Hommage à Jacques Ellul
Pour préparer mon intervention lors de cette séance, je souhaitais relire une vingtaine de vos ouvrages que je n'avais pas sous la main. Mon élève et ami José Maria Sbert a puisé dans sa bibliothèque pour me procurer cette moitié de votre oeuvre - des volumes qu'il avait abondamment annotés, sans craindre d'en souligner des paragraphes entiers. Ayant passé mes soirées avec ce trésor, j'ai été confondu par la nouveauté et la vivacité avec lesquelles, au long des années, vous ne cessez de reprendre vos intuitions fondamentales des premiers temps en les clarifiant toujours davantage. Votre ténacité, votre humilité et votre magnanimité devant la critique font de vous un modèle qu'il faut saluer. La présente réunion académique à Bordeaux nous fournit une possibilité unique de reconnaître l'unité de votre pensée. Les uns vous ont lu comme un grand interprète de la Bible, les autres, comme un philosophe de la technologie. Mais peu ont vu en vous l'homme qui provoque simultanément la réflexion du philosophe et celle du croyant. Du philosophe de la technologie, vous attendez qu'il étudie un phénomène patent, observable, en ayant conscience que celui-ci est trop terrible pour être saisi par la seule raison. Et vous amenez le croyant à approfondir sa foi biblique et son espérance eschatologique face à deux questions profondément troublantes, revêtant toutes deux un caractère d'extrême étrangeté historique: - La première, c'est l'impossibilité de comparer la technique moderne et ses terrifiantes conséquences avec la culture matérielle d'une autre société, quelle qu'elle soit. - La seconde, c'est la nécessité de voir que cette extravagance historique est l'aboutissement d'une subversion de l'évangile par sa mutation en cette idéologie fondamentale appelée christianisme. Votre oeuvre, de vos premiers essais sur l'histoire des institutions et de la propagande jusqu'aux ouvrages d'exégèse si poétiques qui la couronnent, m'a convaincu de ceci: le caractère unique de l'âge dans lequel nous vivons ne peut être saisi rationnellement si l'on ne comprend pas qu'il est le résultat d'une corruptio optimi quae est pessima. C'est pourquoi le régime de la technique, sous lequel le paysan mexicain vit tout comme moi, soulève trois questions profondément troublantes: Ce régime a donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout, mais vraiment en tout, inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable la fois de la Torah, des prophètes de Jésus et de Paul.
Il n'est pas possible d'expliquer ce régime si l'on ne le comprend pas génétiquement comme une résultante du christianisme. Ses traits principaux doivent leur existence à la subversion que je viens d'évoquer. Parmi les caractères distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup sont incompréhensibles si l'on ne voit pas qu'ils sont dans le droit fil d'une invitation évanglique, à chaque homme, qui a été transformée en un but institutionnalisé, standardisé et géré. Et enfin, on ne peut analyser correctement ce régime de la technique au moyen des concepts courants qui suffisent à l'étude des sociétés anciennes. Un nouvel ensemble de concepts analytiques devient nécessaire pour discuter l'hexis (l'état) et la praxis de notre époque qui vit sous l'égide de la technique. De façon directe et éclairante, vous nous avez mis face à ce triple aspect de l'extravagance historique tout à fait singulière. Quel que soit le vocable dont on la recouvre - la culture, la société, le monde - notre condition humaine actuelle est une excroissance du christianisme. Tous ses éléments constitutifs sont des perversions. Alors qu'ils doivent leur existence à la Révélation, ils en sont pour ainsi dire le complément inversé, le négatif des dons divins. Et, en raison de ce que vous qualifiez d'étrangeté historique, ils sont souvent réfractaires à la critique philosophique ou éthique. Cela se révèle clairement lorsque nous voulons soulever des questions éthiques. Manifestement, le terme moral de mal n'est pas applicable à des événements documentés tels que la Shoah, Hiroshima ou les essais actuels de reproduction artificielle d'humains-types. Ces entreprises répugnantes, abominables, horrifiantes, il n'est pas admissible d'en débattre. Ce serait les juger dignes de discussion. Toute enquête là-dessus, quant au faisable ou à l'infaisable, au juste ou l'injuste, au bien ou au mal, banalise le statut de l'horreur indicible. Ce sont là des exemples extrêmes. Ils le sont à tel point qu'ils découragent la réflexion.
Partant de vos observations pénétrantes, Monsieur Ellul, j'ai tenté de faire ressortir que des perversions semblables, propres au milieu technique, dominent notre vie quotidienne. Le monde est devenu inaccessible si l'accès signifie le résultat d'une action pédestre: le transport monopolise tellement la locomotion que les pieds, qui sont un outil naturel de l'être humain, sont désormais quasiment privés de la plupart de leurs fonctions. Parmi des centaines d'exemples triviaux de l'humiliation par la technique, j'en citerai un, que je trouve plaisant. L'Église dans laquelle je plonge mes racines dénonce bien haut les préservatifs qui frustrent la fonction naturelle d'un organe, mais Elle n'envisagerait jamais d'étudier l'analogie entre les préservatifs et les pneus! En employant votre concept de la technique, la doctrine de l'Église sur la contraception aurait pu devenir l'adjuration à résister à Moloch, et ce jusqu'au martyre. Une philosophie triviale de la technologie a transformé cette possibilité d'un appel prophétique venant du coeur même de l'Église en une disputaillerie scolastique. Comme vous l'avez souvent fait ressortir, si la subversion est incompréhensible, la cécité générale à son égard ne l'est pas moins. Toutes ces horreurs-là dérivent leur statut ontologique du fait qu'elles sont exactement des subversions de ce que vous appelez X et que moi - confiant dans votre patience - j'appellerai la Grâce divine.
