Le voyage

Ernest Hello
I

On a souvent comparé la vie à un voyage; la comparaison, pour être vieille, n'a pas cessé d'être juste.

L'illusion du désir se sent en voyage mieux que partout ailleurs. En voyage, l'homme qui désire et qui réfléchit sur son désir se prend, s'il veut, en flagrant délit d'illusion.

Quand on est à Paris, on ne voudrait pas, même si la chose était possible, supprimer la route et arriver sans voyage au terme du voyage. On veut, comme le pigeon de la Fontaine, voir...

Voir, quoi?

Je n'en sais rien, ni vous non plus.

S'il y avait une chose ici-bas qui valût la peine d'être recherchée pour elle-même, cette chose-là dispenserait d'en chercher d'autres et mettrait fin au voyage de l'homme. Mais cette chose, je ne la connais pas, ni vous non plus.

A Paris donc, l'homme qui va partir caresse l'idée de son voyage et ne voudrait pas être arrivé déjà au but. En route, il espère voir.

Quand il est monté en chemin de fer, habituellement il regrette la diligence d'autrefois, la vue des chevaux, la voix du postillon, etc. etc. etc.

Si le chemin de fer l'abandonne à moitié chemin, et s'il finit la route dans une vieille voiture, il pense aux avantages du chemin de fer. Il trouve bien lente la vieille voiture, et désire habituellement le relais suivant. J'ai mille fois vu et commis cette innocente niaiserie de désirer le prochain village de la route, comme si, au relais, m'attendait le bonheur.

Après le relais, comme le bonheur manque à ce rendez-vous, le désir d'être arrivé au terme même du voyage se fait sentir; et quand on parvient au but, quand on est arrivé, quand on est définitivement descendu de voiture, une impression de tristesse se dessine dans l'âme.

C'est que l'attente, quelle qu'elle soit, est toujours trompée.

Elle est trompée, fût-elle surpassée. Car, si elle est surpassée en un sens, par l'éclat extérieur du spectacle aperçu, elle est trompée, en un sens plus important, par l'absence de la plénitude que l'on cherchait.

Les rives du Rhin, les montagnes de la Suisse peuvent être plus belles que vous ne le pensiez. Mais elles ne peuvent pas produire sur vous l'effet que vous attendiez, si vous attendiez la plénitude et la satisfaction.


L'homme passe sa vie à éprouver ces sentiments, et à les ignorer toujours.


Aucun voyage ne lui montre la réalité des choses. Et cependant, quand il regarde les splendeurs de la nature, il a un regard et un regret pour la maison qu'il a quittée, pour la maison qui est celle du travail, pour la maison où souvent, dans les heures de fatigue, il a désiré le départ; pour la maison où souvent, depuis le départ, il a désiré le retour.

Et lorsqu'il y reviendra, s'il n'a vu dans son voyage que les choses visibles, je ne le garantis pas contre une impression de tristesse. Ce ne sera plus celle qu'il a eue, quand il est arrivé sur la terre étrangère, ce sera l'autre. Ce ne sera plus celle du voyage, ce sera celle du retour.

Je ne le garantis pas contre le désir de repartir, afin de voir autre chose, ni, quand il sera reparti, contre le désir de revenir, afin de se retrouver chez lui.

II


Sans doute, il se trompe, puisqu'il cherche toujours, sans trouver jamais. Mais au fond de cette erreur, comme au fond de toutes les erreurs, il y aura une grande vérité. Cette vérité, c'est le double besoin qui résulte de la loi générale, le besoin de satisfaire à l'alternance universelle, le besoin de se dilater, puis ensuite de se concentrer; le besoin du flux et du reflux.

C'est le besoin; du cœur et du sang de l'homme; c'est le besoin du jour et de la nuit; c'est le besoin de toutes les harmonies qui veulent du silence, au milieu de leurs paroles; c'est le besoin de l'Océan, qui entretient, par le va-et-vient de ses colères mouvantes, la vie du monde, la vie de cette terre qu'il baigne, qu'il arrose, qu'il caresse, qu'il heurte, qu'il dévore.

C'est l'amour du flux et du reflux qui nous conduit sur le bord de la mer. C'est le besoin du flux et du reflux qui nous a chassés de chez nous, et qui nous a envoyés voir le flux et le reflux de la mer, - image du nôtre.


III


Pourquoi donc, puisque l'homme qui va et revient obéit, dans son double mouvement, à un besoin vrai, pourquoi donc est-il trompé? Pourquoi ne trouve-t-il pas la satisfaction?...

C’est qu'au lieu de la chercher dans le monde invisible, il la cherche dans le monde visible.

