Des moyens de voyager utilement

Denis Diderot
«L’âge du voyageur est celui où le jugement est formé et la tête meublée des connaissances requises. Sans ces deux conditions, ou l’on ne rapportera rien de ses voyages, ou l’on aura fait bien du chemin et dépensé beaucoup d’argent pour ne rapporter que des erreurs et des vices.

Je voudrais au voyageur une bonne teinture de mathématiques, des éléments de calcul, de géométrie, de mécanique, d’hydraulique, de physique expérimentale, d’histoire naturelle, de chimie, du dessin, de la géographie, et même un peu d’astronomie: ce qu’on a coutume de savoir à vingt-deux ans quand on a reçu une éducation libérale.

Que l’histoire de son pays lui soit familière. Les hommes qu’il questionnera sur leur contrée l’interrogeront sur la sienne, et il serait honteux qu’il ne pût leur répondre. Il est presque aussi ridicule d’aller étudier une nation étrangère sans connaître la sienne que d’ignorer sa langue et d’en apprendre une autre.

Que la langue du pays ne lui soit pas tout à fait inconnue; s’il ne la parle pas, du moins qu’il l’entende.

Ayez lu tout ce qu’on aura publié d’intéressant sur le peuple que vous visiterez. Plus vous saurez, plus vous aurez à vérifier, plus vos résultats seront justes.

Ne soyez point admirateur exclusif de vos usages, si vous craignez de passer pour un causeur impertinent. La plupart de nos Français semblent n’aller au loin que pour donner mauvaise opinion de nous.

Gardez-vous de juger trop vite, et songez que partout il y a des frondeurs qui déprécient, et des enthousiastes qui surfont.

L’esprit d’observation est rare; quand on l’a reçu de la nature, il est encore facile de se tromper par précipitation. Le sang-froid et l’impartialité sont presque aussi nécessaires au voyageur qu’à l’historien.

Une des fautes les plus communes, c’est de prendre, en tout genre, des cas particuliers pour des faits généraux, et d’écrire sur ses lettres en cent façons différentes : À Orléans, toutes les aubergistes sont acariâtres et rousses.

Vous abrégerez votre séjour et vous vous épargnerez bien des erreurs si vous consultez l’homme instruit et expérimenté du pays sur la chose que vous désirez savoir. L’entretien avec des hommes choisis dans les diverses conditions vous instruira plus, en deux matinées, que vous ne recueilleriez de dix ans d’observation et de séjour.

Le médecin vous dira de l’air, de la terre, de l’eau, des productions du sol, des métaux, des minéraux, des plantes, de la vie domestique, des mœurs, des aliments, des caractères, du tempérament, des passions, des vices, des maladies, ce que l’homme d’État ignore.

L’homme d’État vous donnera sur le gouvernement des lumières que vous chercheriez inutilement dans le médecin.

Si vous savez interroger le magistrat sur les lois et sur la police, vous sortirez de sa conversation plus instruit de ces deux choses que l’homme d’État.

C’est sur le commerce, son étendue, son objet, ses règlements, les manufactures, qu’il faut entendre le commerçant, si vous voulez en discourir plus pertinemment peut-être que le magistrat.

L’homme de lettres connaîtra mieux que le commerçant l’état des sciences et les progrès de l’esprit humain dans son pays.

Si vous sollicitez l’artiste, il se chargera volontiers de vous conduire devant les chefs-d’œuvre en peinture, en sculpture, en architecture, qui sont sortis des mains de ses concitoyens et qui décorent leur patrie. Écoutez-le, sous peine de faire le rôle d’Alexandre dans l’atelier de Phidias, ou d’entendre le mot de notre Puget à un grand seigneur qui avait forcé la porte du sien : Ah! c’est une tête! Ah! cela parle!…

L’ecclésiastique épuisera votre curiosité sur la religion.

C’est ainsi que dans la contrée où chacun est à sa chose et n’est qu’à sa chose, vous qui n’aurez qu’un moment à rester, et pour qui il n’y aura presque rien d’indifférent, vous en saurez à la vérité moins qu’aucun des habitants sur l’objet qui lui est propre, mais plus qu’eux sur la multitude des objets qui sont étrangers à leur condition.

Sortez de la capitale, et faites le même rôle dans les autres villes.

Parcourez les campagnes. Vous entrerez dans la chaumière du paysan, si vous ne dédaignez pas l’agriculture et l’économie rustique. L’agriculture est-elle à vos yeux la plus importante des manufactures? Connaissez-la.

Si vous n’êtes pas un homme de peu de cervelle, vous pratiquerez partout le conseil que je vais vous donner. Arrivé dans une ville, montez sur quelque hauteur qui la domine, car c’est là que, par une application rapide de l’échelle de l’œil, vous prendrez une idée juste de sa topographie, de son étendue, du nombre de ses maisons, et avec ces éléments quelque notion approchée de sa population.

Écoutez beaucoup et parlez peu. En parlant vous direz ce que vous savez; en écoutant vous apprendrez ce que les autres savent.

Si vous remarquez quelque contradiction dans les récits, ne tenez pour certain que le fait qui vous sera généralement attesté.

Appréciez les témoignages; vous ne tarderez pas à discerner l’homme instruit et sensé à qui vous pourrez accorder de la confiance, du discoureur ignorant, indiscret, frivole, qui n’en mérite aucune; ce dernier parle de tout avec une égale assurance. Ne balancez pas à croire celui qui se renferme dans les choses de son état.

Et surtout méfiez-vous de votre imagination et de votre mémoire. L’imagination dénature, soit qu’elle embellisse, soit qu’elle enlaidisse. La mémoire ingrate ne retient rien, la mémoire infidèle mutile tout; on oublie ce qu’on n’a point écrit, et l’on court inutilement après ce que l’on écrivit avec négligence.

C’est en vous conformant à ces préceptes, qu’on pourrait augmenter d’un grand nombre d’autres, que, de retour dans votre patrie, vos concitoyens se feront un plaisir de vous écouter, et qu’ils oublieront en votre faveur le proverbe qui dit : À beau mentir qui vient de loin

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