Lorsque, voici un demi-siècle, vous publiiez vos analyses prophétiques, il était tout à fait évident que l'intégration rationnelle d'Ellul le calviniste et Ellul le sociologue dépassait la compréhension de la plupart de vos confrères. Mais au moins, beaucoup comprennent-ils maintenant que votre profond enracinement dans la foi vous permet d'affronter des ténèbres sur lesquelles ceux qui sont mal affermis préfèrent glisser. Déjà dans votre étude sur la propagande, vous nous faisiez voir que les hommes modernes sont tellement terrorisés par le réel qu'ils se livrent à d'atroces débauches d'images et de représentations afin de ne pas le voir. Ils emploient les médias pour simuler un pseudo-monde encore plus sombre, afin de s'en faire un voile protecteur contre les ténèbres dans lesquelles ils doivent vivre. Depuis lors, cette absence de réalité est devenue encore plus hébétante. L'obscurité engendrée par les médias a été bien étudiée par Didier Piveteau, mon ami qui se proclamait votre élève. De plus en plus, les gens vivent leur vie comme un cauchemar: ils se sentent englués dans une horreur indicible sans parvenir à se réveiller devant la réalité. Comme dans un cauchemar, l'horreur transcende le dicible. Votre reconnaissance du statut ontologique de la technique englobante vous a fait prévoir dans les années cinquante ce qui est aujourd'hui palpable et irrémédiable. Tout cela est implicite dans votre analyse de la technique. Devant cette assemblée, composée de lecteurs attentifs d'Ellul, et à l'issue de deux jours d'échanges intenses, il serait absurde d'élucider cette notion qui est originale et capitale dans votre oeuvre. Je préfère évoquer quelques circonstances dans lesquelles cette notion a fourni une aide décisive à l'un de ses lecteurs - et, s'il m'accepte comme tel, de ses élèves.
La technique est entrée dans mon existence en 1965 à Santa Barbara, le jour où, chez Robert Hutchins, John Wilkinson m'a donné un exemplaire de Technological Society, qu'il venait de traduire sur la recommandation pressante d'Aldous Huxley. Depuis lors, les questions soulevées par votre concept de la technique ont constamment réorienté l'examen de mon rapport aux objets et aux êtres. J'ai adopté cette notion ellulienne parce qu'elle éclaire une mutation de l'esprit: c'est une notion qui permet de cerner, entre l'éducation, les transports, les activités médicales et scientifiques modernes, le seuil auquel ces entreprises absorbent, conceptuellement et physiologiquement, le client dans l'outil; le seuil auquel les produits de consommation se muent en produits qui, eux-mêmes, consomment; le seuil auquel le milieu technique transforme en chiffres ceux qui y baignent; le seuil auquel la technique se transforme manifestement en Moloch. Pendant dix bonnes années après ma rencontre avec vous, Monsieur Ellul, j'ai concentré mon étude principalement sur ce que la technique opérait: ce qu'elle faisait à l'environnement, aux structures sociales, aux cultures et aux religions. J'ai étudié le caractère symbolique ou, si vous préférez, perversement sacramentel des institutions pourvoyeuses d'éducation, de transport, de logement, de soins de santé ou d'emploi. Je ne le regrette pas. Les conséquences sociales de la domination par le moyen de la technique, qui rend les institutions contre-productives, doivent être comprises pour en mesurer les effets sur l'hexis (l'état) et la praxis qui définissent l'expérience de la modernité. Il faut regarder leur horreur, en dépit de la certitude qu'elle dépasse nos sens.