C'est qu'au lieu de la chercher dans la loi invisible et vivante, dont le monde est le symbole, il la cherche dans la création elle-même, qui symbolise la loi, mais qui ne la constitue pas.

Celui qu'il cherche Est Celui qui Est.

Celui-là est l'unique nécessaire, et le malaise inquiet qui nous entraîne sur tous les chemins n'est autre chose que le sentiment et la douleur de son absence.

Mais le mont Blanc, franchi et dépassé, ne le montre pas, dans l'horizon nouveau, aux yeux avides du voyageur. La neige vierge qui couvre le dernier sommet de l'Himalaya, la neige inaccessible, la neige qui ne se laisse ni toucher par la main ni admirer par le regard, cette neige elle-même n'a pas vu sa face.

Car, si elle l'avait vue, elle serait devenue un ruisseau de feu.

IV


Si le voyage est une déception et semble même résumer assez bien les déceptions de toute la vie, quand on lui demande ce qu'il ne contient pas - à savoir le terme et le bonheur, - il peut répondre à l'attente, si nous lui demandons ce qu'il possède, c'est-à-dire des symboles et des moyens, au lieu d'une fin.

Le voyage a cet avantage précieux d'offrir à nos regards des matériaux nombreux et divers, de présenter la vie sous un jour nouveau, de rompre forcément les habitudes, de renouveler dans une certaine mesure le sang, d'augmenter les provisions de l'homme.

Car nous sommes si pauvres, qu'il nous faut mendier partout: nous mendions le pain du corps et celui de l'intelligence.

Et quand un pays nous donne ses productions, ses aspects, ses habitudes, ses conversations, ses secours, ses idées et son langage, tous les jours depuis quelque temps; quand il nous fournit l'air et le pain, tous les jours depuis quelque temps, ce pays-là est épuisé pour nous, et nous éprouvons le besoin d'aller mendier ailleurs. Et quand nous avons traversé une contrée nouvelle, elle nous semble épuisée à son tour. Nous sommes grands à ce point que rien ne nous suffit pour nous nourrir, et misérables à ce point qu'il nous faut recourir incessamment à ces choses insuffisantes, et renouveler ces provisions qui s'épuisent dès qu'elles sont faites.

On dit souvent que le voyage instruit, et, dans le sens où l'on prend ce mot, on dit une sottise énorme. Car, en général, on entend par instruction la connaissance lourde, stérile et confuse de faits nombreux et désordonnés.

Ainsi entendue, l'instruction que donne le voyage sert à défrayer la conversation des sots qui s'alimentent toujours du récit des faits. Cette instruction-là donne à celui qui a le malheur de la posséder le triste pouvoir d'écraser son auditeur sous le poids des incidents dont il a été le héros. Cette instruction-là, quand elle est un peu abondante, est redoutable, et je vous engage à prendre contre elle, lorsque l'occasion s'en présentera, des précautions. Cette instruction-là est vaniteuse, car l'amour-propre trouve partout sa place, même dans un accident de voiture. Il y a des gens qui sont fiers du malheur qui leur est arrivé. Il y en a d'autres qui sont fiers du malheur qui ne leur est pas arrivé. Il y en a d'autres qui sont fiers d'avoir contemplé de beaux paysages, qui finissent par croire que la création est leur oeuvre, et que la gloire de sa beauté doit légitimement leur revenir.

Cette instruction n'est pas seulement vaniteuse, elle est féroce. Elle veut des auditeurs, c'est-à-dire des victimes. Elle cherche à rétablir les sacrifices humains, et c'est souvent une chose terrible que d'avoir affaire à un homme qui a beaucoup voyagé.

Mais si le voyage donne aux sots une instruction qui augmente leur sottise, il peut donner aux autres une autre instruction qui agisse en sens contraire. Car chaque homme tire des faits et des choses un suc qui est le produit non des faits et des choses, mais de sa propre nature. Or, toutes les natures sont affectées diversement par les influences extérieures. Ce qui ruine l'un enrichit l'autre. Ce qui perd un homme sauve son voisin. Tout ce qui arrive à un sot augmente sa sottise. Tout ce qui arrive à un homme vaniteux augmente sa vanité.

Le voyage surtout, par la multiplicité et la flexibilité des éléments qui le composent, se prête avec souplesse aux impressions que l'homme est apte à recevoir. Que cent mille hommes fassent le même voyage, aucun d'eux n'aura fait le même voyage que son voisin; aucun d'eux n'aura vu, ni fait, ni senti, ni compris, ni cherché, ni trouvé, ni aimé, ni haï, ni admiré les mêmes choses.

