqu’à ce 11 mars 1996, je ne t’ai jamais abandonnée.
Peut-être, et même sans doute, est-ce grâce à votre formidable leçon, mon père et ma mère ; mais, mon plus grand bonheur, maman, c’est d’avoir été là à l’heure où tu partais. Par quel mystère as-tu pu m’appeler en pleine nuit, à deux pas du coma, et presque sans lumière, sur ce cadran démodé, cela ne s’explique pas ; mais cela est.
Maman, j’ai toujours tenu ma promesse envers toi ; j’ai tenu aussi ma promesse envers notre père qui, aux portes de la mort, m’écrivait ce mot que je porte encore et toujours sur mon cœur : « Sur la route qui sera la tienne, ne t’arrête pas à la croisée des chemins ».
Je ne me suis jamais arrêté ; grâce à toi, il est vrai, maman ; grâce à toi aussi, mon épouse. Nous allions tous dans le même sens.
Je ne t’ai jamais rien demandé ; tu précédais toujours nos demandes. Mais, toi qui parts avec, en collier, ton alliance et celle de notre père, s’il est vrai que les âmes intercèdent, la seul chose que je te demande, c’est de me faire savoir si notre père est fier de moi, comme aujourd’hui elle est de savoir si mes enfants seront fiers de moi.
Car, la seule chose qui importe, ce n’est pas d’accumuler des trésors sur Terre, mais de se préparer un trésor pour le Ciel. C’est la leçon des Filles de Charités, et je m’efforcerai de l’appliquer toujours, comme toi même me l’a apprise.
Sans doute, étais-tu un peu aigrie ; mais, était-ce vraiment l’âge ; ou bien plutôt, les images mêmes de ce monde ne justifient-elles pas cette amertume ? Il y avait bien trop d’amour en toi pour supporter autant de haine et de violence.
Combien de fois, assis face à face, n’avons-nous pas refait le monde !...
Sans doute, Dieu, en théorie, a-t-il eu raison de laisser à l’Homme son libre arbitre ; mais, dans la pratique, quand on voit où mène cette liberté, il serait temps, tout de même, que le Sauveur, une fois encore, remette un peu d’ordre dans la Maison du Père !
Sans doute aussi, étais-tu lasse ; mais est-ce encore vraiment l’âge, ou bien plutôt cet amour qui, 70 ans après, durait toujours, et te brûlait comme une flamme ardente ! Combien de fois m’as-tu dit : « Ton père me manque » ; ou, « ton père m’appelle, je le sens ! »
Par quel mystère encore, ton père à toi, à sa mort, t’avait légué un portefeuille avec une prière qu’il avait écrite en 1939, pour ne pas partir à la guerre, lui qui avait trois enfants. Il t’avait demandé de ne jamais t’en séparer, et tu as tenu ta parole ; mais, en 40 ans, jamais tu n’avais ouvert ce portefeuille. L’autre jour, ce 8 mars, pourquoi donc ? tu l’as ouvert, et tu m’as donné cette prière, usée par le temps. Cette prière, que tu avais recopiée, s’arrêtait sur ces mots : « trois jours avant, son trépas lui sera annoncé »...et toi, trois jours après, tu partais....le même jour que notre père avait été inhumé... ; et tu es mise en terre, à ton tour, au jour même de la naissance de ton époux, le 15 mars ; qui est aussi le jour de Sainte Louise de Marillac.
Maman, je t’ai serrée dans mes bras, ce 11 mars, à l’aube ; j’ai caressé ton visage, tout le temps que tu partais ; je t’ai fermé les yeux. Tu es passée, chez toi, dans ton lit, comme tel était ton vœu ; et à l’endroit même, au millimètre près, où ton père (où mon grand père) s’éteignait 37 ans plus tôt, qui, lui aussi, était passé devant moi, qui priais à son chevet, avec toi et l’Abbé Marius ; ce père que tu avais soigné là ; avec tant et tant d’amour filial.
Dors en paix, maman ; et sois reçue là-haut à la mesure de tes mérites ! Que ton âme s’élève; et toi qui, comme Sainte Thérèse dont tu parlais tout le temps, aima tant à faire le bien de ton vivant, puisses-tu continuer là-haut ton œuvre de charité, avec le Père. Maman, ni toi ni notre père, je ne vous abandonnerai, et chaque jour, vous serez dans mes pensées. Chaque jour, je redirai ce mot que je vous ai dit si longtemps trop bas : Je vous aime.»
(fin de l’Oraison)