J'ai donc successivement analysé les fonctions latentes du transport accéléré, de la communication canalisée, de la gestion éducative prolongée, du garage humain. Je suis resté époustouflé par leur pouvoir symbolique. Cela m'a apporté la preuve empirique que la catégorie ellulienne de la technique, que j'avais originellement employée comme un outil analytique, définissait une réalité engendrée par la poursuite d'une idéologie de dérivation chrétienne. Dans la recherche de la fonction symbolique de la technique en notre temps, l'analyse d'Ellul, une fois encore, recelait des observations éclairantes. Je songe ici particulièrement à ses réflexions sur la magie et la religion. Parmi les penseurs modernes, Jacques Ellul fait toujours partie de cette mince avant-garde qui comprend que la vieille catégorie de la religion ne coïncide pas avec le domaine du sacré. Historiquement, la place du sacrum dans la société moderne est occupée par une entité étrangement exceptionnelle: les oeuvres de la main de l'homme sont devenues les moyens qui pourvoient effectivement à sa nourriture, sa mobilité, ses souvenirs et même ses sensations. Pour comprendre la société, les effets de la technique sur ma chair et mes sens me sont apparus plus importants à étudier que ses faits et méfaits actuels et futurs. Ainsi en suis-je venu à explorer le pouvoir de séduction que l'imprégnation du milieu par la technique exerce sur mon mode de perception. Et de fait, pas une année n'est passée, durant un quart de siècle après que Wilkinson m'eut donné votre livre, Monsieur Ellul, sans que je décèle une propension encore inaperçue à éluder la réalité en servant un Techno-Moloch. L'existence, dans notre société qui se veut système, met hors-jeu les sens par les engins fabriqués pour leur extension, nous empêche de toucher ou d'incorporer le réel et, en plus, nous intègre dans ce système. C'est cette radicale subversion de la sensation qui humilie, et puis remplace la perception. Nous nous livrons à d'atroces débauches de consommation d'images et de sons afin d'anesthésier notre sens de la réalité perdue.
Pour saisir cette humiliation du regard, de l'odorat, du toucher, et pas seulement de l'ouïe, il m'a fallu étudier l'histoire des actes corporels de perception. Ce ne sont pas seulement les certitudes bibliques mais aussi les certitudes médiévales et classiques sur les perceptions sensibles qui ont été à tel point subverties que l'exégèse des textes anciens doit surmonter des obstacles conceptuels mais également physiologiques. Qu'on me permette d'en donner un exemple, certes extrême. S'arracher l'oeil quand l'oeil est scandalisé est un mandat évanglique. C'était un acte qui inspirait toujours l'horreur. Mais il était compréhensible dans un régime du regard sous lequel les yeux mettaient un cône visuel qui, comme un organe lumineux, saisit et embrasse la réalité. Mais de tels yeux animés n'existent plus aujourd'hui que métaphoriquement. Nous ne voyons plus en embrassant la réalité au moyen d'un cône de rayons émis par notre pupille. Le régime du regard selon lequel nous percevons aujourd'hui nous fait accomplir l'acte de voir comme une forme d'enregistrement, par analogie avec les cassettes vido. Ces yeux qui n'embrassent plus la réalité ne valent guère d'être arrachés. Ces yeux iconophages ne servent: - ni à fonder l'espérance sur la lecture biblique; - ni à apercevoir l'horreur du voile technogène qui me sépare du réel; - ni, enfin, à jouir du seul miroir dans lequel je saurais me retrouver, qui est la pupille de l'autre.
La subversion de la parole par l'oeil conquérant a une longue histoire qui fait partie de l'histoire de la technique dans le monde du christianisme. Au Moyen Âge, cette subversion a pris la forme d'un remplacement du livre écrit pour l'écoute par le texte qui s'adresse au regard. Parallèlement à cette mutation technogène des priorités sensorielles s'effectuait la séparation entre la chapelle, lieu de la lecture spirituelle, et l'aula, lieu de la scolastique - une séparation qui marquait la fin d'un millénaire de lectio divina. L'éclipse de la culture des sens. Et, concomitante de cette séparation architectonique entre le lieu de prière et le lieu d'étude, apparut la première - à ma connaissance - institution d'études supérieures, l'Université, dans laquelle la culture de la pensée abstraite éclipse totalement la culture des sens. Ce n'était point tant la disjonction entre fides quaerens intellectum (la théologie) et intellectus quaerens fidem (la philosophie) qu'entre l'ascétisme et l'analyse logique qui a permis l'essor d'une civilisation dans laquelle, Monsieur Ellul, vous eûtes tant de difficulté à vous faire entendre. De celui qui suit le sillon que vous tracez, vous attendez - comme vous venez de nous le dire - une profession de vertu, qui lui donne la volonté et la capacité de poursuivre l'analyse de la réalité dans des conditions que vous venez de dire désespérées, et qui lui font âprement ressentir son impuissance. Je suis profondément convaincu que le réalisme lucide et désabusé auquel vous nous conviez n'est possible que pour ceux qui, en cultivant l'amitié, trouvent la force de manier l'humour. Ce n'est que dans l'humour du Sauveur, souvent évoqué par vous, que nous pourrons tenir bon devant Moloch sous le manteau de Belzbuth, devant le monstre du milieu technologique qui nous consume, ce Seigneur des mouches que nous chassons lorsqu'il s'interpose entre vous et moi. Voilà pourquoi il m'apparaît que nous ne pourrons nous soustraire à la reconquête disciplinée (ce qu'on appelait l'ascèse) de la pratique sensuelle dans une société de mirages technogènes. La préservation des sens, cette promptitude à l'obéissance, ce regard chaste que la règle de saint Benoît oppose à la cupiditas oculorum, me semble la condition fondamentale du renoncement à la technique tant que celle-ci opposera un obstacle définitif à l'amitié.