S'ils sont arrivés tous ensemble sur le bord de la mer, plusieurs auront immédiatement baissé la tête, et consacré à la recherche immédiate des petits coquillages leurs regards effarouchés par l'étendue de l'Océan. Il y a des yeux et des esprits qui se détournent instinctivement, en face de la grandeur, et qui cherchent à se rassurer en cherchant l'autre aspect du tableau, l'aspect des petites choses, considérées isolément.

Il y a des hommes qui demandent au brin d'herbe un secours contre le cèdre du Liban, et au caillou du rivage une consolation contre la grandeur gênante de la mer, au lieu de les admirer du même regard.

Le premier regard de ces hommes est toujours consacré au détail. Suivez bien ce regard qui fuit le ciel et la mer et qui cherche un microscope pour étudier le brin d'herbe qui pousse près du rocher. Ce regard-là, quand l'homme qui le possède sera revenu à Paris, regardera, en face du génie, la forme d'un chapeau, et, dans les oeuvres du génie, comptera les virgules, avec l'espérance qu'il y en manque une.


Il est certain que la grandeur de l'espace est la figure d'une autre grandeur. Car il est certain que le sommet d'une montagne, par l'horizon qu'il nous découvre, nous parle de la délivrance. De là, notre émotion. Cette émotion serait stupide si elle portait seulement sur une plus grande masse de terre aperçue. Elle n'est pas stupide, parce que l'horizon qui recule oblige les murs de notre prison à reculer avec lui, et notre joie est profonde, en face de l'étendue. Elle est profonde, parce qu'elle est symbolique. Nous sommes faits pour l'immense, et notre âme se dilate quand le ciel et la mer grandissent devant nos yeux. Cette grandeur ne serait rien, si elle était toute seule; mais elle nous parle de l'autre, et voilà le mérite de l'espace. Ainsi, les ruines séculaires nous parlent de l'éternité, et voilà le mérite du temps.

L'horizon nous parle de ce qui n'a pas de borne, et voilà le mérite de l'horizon.

Le voyage est une chasse à travers les horizons; et voilà le mérite du voyage.


V


L'horizon porte sur la stupidité humaine une condamnation que je voudrais rendre claire.

Les sots craignent toujours de s'occuper des choses sérieuses, dans la crainte de se fatiguer; et ils se fatiguent horriblement en songeant à des riens. Ils s'épuisent en efforts continuels et stériles, et comme ces efforts portent sur des choses insignifiantes, ils ne les redoutent pas. Si les mêmes efforts avaient un grand but, les hommes dont je parle se détourneraient en disant : «Cela ne me regarde pas.» Ils s'imposent volontiers des supplices terribles, pourvu que ces supplices soient en même temps stupides et stériles, pourvu qu'il s'agisse de leur coin du feu, des heures de leurs repas, des querelles qu'ont eues ensemble la femme de chambre et la cuisinière, pourvu qu'il s'agisse de commérage et de dispute, pourvu qu'il s'agisse du rien. Le bourgeois consent à se fatiguer démesurément, pourvu que le chez soi soit le théâtre de sa lutte imbécile; il mourrait à la peine, pourvu que le chez soi fût le théâtre de son agonie.

Et il refuserait de faire vingt pas, s'il s'agissait de rendre service à quelqu'un ou à quelque chose.

L'imbécile craindrait de se fatiguer, lui qui porte jour et nuit, sans se lasser jamais, le plus terrible des jougs, - son propre joug.

Or, voici ce que dit l'horizon:

L'oeil de l'homme est fait pour l'espace. Placez un objet tout près de l'oeil, l'oeil ne voit pas, il ne peut distinguer et reconnaître. Ayez un mur blanc à quelques pas de votre fenêtre, votre oeil distingue, mais se fatigue; son action est arrêtée : la vue est trop courte, l'organe manque d'exercice.

Allez dans la campagne, votre oeil se repose parce que l'horizon s'élargit et parce que les couleurs sont variées. Gravissez une montagne: le repos de votre oeil augmente avec le panorama qui se découvre. Enfin regardez la mer; même malgré vous, votre oeil se tranquillise et s'épure; il jouit profondément de la limite reculée: le ciel et la mer lui imposent le repos.

Voilà ce que dit l'horizon.

Tout près, l'objet regardé aveugle l'oeil; trop près, il le fatigue; lointain, il le repose; immense, il le ravit.

Et la vue physique est l'image de l'autre.

C'est la portée du regard qui le fait beau, qui le fait calme, qui le fait souverain et qui le fait pur.

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